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La fin sans fin du monde grec

Catastrophes, destructions et transformations 
La ville engloutie, dans Profondeurs marines
La ville engloutie, dans Profondeurs marines

© Adagp, Paris, 2024

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Dans la pensée religieuse polythéiste de la Grèce ancienne, l’idée d’une fin définitive du monde apparaît très tardivement et ne se développe qu’à partir de l’ère chrétienne. Les destructions, fléaux et cataclysmes variés des récits archaïques et classiques impliquent parfois un anéantissement de l’humanité, mais ils n’aboutissent qu’à la fin d’un état ou d’une génération. Plutôt qu’une rupture définitive, ces textes mettent donc en récit la continuité des hommes à travers les changements et l’adversité.

Entre ciel et terre, la destruction du monde humain par la violence de la nature

La force de l’eau

Dans les récits grecs, les catastrophes dont les hommes et leur monde sont victimes sont d’abord des cataclysmes d’ordre naturel envoyés par les dieux. Le motif de la destruction par l’eau notamment, apparaît dans plusieurs traditions locales. La plus ancienne attestation semble en être celle donnée par Pindare, qui dans son Ode olympique à Epharmoste d'Oponte mentionne rapidement l’épisode où la terre aurait été submergée par la force de l’eau. Seuls survivants humains de cet événement, Deucalion et sa femme Pyrrha sont ensuite à l’origine de la nouvelle génération humaine qui repeuple la Grèce.

Le Déluge de Deucalion
Le Déluge de Deucalion |

Bibliothèque nationale de France

Deucalion et Pyrrha repeuplant la Terre
Deucalion et Pyrrha repeuplant la Terre |

Bibliothèque nationale de France

Le cataclysme auquel on fait allusion dans ces sources ne correspond pas exactement au « Déluge » de la Bible, au sens de pluies torrentielles tombées du ciel. Dans le patrimoine mythique et narratif de la Grèce aux époques archaïques et classiques (8e-4e siècles av. J.-C.), les catastrophes naturelles qui ébranlent le monde des hommes dessinent en général un double mouvement, avec des forces qui se déchaînent autant du haut du ciel que du bas de la terre. L’eau tombe des nuages, mais remonte aussi depuis la mer, à cause des secousses violentes de la terre.

La mémoire de quatre destructions

Carte de l’Atlantide d’après Platon et Diodore de Sicile
Carte de l’Atlantide d’après Platon et Diodore de Sicile |

Bibliothèque nationale de France

Un exemple célèbre se trouve dans le Timée de Platon : à la suite de tremblements de terre et d’inondations, l’ancienne ville d’Athènes est détruite, tandis que l’île d’Atlantide disparaît à jamais sous la mer. En lien avec ce passage, dans le Critias le philosophe affirme également que « la configuration de l’acropole (d’Athènes) de cette époque-là était différente de celle d’aujourd’hui. Or une seule nuit de pluies torrentielles en a fait fondre le terrain tout autour, avec des tremblements de terre au même temps que le troisième grand déluge précédant la catastrophe du temps de Deucalion ». 

Si le déluge auquel Platon fait allusion ici est sans doute le même que celui dont il parle dans le Timée, il semblerait que la tradition grecque conserve donc la mémoire d’au moins quatre événements catastrophiques et destructeurs classifiés comme « déluges ». En plus de celui de Deucalion, dernier de la série, et de celui cité par Platon, les sources en indiquent en effet deux autres, associés respectivement aux personnages du roi béotien Ogygès et de Dardanos, roi d’Arcadie qui aurait abandonné cette région à la suite d’un déluge et serait parti s’installer en Asie Mineure, où il fonde la maison royale de la ville de Troie.

Poséidon, force destructrice et créatrice

Poséidon
Poséidon |

Serge Oboukhoff © CNRS-MSH Mondes

C’est souvent Poséidon, et non pas Zeus, qui joue le premier rôle dans les récits mythiques grecs de destruction par l’eau, en tant que divinité liée par excellence à cet élément. La puissance du dieu s’exprime aussi bien à travers le déchaînement des eaux salées de la mer que des tremblements de terre. La duplicité du moyen naturel se reflète donc dans le mode d’action de Poséidon, mais aussi dans le sens ultime de l’action réalisée.

Les historiens d’époque plus tardive rapportent en effet plusieurs traditions associant l’intervention du dieu et le déclenchement de phénomènes violents qui détruisent le paysage naturel tout en lui donnant une forme nouvelle. C’est le cas notamment pour le détroit situé entre la Sicile et le continent, qu’évoquent Diodore de Sicile et Strabon. Selon les versions, en causant des tremblements de terre et des vagues répétées, Poséidon aurait brisé l’isthme les reliant, ou au contraire, il aurait créé le détroit en rapprochant l’île et la terre ferme, auparavant très éloignées entre elles.

Séparer pour unir, détruire pour récréer : l’action du dieu est double et complémentaire ; toute destruction devient une occasion de reconfigurer les choses. De la même manière les récits grecs des cataclysmes « aquatiques » cités plus haut renvoient à une vision de la vie humaine des époques légendaires articulée selon des cycles, chacun se terminant par un déluge – au sens large du terme – à la suite duquel une humanité nouvelle prend place.

Poséidon sur un hippocampe
Poséidon sur un hippocampe |

Serge Oboukhoff © CNRS-MSH Mondes

Les parallèles proche-orientaux et leur reprise hellénistique

Le motif du déluge, bien que présent, reste néanmoins marginal en Grèce archaïque et classique ; il fait écho à la longue tradition de récits de destruction « orageuse » attestés chez les peuples de la Mésopotamie ancienne.

Dans la première moitié du 2e millénaire av. J.-C., le poème akkadien d’Atra-hasis décrit une situation de crise provoquée par la multiplication excessive et disproportionnée des hommes : bien qu’ils aient été créés mortels, leur vie n’a pas de limite préétablie et se prolonge indéfiniment, causant un surpeuplement de la terre. Décidé à résoudre radicalement le problème, le dieu Enlil, chef du panthéon, envoie donc une série de fléaux : épidémie, sécheresse et famine, jusqu’au grand Déluge, dans le but d’anéantir l’humanité.

Tablette du Déluge
Tablette du Déluge |

© The Trustees of the British Museum / CC BY-NC-SA 4.0

Un demi millénaire plus tard, ce récit est intégré dans la version standard du poème narrant les exploits du roi légendaire Gilgamesh, qui part à la recherche du seul survivant de cet ancien cataclysme pour apprendre le secret de son immortalité :

Quand parurent les premières lueurs de l’aube,
Voici qu’une sombre nuée monte à l’horizon.
À l’intérieur, le dieu [de l'orage] Adad ne cesse de gronder [...] ;
le lourd silence du dieu Adad advient dans le ciel
Et change en ténèbres tout ce qui était clair.
Les assises de la terre se brisent comme un vase.
Un jour entier, l’ouragan se déchaîne,
impétueux, il se déchaîne et le Déluge déferle ;
sa violence survient sur les gens comme un cataclysme.

Épopée de Gilgamesh, tr. R. Tournay et A. Shaffer

Le récit mésopotamien du déluge, transmis et adapté à travers les siècles, voire les millénaires, réapparaît à l’époque hellénistique dans les Babyloniaka de Bérose, prêtre babylonien du dieu Bel-Marduk qui écrit cet ouvrage en grec à la demande du roi Antiochos Ier dans la première moitié du 3e siècle av. J.-C. L’œuvre étant en grande partie perdue, les passages concernant le récit du déluge sont relatés par les historiens Alexandre Polyhistor et Abydène au cours du 1er siècle av. J.-C.

La destruction de l’homme par l’homme : guerre et déchirement social

L’humanité victime des guerres

Le siège de Troie
Le siège de Troie |

© Bibliothèque nationale de France

Le deuxième type de pensée eschatologique dans les récits grecs concerne la destruction de l’humanité par les hommes eux-mêmes. Elle peut se réaliser tout d’abord à travers des conflits armés : dans les Chants Cypriens, œuvre perdue en douze chants sur l’histoire de la guerre de Troie (7e - 6e siècle av. J.-C.), on raconte que « comme elle était alourdie par la multitude des hommes, et ceux-ci ne faisaient preuve d’aucune pitié, Terre demanda à Zeus d’être déchargée de ce fardeau ». Zeus fit alors en sorte de provoquer d’abord la guerre de Thèbes, puis celle de Troie, qui réduisirent de beaucoup le nombre des hommes et causèrent la fin de la génération des héros, sans que l’humanité ne soit pour autant complètement anéantie.

Mais au-delà de ces guerres épiques et extrêmement célèbres, menées contre des ennemis extérieurs, un cas moins évident est celui des conflits internes à la communauté, menant à la guerre civile. Le récit d’Hésiode sur les cinq générations de l’humanité, enchâssé dans le poème Les Travaux et les jours, en fournit l’un des exemples les plus significatifs.

Les générations des hommes d’or, d’argent et de bronze, puis celle des héros, se succèdent sur terre pour ensuite disparaître à jamais, selon une perspective cyclique similaire à celle des mythes du déluge : les hommes d’or, vivant au temps du règne de Kronos, terminent doucement leur vie, car « ils mouraient comme vaincus par un sommeil » pour devenir ensuite « gardiens des mortels », tandis que les hommes d’argent sont engloutis sous terre par décision de Zeus, car ils ne rendent pas hommage aux dieux. En revanche, les hommes de bronze et les héros disparaissent à cause de leur activité belliqueuse : les premiers, emportés par leur violence démesurée, finissent par s’entretuer, alors que les deuxièmes meurent dans des conflits extérieurs, « dans la dure guerre et dans la mêlée douloureuse, les uns devant les murs de Thèbes aux sept portes [...] ; les autres au-delà de l’abîme marin, à Troie ».

Le bouleversement de la société

Le père alors ne sera plus en accord avec ses fils ni les fils avec leur père, ni l’hôte avec l’hôte et l’ami avec l’ami, ni le frère avec son frère, comme c’était auparavant. 

Hésiode, Les Travaux et les jours, fin du 8e siècle av. J.-C., tr. Paul Mazon (modifiée)

L’Âge de fer
L’Âge de fer |

© Archives Alinari, Florence, Dist. GrandPalaisRmn / Georges Tatge

Dans le cas de la cinquième et dernière génération, celle des hommes de fer, la décision, prise une fois de plus par Zeus, d’anéantir cette humanité se réalise à travers le déchirement de la trame sociale.

Loin des catastrophes naturelles et des combats, la destruction du monde humain s’exprime ici par la distorsion des équilibres et des liens de solidarité sur lesquels se fonde et se maintient la cohésion sociale. La vie humaine en est traumatisée dans ses formes d’organisation les plus élémentaires : les liens familiaux, le respect entre hommes égaux et envers les dieux, les rôles dans l’échelle des valeurs de la société et de la justice. Le « déluge » prend ici la forme d’un bouleversement des relations humaines.

La fin du monde par le déchirement de la société

Hésiode, Les Travaux et les Jours
Le père alors ne sera plus en accord avec ses fils ni les fils avec leur père,
ni l’hôte avec...
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Toutefois, l’humanité de la Grèce ancienne ne conçoit pas pour autant sa propre fin comme totale. Hésiode transmet au bout du compte un message d’espoir positif : les destructions évoquées font apparaître en creux ce qui « fait société » et le poème donne par la suite toutes les indications à suivre pour que les hommes ne s’anéantissent pas d’eux-mêmes. Ce faisant, il illustre une fois de plus une dialectique de la destruction et de la construction, dans laquelle la responsabilité passe du plan divin à l’humain : en opposition à l’univers harmonieux du règne de Zeus décrit dans la Théogonie, les hommes du présent historique des Travaux et les jours sont désormais responsables de l’équilibre de leur monde, qu’ils doivent construire et veiller à préserver.

Provenance

Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.

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