-
Article
Les imaginaires de la fin des temps
-
Article
L'« apocalypse » indienne
-
Article
La fin du monde dans le zoroastrisme
-
Article
Les Apocalypses en Chine
-
Article
La fin du monde selon les Mésoaméricains
-
Article
La fin sans fin du monde grec
-
Article
La fin du monde dans la mythologie nordique
-
Article
Les apocalypses juives
-
Article
Le texte de l’Apocalypse de Jean et ses interprétations
-
Article
La fin du monde dans l'islam
-
Article
Prophètes et prophétismes
La fin sans fin du monde grec

© Adagp, Paris, 2024
La ville engloutie, dans Profondeurs marines
Cette représentation d’une ville totalement engloutie, où les méduses, les étoiles de mer et toutes sortes de poissons évoluent autour des symboles d’une grande cité - immeubles, statue équestre, collines environnantes - fait partie d’un ensemble de huit aquarelles réalisées par Chapelain-Midy (1904-1992) pour l’édition de 1965 de la Liste des grands vins que les établissements Nicolas ont éditée de 1927 à 1973. Cet ensemble, intitulé Profondeurs marines et réalisé par l’imprimerie Draeger frères de Montrouge avec une typographie et une mise en pages d’Alfred Latour, comprend : « Le corail », « La ville engloutie », « Le ballet des sirènes », « La pêche miraculeuse », « Le cimetière marin », « La pieuvre bleue », « Grands fonds », « La méduse ».
© Adagp, Paris, 2024
Entre ciel et terre, la destruction du monde humain par la violence de la nature
La force de l’eau
Dans les récits grecs, les catastrophes dont les hommes et leur monde sont victimes sont d’abord des cataclysmes d’ordre naturel envoyés par les dieux. Le motif de la destruction par l’eau notamment, apparaît dans plusieurs traditions locales. La plus ancienne attestation semble en être celle donnée par Pindare, qui dans son Ode olympique à Epharmoste d'Oponte mentionne rapidement l’épisode où la terre aurait été submergée par la force de l’eau. Seuls survivants humains de cet événement, Deucalion et sa femme Pyrrha sont ensuite à l’origine de la nouvelle génération humaine qui repeuple la Grèce.

Le Déluge de Deucalion
Les Métamorphoses d'Ovide reprennent le mythe du Déluge tel que raconté par le poète grec Pindare dans son Ode olympique. Submergée par la force de l'eau, la terre voit tous ses habitants mourir, à l'exception de Deucalion et de sa femme Pyrrha.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France

Deucalion et Pyrrha repeuplant la Terre
Unique rescapés d’un déluge lancé par un Zeus furieux du mauvais accueil reçu sur terre, Deucalion et Pyrrha font renaître l’humanité en lançant des os sur la terre. L’histoire, racontée par Apollodore dans sa Bibliothèque, est ensuite reprise par le poète latin Ovide dans ses Métamorphoses.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Le cataclysme auquel on fait allusion dans ces sources ne correspond pas exactement au « Déluge » de la Bible, au sens de pluies torrentielles tombées du ciel. Dans le patrimoine mythique et narratif de la Grèce aux époques archaïques et classiques (8e-4e siècles av. J.-C.), les catastrophes naturelles qui ébranlent le monde des hommes dessinent en général un double mouvement, avec des forces qui se déchaînent autant du haut du ciel que du bas de la terre. L’eau tombe des nuages, mais remonte aussi depuis la mer, à cause des secousses violentes de la terre.
La mémoire de quatre destructions

Carte de l’Atlantide d’après Platon et Diodore de Sicile
Évoquée par Platon dans le Timée et dans le Critias, l’Atlantide a soulevé de nombreuses questions au fil des siècles. S’agit-il d’une simple invention philosophique, à l’image de l’utopie de Thomas More, ou de la mémoire d’une île engloutie qui aurait réellement existé ?
Au 16e siècle, l’arrivée des navigateurs européens en Amérique relance les hypothèses : le philosophe pouvait-il avoir eu connaissance de ce vaste continent ? En contradiction avec le texte de Platon, qui précise qu’elle se situait à l’ouest des colonnes d’Hercule, d’autres érudits postulent une localisation au coeur de la Méditerranée, comme le représente cette carte du 18e siècle.
Bibliothèque nationale de France
Bibliothèque nationale de France
Si le déluge auquel Platon fait allusion ici est sans doute le même que celui dont il parle dans le Timée, il semblerait que la tradition grecque conserve donc la mémoire d’au moins quatre événements catastrophiques et destructeurs classifiés comme « déluges ». En plus de celui de Deucalion, dernier de la série, et de celui cité par Platon, les sources en indiquent en effet deux autres, associés respectivement aux personnages du roi béotien Ogygès et de Dardanos, roi d’Arcadie qui aurait abandonné cette région à la suite d’un déluge et serait parti s’installer en Asie Mineure, où il fonde la maison royale de la ville de Troie.
Poséidon, force destructrice et créatrice

Poséidon
Le dieu de la mer grec est ici représenté comme un homme athlétique, et barbu. Il est facilement identifiable à ses attributs : le trident et le poisson.
Serge Oboukhoff © CNRS-MSH Mondes
Serge Oboukhoff © CNRS-MSH Mondes
Les historiens d’époque plus tardive rapportent en effet plusieurs traditions associant l’intervention du dieu et le déclenchement de phénomènes violents qui détruisent le paysage naturel tout en lui donnant une forme nouvelle. C’est le cas notamment pour le détroit situé entre la Sicile et le continent, qu’évoquent Diodore de Sicile et Strabon. Selon les versions, en causant des tremblements de terre et des vagues répétées, Poséidon aurait brisé l’isthme les reliant, ou au contraire, il aurait créé le détroit en rapprochant l’île et la terre ferme, auparavant très éloignées entre elles.
Séparer pour unir, détruire pour récréer : l’action du dieu est double et complémentaire ; toute destruction devient une occasion de reconfigurer les choses. De la même manière les récits grecs des cataclysmes « aquatiques » cités plus haut renvoient à une vision de la vie humaine des époques légendaires articulée selon des cycles, chacun se terminant par un déluge – au sens large du terme – à la suite duquel une humanité nouvelle prend place.

Poséidon sur un hippocampe
Sur cette intaille de cornaline, Poséidon chevauche un hippocampe. Le dieu, barbu, est vêtu d'une chlamyde nouée autour des épaules et volant au vent derrière lui. Il tient d'une main le trident et de l'autre la bride de l'animal.
Serge Oboukhoff © CNRS-MSH Mondes
Serge Oboukhoff © CNRS-MSH Mondes
Les parallèles proche-orientaux et leur reprise hellénistique
Le motif du déluge, bien que présent, reste néanmoins marginal en Grèce archaïque et classique ; il fait écho à la longue tradition de récits de destruction « orageuse » attestés chez les peuples de la Mésopotamie ancienne.
Dans la première moitié du 2e millénaire av. J.-C., le poème akkadien d’Atra-hasis décrit une situation de crise provoquée par la multiplication excessive et disproportionnée des hommes : bien qu’ils aient été créés mortels, leur vie n’a pas de limite préétablie et se prolonge indéfiniment, causant un surpeuplement de la terre. Décidé à résoudre radicalement le problème, le dieu Enlil, chef du panthéon, envoie donc une série de fléaux : épidémie, sécheresse et famine, jusqu’au grand Déluge, dans le but d’anéantir l’humanité.

Tablette du Déluge
La plus ancienne référence écrite à un événement cataclysmique ayant dévasté l’humanité prend place sur des tablettes d’argile : il s’agit du déluge relaté dans l’Épopée de Gilgamesh. Ce texte très populaire dans la Mésopotamie antique a subi de nombreuses transformations au fil des siècles, et plusieurs versions différentes peuvent en être suivies.
Cette tablette constituée de plusieurs fragments assemblées, parfois appelée tablette du Déluge, relate la version babylo-assyrienne du mythe. Provenant du palais de Ninive, elle appartenait à la bibliothèque du roi Assurbanipal, qui possédait probablement l’ensemble du mythe copié sur une série de tablettes identiques. Celle-ci est la onzième. Elle est rédigée en langue néoassyrienne et en écriture cunéiforme.
Le Déluge tel que raconté dans l’Épopée de Gilgamesh présente de nombreuses similitudes avec celui relate par la Bible, dont il partage notamment le motif de l’arche. Pour cette raison, le déchiffrement de cette tablette en 1872 par George Smith, alors conservateur au British Museum, a provoqué une grande sensation.
© The Trustees of the British Museum / CC BY-NC-SA 4.0
© The Trustees of the British Museum / CC BY-NC-SA 4.0
Un demi millénaire plus tard, ce récit est intégré dans la version standard du poème narrant les exploits du roi légendaire Gilgamesh, qui part à la recherche du seul survivant de cet ancien cataclysme pour apprendre le secret de son immortalité :
Quand parurent les premières lueurs de l’aube,
Voici qu’une sombre nuée monte à l’horizon.
À l’intérieur, le dieu [de l'orage] Adad ne cesse de gronder [...] ;
le lourd silence du dieu Adad advient dans le ciel
Et change en ténèbres tout ce qui était clair.
Les assises de la terre se brisent comme un vase.
Un jour entier, l’ouragan se déchaîne,
impétueux, il se déchaîne et le Déluge déferle ;
sa violence survient sur les gens comme un cataclysme.
Le récit mésopotamien du déluge, transmis et adapté à travers les siècles, voire les millénaires, réapparaît à l’époque hellénistique dans les Babyloniaka de Bérose, prêtre babylonien du dieu Bel-Marduk qui écrit cet ouvrage en grec à la demande du roi Antiochos Ier dans la première moitié du 3e siècle av. J.-C. L’œuvre étant en grande partie perdue, les passages concernant le récit du déluge sont relatés par les historiens Alexandre Polyhistor et Abydène au cours du 1er siècle av. J.-C.
La destruction de l’homme par l’homme : guerre et déchirement social
L’humanité victime des guerres

Le siège de Troie
Cette oenoché est une cruche destinée au service du vin. Remontant à la fin du 7e siècle av. J.-C., elle représente sur son épaule le siège de la ville de Troie, tel que raconté par les poètes grecs. À gauche est figuré un cheval, duquel descendent plusieurs guerriers. Des hoplites, un char et un cavalier s’affrontent aux pieds des murs de la ville. Derrrière celui-ci, doté de trois rangées de pierres et crénelé, apparaissent les assiégés : deux femmes (?), à l’œil rehaussé de rouge et un homme, à l’œil peint en noir. À droite, paraissant s’enfuir de la ville, un homme tenant un bâton et une femme, aux costumes richement décorés, sont accompagnés de deux enfants. Peut-être s'agit-il d'Anchise et sa belle-fille Créuse. Sur la panse, le décor mêle aux animaux imaginaires ou réels des motifs végétaux et géométriques.
© Bibliothèque nationale de France
© Bibliothèque nationale de France
Mais au-delà de ces guerres épiques et extrêmement célèbres, menées contre des ennemis extérieurs, un cas moins évident est celui des conflits internes à la communauté, menant à la guerre civile. Le récit d’Hésiode sur les cinq générations de l’humanité, enchâssé dans le poème Les Travaux et les jours, en fournit l’un des exemples les plus significatifs.
Les générations des hommes d’or, d’argent et de bronze, puis celle des héros, se succèdent sur terre pour ensuite disparaître à jamais, selon une perspective cyclique similaire à celle des mythes du déluge : les hommes d’or, vivant au temps du règne de Kronos, terminent doucement leur vie, car « ils mouraient comme vaincus par un sommeil » pour devenir ensuite « gardiens des mortels », tandis que les hommes d’argent sont engloutis sous terre par décision de Zeus, car ils ne rendent pas hommage aux dieux. En revanche, les hommes de bronze et les héros disparaissent à cause de leur activité belliqueuse : les premiers, emportés par leur violence démesurée, finissent par s’entretuer, alors que les deuxièmes meurent dans des conflits extérieurs, « dans la dure guerre et dans la mêlée douloureuse, les uns devant les murs de Thèbes aux sept portes [...] ; les autres au-delà de l’abîme marin, à Troie ».
Le bouleversement de la société
Le père alors ne sera plus en accord avec ses fils ni les fils avec leur père, ni l’hôte avec l’hôte et l’ami avec l’ami, ni le frère avec son frère, comme c’était auparavant.

L’Âge de fer
Cette fresque provient du décor des appartements royaux du Palais Pitti. Commandée par le grand-duc Ferdinand II de Médicis, elle s’inscrit dans un cycle de quatre panneaux représentant quatre âges de l’humanité tels que décrits par Ovide dans les Métamorphoses : âge d’or, âge d’argent, âge de bronze et âge de fer. Ce dernier, le plus violent des quatre, se caractérise par sa violence et le déchirement des liens sociaux. Le poète latin s’inspire largement, pour sa description, de son prédécesseur grec Hésiode, qui décrit l’évolution de l’humanité selon cinq âges, tous promis à une fin.
Pietro da Cortona, dit aussi Pierre de Cortone, fait partie des grands peintres baroques de la première moitié du 17e siècle. Si le thème provient sans doute d’un programme iconographique antérieur élaboré par Michel-Ange, le style des fresques tranche avec celui alors en usage à Florence. Inspiré par les innovations romaines et vénitienne, mais aussi peut-être par Rubens, le peintre introduit ainsi dans la cité des Médicis une nouvelle manière de peindre.
© Archives Alinari, Florence, Dist. GrandPalaisRmn / Georges Tatge
© Archives Alinari, Florence, Dist. GrandPalaisRmn / Georges Tatge
Loin des catastrophes naturelles et des combats, la destruction du monde humain s’exprime ici par la distorsion des équilibres et des liens de solidarité sur lesquels se fonde et se maintient la cohésion sociale. La vie humaine en est traumatisée dans ses formes d’organisation les plus élémentaires : les liens familiaux, le respect entre hommes égaux et envers les dieux, les rôles dans l’échelle des valeurs de la société et de la justice. Le « déluge » prend ici la forme d’un bouleversement des relations humaines.
La fin du monde par le déchirement de la société
Le père alors ne sera plus en accord avec ses fils ni les fils avec leur père,Lire l'extrait
ni l’hôte avec...
Toutefois, l’humanité de la Grèce ancienne ne conçoit pas pour autant sa propre fin comme totale. Hésiode transmet au bout du compte un message d’espoir positif : les destructions évoquées font apparaître en creux ce qui « fait société » et le poème donne par la suite toutes les indications à suivre pour que les hommes ne s’anéantissent pas d’eux-mêmes. Ce faisant, il illustre une fois de plus une dialectique de la destruction et de la construction, dans laquelle la responsabilité passe du plan divin à l’humain : en opposition à l’univers harmonieux du règne de Zeus décrit dans la Théogonie, les hommes du présent historique des Travaux et les jours sont désormais responsables de l’équilibre de leur monde, qu’ils doivent construire et veiller à préserver.
Provenance
Cet article a été rédigé dans le cadre de l'exposition Apocalypse, hier et demain présentée à la BnF du 4 février au 8 juin 2025.
Lien permanent
ark:/12148/mm53nzth05h