Découvrir, comprendre, créer, partager

Livre à feuilleter

Le Roman de la Rose
 

Roman de la rose couverture recto
Le format de l'image est incompatible
Contre-plat supérieur avec la cote du manuscrit
 

Contre-plat supérieur avec la cote du manuscrit
 

Plus de détails sur la page

La cote du manuscrit
L'intérieur de la reliure est doublé d'une page de garde en papier marbré. On peut y lire la « cote » du document, qui indique son classement dans les collections de la Bibliothèque : il s'agit du manuscrit Français 12595.

Le papier marbré
Collée contre le plat intérieur de la reliure, cette page de garde est faite de papier marbré, c’est-à-dire d’un papier étendu sur la surface d’une eau gommée sur laquelle flottent des couleurs formant des dessins. D’origine orientale, la technique de marbrure fut très employée en France à partir des années 1640 pour la reliure des livres.

Contre-plat supérieur avec la cote du manuscrit
 
Page de garde en papier marbré
 

Page de garde en papier marbré
 

Page de garde en papier marbré
 
Contre-plat supérieur avec la cote du manuscrit
 

Contre-plat supérieur avec la cote du manuscrit
 

Plus de détails sur la page

La cote du manuscrit
L'intérieur de la reliure est doublé d'une page de garde en papier marbré. On peut y lire la « cote » du document, qui indique son classement dans les collections de la Bibliothèque : il s'agit du manuscrit Français 12595.

Le papier marbré
Collée contre le plat intérieur de la reliure, cette page de garde est faite de papier marbré, c’est-à-dire d’un papier étendu sur la surface d’une eau gommée sur laquelle flottent des couleurs formant des dessins. D’origine orientale, la technique de marbrure fut très employée en France à partir des années 1640 pour la reliure des livres.

Contre-plat supérieur avec la cote du manuscrit
 
Page de garde en papier marbré
 

Page de garde en papier marbré
 

Page de garde en papier marbré
 
Page de garde en parchemin
 

Page de garde en parchemin
 

Plus de détails sur la page

Le parchemin
Au Moyen Âge, les manuscrits sont pour la plupart copiés sur du parchemin. C'est une peau animale, le plus souvent de mouton, soigneusement préparée pour recevoir l'écriture. Mais le parchemin reste un produit de grand luxe : près de 300 peaux de moutons sont nécessaires pour un manuscrit, parfois bien davantage. Le papier ne se répandra en Europe qu'à la fin du 13° siècle.

Page de garde en parchemin
 
Fol 1 : Page de frontispice – Le songe de l'Amant
 

Fol 1 : Page de frontispice – Le songe de l'Amant
 

Plus de détails sur la page

Guillaume de Lorris
On ignore tout de celui qui a écrit les 4000 premiers vers du Roman de la Rose. Sans doute est-ce une œuvre de jeunesse, puisqu'au moment où il écrit, le poète nous dit que se réalise un rêve fait il y a cinq ans, quand il avait vingt ans. Son nom nous est connu par le second auteur, Jean Chopinel dit Jean de Meun, qui cite son prédécesseur en même temps que lui-même : « Ci finit ce que maître Guillaume de Lorris fit de ce livre et commence ce que maître Jean Chopinel fit. »


Dès les premiers vers, le poète nous livre son ambition, faire un art d'aimer à la manière d'Ovide, détaillant tous les codes de l'amour courtois : « c'est le Roman de la Rose, où l'art d'amour est tout enclose ». A la fois auteur et narrateur, le poète est l'Acteur du récit qui, sous le nom de l'Amant, voue son existence à la quête de la beauté et de la perfection, figurée par la Rose, sa bien-aimée. Aussi, dans la peinture du frontispice, est-ce lui-même qui dort dans son lit, et dont le songe se matérialise : alors qu'une nuit, il rêve d'un matin de mai, le poète se lève, s'habille et se lave les mains. Il enfile une aiguille pour lacer sa manche quand lui prend l'envie de sortir de la ville pour entendre le chant des oiseaux. Il se dirige vers une rivière pour s'y rafraîchir. Au loin, on aperçoit le mur crénelé clôturant le jardin où se trouve la Rose…

A travers cette fiction d'un songe, Guillaume de Lorris invente une forme narrative nouvelle, en adaptant le procédé de l'allégorie hérité des Anciens à la lyrique du grand chant courtois.

 

Ici commence le Roman de la Rose
Maintes gens disent que les songes
Ne sont que fables et mensonges ;
Mais on peut tel songe songer
Qui ne soit pas certes mensonger,
Et par la suite vrai se trouve.
Moult évidence en est la preuve
Dans la fameuse vision
Advenue au roi Scipion.
Dont Macrobe écrivit l'histoire ;
Car aux songes il daignait croire.
Bien plus, si quelqu'un pense ou dit
Que soit sottise folie ou fol esprit
De croire qu'ils se réalisent,
Eh bien que ceux-là fol me disent ;
Car je crois, moi, sincèrement
Qu'un songe est l'avertissement
Des biens et des maux qui nous attendent ;
Et maints avoir songé prétendent
———
La nuit choses confusément,
Qu'on voit ensuite clairement.
...

Fol 1 : Page de frontispice – Le songe de l'Amant
 
Page de garde en parchemin
 

Page de garde en parchemin
 

Plus de détails sur la page

Le parchemin
Au Moyen Âge, les manuscrits sont pour la plupart copiés sur du parchemin. C'est une peau animale, le plus souvent de mouton, soigneusement préparée pour recevoir l'écriture. Mais le parchemin reste un produit de grand luxe : près de 300 peaux de moutons sont nécessaires pour un manuscrit, parfois bien davantage. Le papier ne se répandra en Europe qu'à la fin du 13° siècle.

Page de garde en parchemin
 
Fol 1 : Page de frontispice – Le songe de l'Amant
 

Fol 1 : Page de frontispice – Le songe de l'Amant
 

Plus de détails sur la page

Guillaume de Lorris
On ignore tout de celui qui a écrit les 4000 premiers vers du Roman de la Rose. Sans doute est-ce une œuvre de jeunesse, puisqu'au moment où il écrit, le poète nous dit que se réalise un rêve fait il y a cinq ans, quand il avait vingt ans. Son nom nous est connu par le second auteur, Jean Chopinel dit Jean de Meun, qui cite son prédécesseur en même temps que lui-même : « Ci finit ce que maître Guillaume de Lorris fit de ce livre et commence ce que maître Jean Chopinel fit. »


Dès les premiers vers, le poète nous livre son ambition, faire un art d'aimer à la manière d'Ovide, détaillant tous les codes de l'amour courtois : « c'est le Roman de la Rose, où l'art d'amour est tout enclose ». A la fois auteur et narrateur, le poète est l'Acteur du récit qui, sous le nom de l'Amant, voue son existence à la quête de la beauté et de la perfection, figurée par la Rose, sa bien-aimée. Aussi, dans la peinture du frontispice, est-ce lui-même qui dort dans son lit, et dont le songe se matérialise : alors qu'une nuit, il rêve d'un matin de mai, le poète se lève, s'habille et se lave les mains. Il enfile une aiguille pour lacer sa manche quand lui prend l'envie de sortir de la ville pour entendre le chant des oiseaux. Il se dirige vers une rivière pour s'y rafraîchir. Au loin, on aperçoit le mur crénelé clôturant le jardin où se trouve la Rose…

A travers cette fiction d'un songe, Guillaume de Lorris invente une forme narrative nouvelle, en adaptant le procédé de l'allégorie hérité des Anciens à la lyrique du grand chant courtois.

 

Ici commence le Roman de la Rose
Maintes gens disent que les songes
Ne sont que fables et mensonges ;
Mais on peut tel songe songer
Qui ne soit pas certes mensonger,
Et par la suite vrai se trouve.
Moult évidence en est la preuve
Dans la fameuse vision
Advenue au roi Scipion.
Dont Macrobe écrivit l'histoire ;
Car aux songes il daignait croire.
Bien plus, si quelqu'un pense ou dit
Que soit sottise folie ou fol esprit
De croire qu'ils se réalisent,
Eh bien que ceux-là fol me disent ;
Car je crois, moi, sincèrement
Qu'un songe est l'avertissement
Des biens et des maux qui nous attendent ;
Et maints avoir songé prétendent
———
La nuit choses confusément,
Qu'on voit ensuite clairement.
...

Fol 1 : Page de frontispice – Le songe de l'Amant
 
Fol.1v

Fol.1v

Plus de détails sur la page


J'avais vingt ans ; c'est à cet âge
Qu'Amour prend son droit de péage
Sur les jeunes coeurs. Sur mon lit
Étendu j'étais une nuit,
Et dormais d'un sommeil paisible.
Lors je vis un songe indicible,
En mon sommeil, qui moult me plut ;
Mais nulle chose n'apparut
Qui ne m'advint tout dans la suite,
Comme en ce songe fut prédite.
Or veux ce songe rimailler
Pour vos coeurs plus faire égayer ;
Amour m'en prie et me commande ;
Et si nul ou nulle demande
Sous quel nom je veux annoncer
Ce Roman qui va commencer :
C'est le roman de Rose
Où l'art d'Amour est toute enclose.
La matière de ce Roman
Est bonne et neuve assurément ;
Mon Dieu ! que d'un bon oeil le voie
Et que le reçoive avec joie
Celle pour qui je l'entrepris ;
C'est celle qui tant a de prix
Et tant est digne d'être aimée,
Qu'elle doit Rose être nommée.
Il est bien de cela cinq ans ;
C'était en mai, amoureux temps
Où tout sur la terre s'égaie ;
Car on ne voit buisson ni haie
Qui ne se veuille en mai fleurir
Et de jeune feuille couvrir.
Les bois secs tant que l'hiver dure
En mai recouvrent leur verdure ;
Lors oubliant la pauvreté
Où elle a tout l'hiver été,
La terre s'éveille arrosée
Par la bienfaisante rosée.
La vaniteuse, il faut la voir,
Elle veut robe neuve avoir ;
De mille nuances, pour plaire,
Robe superbe sait se faire,
Avec l'herbe verte, des fleurs
Mariant les belles couleurs.
C'est cette robe que la terre
A mon avis, toujours préfère.
Les oiselets silencieux
Par le temps sombre et pluvieux,
Et tant que sévit la froidure
Sont en mai, quant rit la nature,
Si gais, qu'ils montrent en chantant
Que leur coeur a d'ivresse tant
Qu'il leur convient chanter par force.
Le rossignol alors s'efforce
De faire noise et de chanter,
Lors de jouer, de caqueter
Le perroquet et la calandre ;
Lors des jouvenceaux le coeur tendre
S'égaie et devient amoureux
Pour le temps bel et doucereux.
Quand il entend sous la ramée
La tendre et gazouillante armée
Qui n'aime, il a le coeur trop dur !
En ce temps enivrant et pur
Qui l'amour fait partout éclore,
Une nuit, m'en souvient encore,
Je songeai qu'il était matin ;
De mon lit je sautai soudain
Je me chaussai, puis d'une eau pure
Lavai mes mains et ma figure ;
Je pris une aiguille d'argent
———
Que je garnis de fine laine,
Puis je partis parmi la plaine
Ecouter les douces chansons
Des oiselets dans les buissons
Qui fêtaient la saison nouvelle.
...

Fol.1v
Fol. 2 : Figure allégorique de la Haine
 

Fol. 2 : Figure allégorique de la Haine
 

Plus de détails sur la page

L'allégorie
Sur le mur d'enceinte du jardin du Plaisir, l'Amant découvre dix figures allégoriques qui en sont les gardiennes : Haine, Félonie, Vilenie, Convoitise, Avarice, Envie, Tristesse, Papelardise (l'hypocrisie), Pauvreté et Vieillesse. Représentation d'une notion abstraite, l'allégorie est très fréquente dans la littérature et l'art médiévaux. Ici, le procédé prend une valeur essentielle en s'incarnant dans des personnages mystérieux rencontrés par l'Amant, tels Bel-Accueil, Danger, Doux-Regard ou Faux-Semblant. Ce sont autant de personnifications des sentiments, des âges de la vie, des qualités et des défauts, des passions et des faiblesses qui nous caractérisent.


Quand je fus à quelque distance,
J'aperçus un verger immense
Tout clos d'un haut mur crénelé,
Par dehors peint et ciselé
De maintes riches écritures.
Les images et les peintures
Je pus à mon aise admirer ;
Or, je vais peindre et vous narrer
De ces images la semblance
Telle qu'en ai la souvenance.


Haine [ Enluminure]


Au milieu la Haine se dressait.
Tout d'abord en elle on sentait
Grande source de jalousie,
De courroux et de frénésie.
Elle me parut de poison
Pleine et de noire trahison.
Cette image mal atournée
A les traits d'une forcenée,
Un laid visage tout froncé,
Le nez petit et retroussé,
Puis, enfin, elle s'entortille
D'une hideuse souquenille.
Qui plus hideuse encor la rend.

Fol. 2 : Figure allégorique de la Haine
 
Fol.1v

Fol.1v

Plus de détails sur la page


J'avais vingt ans ; c'est à cet âge
Qu'Amour prend son droit de péage
Sur les jeunes coeurs. Sur mon lit
Étendu j'étais une nuit,
Et dormais d'un sommeil paisible.
Lors je vis un songe indicible,
En mon sommeil, qui moult me plut ;
Mais nulle chose n'apparut
Qui ne m'advint tout dans la suite,
Comme en ce songe fut prédite.
Or veux ce songe rimailler
Pour vos coeurs plus faire égayer ;
Amour m'en prie et me commande ;
Et si nul ou nulle demande
Sous quel nom je veux annoncer
Ce Roman qui va commencer :
C'est le roman de Rose
Où l'art d'Amour est toute enclose.
La matière de ce Roman
Est bonne et neuve assurément ;
Mon Dieu ! que d'un bon oeil le voie
Et que le reçoive avec joie
Celle pour qui je l'entrepris ;
C'est celle qui tant a de prix
Et tant est digne d'être aimée,
Qu'elle doit Rose être nommée.
Il est bien de cela cinq ans ;
C'était en mai, amoureux temps
Où tout sur la terre s'égaie ;
Car on ne voit buisson ni haie
Qui ne se veuille en mai fleurir
Et de jeune feuille couvrir.
Les bois secs tant que l'hiver dure
En mai recouvrent leur verdure ;
Lors oubliant la pauvreté
Où elle a tout l'hiver été,
La terre s'éveille arrosée
Par la bienfaisante rosée.
La vaniteuse, il faut la voir,
Elle veut robe neuve avoir ;
De mille nuances, pour plaire,
Robe superbe sait se faire,
Avec l'herbe verte, des fleurs
Mariant les belles couleurs.
C'est cette robe que la terre
A mon avis, toujours préfère.
Les oiselets silencieux
Par le temps sombre et pluvieux,
Et tant que sévit la froidure
Sont en mai, quant rit la nature,
Si gais, qu'ils montrent en chantant
Que leur coeur a d'ivresse tant
Qu'il leur convient chanter par force.
Le rossignol alors s'efforce
De faire noise et de chanter,
Lors de jouer, de caqueter
Le perroquet et la calandre ;
Lors des jouvenceaux le coeur tendre
S'égaie et devient amoureux
Pour le temps bel et doucereux.
Quand il entend sous la ramée
La tendre et gazouillante armée
Qui n'aime, il a le coeur trop dur !
En ce temps enivrant et pur
Qui l'amour fait partout éclore,
Une nuit, m'en souvient encore,
Je songeai qu'il était matin ;
De mon lit je sautai soudain
Je me chaussai, puis d'une eau pure
Lavai mes mains et ma figure ;
Je pris une aiguille d'argent
———
Que je garnis de fine laine,
Puis je partis parmi la plaine
Ecouter les douces chansons
Des oiselets dans les buissons
Qui fêtaient la saison nouvelle.
...

Fol.1v
Fol. 2 : Figure allégorique de la Haine
 

Fol. 2 : Figure allégorique de la Haine
 

Plus de détails sur la page

L'allégorie
Sur le mur d'enceinte du jardin du Plaisir, l'Amant découvre dix figures allégoriques qui en sont les gardiennes : Haine, Félonie, Vilenie, Convoitise, Avarice, Envie, Tristesse, Papelardise (l'hypocrisie), Pauvreté et Vieillesse. Représentation d'une notion abstraite, l'allégorie est très fréquente dans la littérature et l'art médiévaux. Ici, le procédé prend une valeur essentielle en s'incarnant dans des personnages mystérieux rencontrés par l'Amant, tels Bel-Accueil, Danger, Doux-Regard ou Faux-Semblant. Ce sont autant de personnifications des sentiments, des âges de la vie, des qualités et des défauts, des passions et des faiblesses qui nous caractérisent.


Quand je fus à quelque distance,
J'aperçus un verger immense
Tout clos d'un haut mur crénelé,
Par dehors peint et ciselé
De maintes riches écritures.
Les images et les peintures
Je pus à mon aise admirer ;
Or, je vais peindre et vous narrer
De ces images la semblance
Telle qu'en ai la souvenance.


Haine [ Enluminure]


Au milieu la Haine se dressait.
Tout d'abord en elle on sentait
Grande source de jalousie,
De courroux et de frénésie.
Elle me parut de poison
Pleine et de noire trahison.
Cette image mal atournée
A les traits d'une forcenée,
Un laid visage tout froncé,
Le nez petit et retroussé,
Puis, enfin, elle s'entortille
D'une hideuse souquenille.
Qui plus hideuse encor la rend.

Fol. 2 : Figure allégorique de la Haine
 
Fol. 2v : Figures allégoriques — Félonie — Convoitise — Avarice

Fol. 2v : Figures allégoriques — Félonie — Convoitise — Avarice

Plus de détails sur la page

...
A gauche est sur le même rang,
De même taille, une autre image ;
———
Tout au dessus de son visage


Félonie [ Enluminure]


Félonie est son nom gravé.
Une autre image j'ai trouvé
Sur la droite. C'est Vilenie
Avec elles en harmonie :
Même aspect hideux, repoussant ;
Du premier coup d'oeil on pressent
Une créature orgueilleuse
Et médisante et rancuneuse.
Celui qui peignit ces tableaux
Savamment maniait pinceaux,
Car bien semblait chose vilaine
De douleur et de dépit pleine,
Et femme qui petit savait.
Convoitise [ Enluminure]
Honorer ceux qu'elle devait.
Après est peinte Convoitise.
C'est elle qui les gens attise
De prendre et ne jamais donner,
Et leurs biens faire foisonner.
C'est elle encor qui à l'usure
Prête la main pour sans mesure
Constamment gagner, amasser,
Qui ne cesse au vol de pousser
Larrons, gens de mauvaise vie,
Dont les crimes, la félonie
A la potence les conduit :
Celle qui fait dauber autrui
Par dol et cauteleux langage,
Par mauvais compte, escamotage.
C'est elle qui, tous les tricheurs,
Inspire et tous ces faux plaideurs
Dont les manoeuvres criminelles
Ont maints varlets, maintes pucelles,
D'un héritage dépouillés.
Tout crochus et recoquillés
Avait les doigts cette femelle,
Et c'est chose bien naturelle,
Car Convoitise, c'est connu,
Aucun bonheur n'a jamais eu
Fors quand les autres dévalise ;
Ne sait entendre Convoitise
A rien qu'aux autres accrocher ;
Avarice [ Enluminure]
———
Elle a d'autrui le bien trop cher.
...

 

Fol. 2v : Figures allégoriques — Félonie — Convoitise — Avarice
Fol. 3 : Figure allégorique de l'Envie
 

Fol. 3 : Figure allégorique de l'Envie
 

Plus de détails sur la page

...
Je vis une autre image assise
Côte à côte de Convoitise,
C'était Avarice. Elle était
Affreuse et sale, et se voûtait.
Cette image maigre et chétive
Était verte comme une cive,
Et ce visage sans couleur
Semblait s'épuiser de langueur.
D'un mort elle avait l'apparence
Qui ne vécut que d'abstinence
Et de pain fait d'aigre levain.
Pour draper sa maigreur enfin
Elle était pauvrement vêtue
D'une vieille cote rompue,
Sale, de pièces et morceaux ;
On eût dit épave en lambeaux
De la dent des chiens délaissée.
Une perche grêle est dressée
Tout près d'elle, où pend un manteau
Et cote de drap jadis beau.
Pas la moindre trace d'hermine
Sur ce manteau de triste mine
D'agneaux noirs, velus et pesants.
Bien avait la robe vingt ans ;
Mais avarice n'est pressée
D'avoir sa cote remplacée.
Toujours elle est à deviser
Comment ne pas sa robe user ;
Car si la robe était mauvaise,
Avarice aurait grand mésaise,
Robe neuve avant de s'offrir,
Moult longtemps dût-elle en pâtir.
Dans ses mains Avarice cache
Une grande bourse qu'elle attache
Et noue avec acharnement,
Afin de rester longuement
Devant qu'elle n'en pût rien extraire.
Mais, las ! elle n'en a que faire,
Car jamais n'aura le désir
De cette bourse rien sortir.


Envie [ Enluminure]


Après était portraite Envie
Qui ne rit oncques en sa vie,
Et qui de rien ne s'éjouit
Que s'elle voit ou s'elle ouït
Raconter quelque grand dommage.
Rien ne lui plaît ni la soulage
Autant que lorsqu'elle peut voir
Dessus aucun prud'homme choir
Ou méfait, ou mésaventure,
Ou quelque grande déconfiture.
Mais si quelque noble maison
Déchoit et souille son blason,
C'est la félicité suprême.
Aussi, ce que le moins elle aime,
C'est qu'un homme arrive à l'honneur
Par ses vertus et sa valeur.
Sachez que grande est sa colère
Lorsque advient quelque bien sur terre.
Elle est de telle cruauté
Qu'elle ne porte aménité
A compagnon ni bonne amie
———
Mais Dieu lui fait par grande misère
Payer cette méchanceté ;
Car son coeur est si tourmenté
Quand le bien voit, telle est sa rage,
Qu'elle en fondrait presque, je gage ;
Et la vertu ce coeur vilain
Consume et déchire sans fin,
Et l'horreur de cette souffrance
Est de Dieu ci-bas la vengeance.
Envie et son bec malfaisant
Les gens ne lâche un seul instant,
Et s'elle connaissait, je pense,
Le plus honnête homme de France,
Ou même par delà la mer,
Le voudrait-elle encor blâmer.
Mais si sa langue envenimée
Une si ferme renommée
Ne pouvait d'un coup renverser,
Elle essaierait d'apetisser
Au moins son los et sa prouesse
Par sa fourbe et par son adresse.
Je vis, étudiant ses traits,
Qu'elle avait le regard mauvais ;
Sur rien ne s'arrêtait sa vue
Que de biais, irrésolue,
Et moult laide habitude avait,
C'est que jamais elle n'osait
En plein regarder nulle chose.
De dédain sa prunelle close
D'ire soudain s'illuminait
Quand celui qu'elle examinait
Était beau, de haute naissance,
Ou pour son coeur et sa vaillance
Aimé de tous et respecté.
...

 

Fol. 3 : Figure allégorique de l'Envie
 
Fol. 2v : Figures allégoriques — Félonie — Convoitise — Avarice

Fol. 2v : Figures allégoriques — Félonie — Convoitise — Avarice

Plus de détails sur la page

...
A gauche est sur le même rang,
De même taille, une autre image ;
———
Tout au dessus de son visage


Félonie [ Enluminure]


Félonie est son nom gravé.
Une autre image j'ai trouvé
Sur la droite. C'est Vilenie
Avec elles en harmonie :
Même aspect hideux, repoussant ;
Du premier coup d'oeil on pressent
Une créature orgueilleuse
Et médisante et rancuneuse.
Celui qui peignit ces tableaux
Savamment maniait pinceaux,
Car bien semblait chose vilaine
De douleur et de dépit pleine,
Et femme qui petit savait.
Convoitise [ Enluminure]
Honorer ceux qu'elle devait.
Après est peinte Convoitise.
C'est elle qui les gens attise
De prendre et ne jamais donner,
Et leurs biens faire foisonner.
C'est elle encor qui à l'usure
Prête la main pour sans mesure
Constamment gagner, amasser,
Qui ne cesse au vol de pousser
Larrons, gens de mauvaise vie,
Dont les crimes, la félonie
A la potence les conduit :
Celle qui fait dauber autrui
Par dol et cauteleux langage,
Par mauvais compte, escamotage.
C'est elle qui, tous les tricheurs,
Inspire et tous ces faux plaideurs
Dont les manoeuvres criminelles
Ont maints varlets, maintes pucelles,
D'un héritage dépouillés.
Tout crochus et recoquillés
Avait les doigts cette femelle,
Et c'est chose bien naturelle,
Car Convoitise, c'est connu,
Aucun bonheur n'a jamais eu
Fors quand les autres dévalise ;
Ne sait entendre Convoitise
A rien qu'aux autres accrocher ;
Avarice [ Enluminure]
———
Elle a d'autrui le bien trop cher.
...

 

Fol. 2v : Figures allégoriques — Félonie — Convoitise — Avarice
Fol. 3 : Figure allégorique de l'Envie
 

Fol. 3 : Figure allégorique de l'Envie
 

Plus de détails sur la page

...
Je vis une autre image assise
Côte à côte de Convoitise,
C'était Avarice. Elle était
Affreuse et sale, et se voûtait.
Cette image maigre et chétive
Était verte comme une cive,
Et ce visage sans couleur
Semblait s'épuiser de langueur.
D'un mort elle avait l'apparence
Qui ne vécut que d'abstinence
Et de pain fait d'aigre levain.
Pour draper sa maigreur enfin
Elle était pauvrement vêtue
D'une vieille cote rompue,
Sale, de pièces et morceaux ;
On eût dit épave en lambeaux
De la dent des chiens délaissée.
Une perche grêle est dressée
Tout près d'elle, où pend un manteau
Et cote de drap jadis beau.
Pas la moindre trace d'hermine
Sur ce manteau de triste mine
D'agneaux noirs, velus et pesants.
Bien avait la robe vingt ans ;
Mais avarice n'est pressée
D'avoir sa cote remplacée.
Toujours elle est à deviser
Comment ne pas sa robe user ;
Car si la robe était mauvaise,
Avarice aurait grand mésaise,
Robe neuve avant de s'offrir,
Moult longtemps dût-elle en pâtir.
Dans ses mains Avarice cache
Une grande bourse qu'elle attache
Et noue avec acharnement,
Afin de rester longuement
Devant qu'elle n'en pût rien extraire.
Mais, las ! elle n'en a que faire,
Car jamais n'aura le désir
De cette bourse rien sortir.


Envie [ Enluminure]


Après était portraite Envie
Qui ne rit oncques en sa vie,
Et qui de rien ne s'éjouit
Que s'elle voit ou s'elle ouït
Raconter quelque grand dommage.
Rien ne lui plaît ni la soulage
Autant que lorsqu'elle peut voir
Dessus aucun prud'homme choir
Ou méfait, ou mésaventure,
Ou quelque grande déconfiture.
Mais si quelque noble maison
Déchoit et souille son blason,
C'est la félicité suprême.
Aussi, ce que le moins elle aime,
C'est qu'un homme arrive à l'honneur
Par ses vertus et sa valeur.
Sachez que grande est sa colère
Lorsque advient quelque bien sur terre.
Elle est de telle cruauté
Qu'elle ne porte aménité
A compagnon ni bonne amie
———
Mais Dieu lui fait par grande misère
Payer cette méchanceté ;
Car son coeur est si tourmenté
Quand le bien voit, telle est sa rage,
Qu'elle en fondrait presque, je gage ;
Et la vertu ce coeur vilain
Consume et déchire sans fin,
Et l'horreur de cette souffrance
Est de Dieu ci-bas la vengeance.
Envie et son bec malfaisant
Les gens ne lâche un seul instant,
Et s'elle connaissait, je pense,
Le plus honnête homme de France,
Ou même par delà la mer,
Le voudrait-elle encor blâmer.
Mais si sa langue envenimée
Une si ferme renommée
Ne pouvait d'un coup renverser,
Elle essaierait d'apetisser
Au moins son los et sa prouesse
Par sa fourbe et par son adresse.
Je vis, étudiant ses traits,
Qu'elle avait le regard mauvais ;
Sur rien ne s'arrêtait sa vue
Que de biais, irrésolue,
Et moult laide habitude avait,
C'est que jamais elle n'osait
En plein regarder nulle chose.
De dédain sa prunelle close
D'ire soudain s'illuminait
Quand celui qu'elle examinait
Était beau, de haute naissance,
Ou pour son coeur et sa vaillance
Aimé de tous et respecté.
...

 

Fol. 3 : Figure allégorique de l'Envie
 
Fol. 3v : Figure allégorique de la Tristesse
 

Fol. 3v : Figure allégorique de la Tristesse
 

Plus de détails sur la page


Tristesse [Enluminure]


Près d'Envie et tout à côté,
Sur le mur l'image se dresse
De la langoureuse Tristesse.
Il paraît bien à sa couleur
Qu'au cœur elle a grande douleur,
Elle semble avoir la jaunisse.
Rien n'est auprès d'elle Avarice
Pour son teint pâle et sa maigreur ;
Car les soucis et le malheur,
Et les chagrins, et la détresse
Dont le jour et la nuit sans cesse
Elle souffre, l'ont fait jaunir
Et maigre et pâle devenir.
Oncques nul en un tel martyre
Ne fut, ni n'eut aussi grande ire
Comme à la voir il me parut,
Et je pense que nul ne sut
Faire chose qui pût lui plaire
Ni calmer sa douleur amère,
Tant son coeur était courroucé
Et profond son deuil enfoncé.
Aussi sur son propre visage
Elle dut assouvir sa rage
Ainsi que sur ses vêtements.
De sillons nombreux et sanglants
Sa face est toute lacérée,
Et cette robe déchirée
———
Est la preuve de ses dégoûts,
De sa haine et de son courroux.
S'épand sur son col, sa figure
De tous côtés sa chevelure
Qu'elle a rompue en son tourment,
Ses pleurs coulent abondamment.
L'âme la plus dure, à sa vue,
De grande pitié se fût émue,
Car son sein tout elle battait
Et ses poings ensemble heurtait.
Toujours à deuil faire attentive,
La douloureuse, la chétive
Jamais ne cherche à s'amuser
Ni sa bouche le doux baiser.
Car celui dont l'âme dolente
Languit, de rien ne se contente,
Ne veut danser ni chanter ;
Il ne sait que se désoler
Sans nulle distraction prendre,
Joie et deuil ne sauraient s'entendre.

Fol. 3v : Figure allégorique de la Tristesse
 
Fol. 4 : Figure allégorique de la Vieillesse
 

Fol. 4 : Figure allégorique de la Vieillesse
 

Plus de détails sur la page


Vieillesse [ Enluminure]
Puis je vis Vieillesse en regard
A peu près un pied à l'écart,
Comme ont coutume les vieux d'être.
A peine elle pouvait repaître
Son estomac débilité ;
Rien ne restait de sa beauté,
Moult était laide devenue ;
Toute sa tête était chenue
Et blanche comme fleur de lis,
Et si ce corps, à mon avis,
Desséché, déjà tout inerte,
Fût mort, mince eût été la perte.
Son front jadis plein et rosé
Tout de rides était creusé.
Ses oreilles étaient moussues
Et de toutes ses dents perdues,
Pas une seule ne restait.
De si grande vieillesse elle était
Qu'elle n'eût franchi la distance
De quatre toises sans potence.
Le temps qui s'en va nuit et jour
Sans repos prendre et sans séjour,
Et dont la course est si rapide,
Qu'il semble à notre esprit stupide
Demeurer toujours en un point,
Mais qui ne s'y arrête point,
Et qui si promptement expire
Que nul homme ne saurait dire
Tout au juste le temps présent ;
S'il le demande au clerc lisant,
Avant d'avoir dit sa pensée
Grande part en est déjà passée :
Le temps qui ne peut séjourner,
Mais va toujours sans retourner
Comme l'eau qui s'écoule toute
Sans qu'il en retourne une goutte,
Le temps vers qui rien ne saurait durer,
Si dur fût-il, même le fer,
———
Qui ronge tout et décompose,
Le temps qui change toute chose,
Qui tout fait croître et tout nourrit
Et qui tout use et tout pourrit,
Le temps qui vieillit notre père,
Les rois et les grands de la terre,
Comme tous il nous vieillira,
Ou la mort nous devancera :
Le temps qui, lui, jamais n'oublie
De tout vieillir, l'avait vieillie
Si durement, il me semblait,
Que s'aider elle ne pouvait,
Mais bien retournait en enfance ;
Car certes elle n'avait puissance,
A mon avis, force ni sens,
Non plus qu'un enfant de deux ans.
Et cependant en son bel âge
Damoiselle gentille et sage
Elle fut à mon escient ;
Elle est bien changée à présent,
Car elle est toute hébétée.
D'une grande chape fourrée
Elle avait, je la vois encor,
Avec soin abrité son corps ;
Les vieilles gens ont tôt froidure,
Bien savez que c'est leur nature ;
Or s'était-elle chaudement
Vêtue, elle eût froid autrement.

Fol. 4 : Figure allégorique de la Vieillesse
 
Fol. 3v : Figure allégorique de la Tristesse
 

Fol. 3v : Figure allégorique de la Tristesse
 

Plus de détails sur la page


Tristesse [Enluminure]


Près d'Envie et tout à côté,
Sur le mur l'image se dresse
De la langoureuse Tristesse.
Il paraît bien à sa couleur
Qu'au cœur elle a grande douleur,
Elle semble avoir la jaunisse.
Rien n'est auprès d'elle Avarice
Pour son teint pâle et sa maigreur ;
Car les soucis et le malheur,
Et les chagrins, et la détresse
Dont le jour et la nuit sans cesse
Elle souffre, l'ont fait jaunir
Et maigre et pâle devenir.
Oncques nul en un tel martyre
Ne fut, ni n'eut aussi grande ire
Comme à la voir il me parut,
Et je pense que nul ne sut
Faire chose qui pût lui plaire
Ni calmer sa douleur amère,
Tant son coeur était courroucé
Et profond son deuil enfoncé.
Aussi sur son propre visage
Elle dut assouvir sa rage
Ainsi que sur ses vêtements.
De sillons nombreux et sanglants
Sa face est toute lacérée,
Et cette robe déchirée
———
Est la preuve de ses dégoûts,
De sa haine et de son courroux.
S'épand sur son col, sa figure
De tous côtés sa chevelure
Qu'elle a rompue en son tourment,
Ses pleurs coulent abondamment.
L'âme la plus dure, à sa vue,
De grande pitié se fût émue,
Car son sein tout elle battait
Et ses poings ensemble heurtait.
Toujours à deuil faire attentive,
La douloureuse, la chétive
Jamais ne cherche à s'amuser
Ni sa bouche le doux baiser.
Car celui dont l'âme dolente
Languit, de rien ne se contente,
Ne veut danser ni chanter ;
Il ne sait que se désoler
Sans nulle distraction prendre,
Joie et deuil ne sauraient s'entendre.

Fol. 3v : Figure allégorique de la Tristesse
 
Fol. 4 : Figure allégorique de la Vieillesse
 

Fol. 4 : Figure allégorique de la Vieillesse
 

Plus de détails sur la page


Vieillesse [ Enluminure]
Puis je vis Vieillesse en regard
A peu près un pied à l'écart,
Comme ont coutume les vieux d'être.
A peine elle pouvait repaître
Son estomac débilité ;
Rien ne restait de sa beauté,
Moult était laide devenue ;
Toute sa tête était chenue
Et blanche comme fleur de lis,
Et si ce corps, à mon avis,
Desséché, déjà tout inerte,
Fût mort, mince eût été la perte.
Son front jadis plein et rosé
Tout de rides était creusé.
Ses oreilles étaient moussues
Et de toutes ses dents perdues,
Pas une seule ne restait.
De si grande vieillesse elle était
Qu'elle n'eût franchi la distance
De quatre toises sans potence.
Le temps qui s'en va nuit et jour
Sans repos prendre et sans séjour,
Et dont la course est si rapide,
Qu'il semble à notre esprit stupide
Demeurer toujours en un point,
Mais qui ne s'y arrête point,
Et qui si promptement expire
Que nul homme ne saurait dire
Tout au juste le temps présent ;
S'il le demande au clerc lisant,
Avant d'avoir dit sa pensée
Grande part en est déjà passée :
Le temps qui ne peut séjourner,
Mais va toujours sans retourner
Comme l'eau qui s'écoule toute
Sans qu'il en retourne une goutte,
Le temps vers qui rien ne saurait durer,
Si dur fût-il, même le fer,
———
Qui ronge tout et décompose,
Le temps qui change toute chose,
Qui tout fait croître et tout nourrit
Et qui tout use et tout pourrit,
Le temps qui vieillit notre père,
Les rois et les grands de la terre,
Comme tous il nous vieillira,
Ou la mort nous devancera :
Le temps qui, lui, jamais n'oublie
De tout vieillir, l'avait vieillie
Si durement, il me semblait,
Que s'aider elle ne pouvait,
Mais bien retournait en enfance ;
Car certes elle n'avait puissance,
A mon avis, force ni sens,
Non plus qu'un enfant de deux ans.
Et cependant en son bel âge
Damoiselle gentille et sage
Elle fut à mon escient ;
Elle est bien changée à présent,
Car elle est toute hébétée.
D'une grande chape fourrée
Elle avait, je la vois encor,
Avec soin abrité son corps ;
Les vieilles gens ont tôt froidure,
Bien savez que c'est leur nature ;
Or s'était-elle chaudement
Vêtue, elle eût froid autrement.

Fol. 4 : Figure allégorique de la Vieillesse
 
Fol. 5v

Fol. 5v

Plus de détails sur la page


Quand j'ouïs les oiseaux chanter,
Je me pris à me tourmenter
Par quel engin, quelle manière
Du jardin franchir la barrière ;
Mais je ne pus oncques trouver
Lieu par où j'y pusse arriver.
———
De plus, si m'était inconnue
De ce verger aucune issue,
Nul n'était là pour me montrer
Non plus comment y pénétrer.
J'étais dans cette solitude
Rongé de noire inquiétude,
Tant qu'enfin à l'esprit me vint
Qu'à nul jour encore il n'advint
Qu'un si beau verger n'eût de porte,
Échelle, accès d'aucune sorte.
Lors j'allai d'un pas assuré,
Contournant du grand mur carré,
Avec soin toute l'étendue.
Enfin, une porte perdue
J'aperçus, guichet bas, étroit ;
Pour entrer c'est le seul endroit.
Adonc sans plus tarder encore
Je frappai sur le bois sonore.
Maintes fois ma main assidue
Heurta ; puis, l'oreille tendue,
J'écoutai si quelqu'un venait.
Le guichet, qui de charme était,
M'ouvrit une noble pucelle
Qui moult était et gente et belle,
Les cheveux blonds comme un bassin,
La chair plus tendre qu'un poussin,
Bouche petite et mignonnette,
A son menton une fossette,
Le front poli, sourcil arqué,
L'entre cil net et bien marqué,
Petit ni grand, bonne mesure ;
Le nez droit, de gente structure,
Les yeux plus vifs que le faucon
A faire envie à ce fripon ;
L'haleine douce et savourée,
La face blonde et colorée,
De savante proportion
Le col gros et long par raison,
Bouton ni tache, la peau fine ;
N'était jusqu'en la Palestine
Femme au col plus beau, plus luisant,
Ni plus au toucher séduisant.
Elle avait la gorge aussi blanche
Comme est la neige sur la branche
Quand il a fraîchement neigé,
Le corps bien fait et dégagé ;
On n'eût su trouver certes guère
Plus beau corps de femme sur terre.
Un frais chapel doré portait ;
Nulle part pucelle n'était
Plus gracieuse et plus jolie ;
Ses charmes toute ma vie
A dépeindre ne suffirait.
Robe élégante la drapait.
Sur son chapel, fraîches écloses,
Courait un chapelet de roses,
En sa main un miroir brillait,
Un riche peigne maintenait,
Surmontant sa riche coiffure,
Les tresses de sa chevelure.
Enfin d'un riche vert de Gans
Était sa cote, et des gans blancs
Gardaient du hâle ses mains blanches ;
A lacets étaient ses deux manches,
Un cordon régnait tout autour.
Bien semblait-elle à son atour
N'être pas trop embesognée ;
Car était faite sa journée
Quant ses cheveux avait peigné,
Paré son corps et atourné.
Bon temps et douce servitude !
Sans souci, sans inquiétude,
Rien ne l'occupait seulement
Que s'atourner moult noblement.

 

Fol. 5v
Fol. 6 : Oiseuse (l'oisiveté) ouvre la porte du Verger à l'Amant
 

Fol. 6 : Oiseuse (l'oisiveté) ouvre la porte du Verger à l'Amant
 

Plus de détails sur la page

...
Quand ainsi m'eut ouvert la porte
Du jardin la pucelle accorte,
———
Je lui dis merci doucement,
Et puis lui demandai comment
Elle avait nom, qui était-elle.
Ne fut pas fière la pucelle
Et répondit incontinent :
"Je me fais appeler Oiseuse
Ici parle Oiseuse

[ Enluminure]
"De tous mes intimes vraiment.
Je suis riche, puissante, heureuse ;
Car tout le jour j'ai moult bon temps
Et veille à mes ajustements ;
Quand ma toilette est terminée,
Tout le reste de la journée
Tranquille passe à mon plaisir,
A jouer, à me divertir.
De Déduit suis la bonne amie,
Charmante et douce compagnie,
Le maître de ces beaux jardins.
De la terre des Sarrazins
Il fit jadis venir les plantes
En ce verger si florissantes.
Quand tous ces arbres furent grands,
Ce mur, qu'avez dû voir céans,
Alors Déduit fit autour faire,
Et par dehors y fit pourtraire
Ces peintures et ces tableaux
Qui ne sont séduisants ni beaux,
Mais pleins de tristesse et misère,
Ainsi que l'avez vu naguère.
Souvent vient s'éjouir en paix,
Ici, cherchant l'ombre et le frais,
Déduit et les gens qui le suivent,
Qui de joie et de soulas vivent.
Tenez, les gais rossignolets,
Pinsons et autres oiselets,
Ici près encore sans doute
———
Déduit tranquillement écoute.
Avec ses gens tout le jour
Il s'ébat, car plus beau séjour
Il ne saurait trouver sur terre
Pour reposer et se distraire.
Les amis que le beau Déduit
Avec lui mène et qu'il conduit
Sont la plus gente compagnie
Que ne verrez de votre vie."
...

Fol. 6 : Oiseuse (l'oisiveté) ouvre la porte du Verger à l'Amant
 
Fol. 5v

Fol. 5v

Plus de détails sur la page


Quand j'ouïs les oiseaux chanter,
Je me pris à me tourmenter
Par quel engin, quelle manière
Du jardin franchir la barrière ;
Mais je ne pus oncques trouver
Lieu par où j'y pusse arriver.
———
De plus, si m'était inconnue
De ce verger aucune issue,
Nul n'était là pour me montrer
Non plus comment y pénétrer.
J'étais dans cette solitude
Rongé de noire inquiétude,
Tant qu'enfin à l'esprit me vint
Qu'à nul jour encore il n'advint
Qu'un si beau verger n'eût de porte,
Échelle, accès d'aucune sorte.
Lors j'allai d'un pas assuré,
Contournant du grand mur carré,
Avec soin toute l'étendue.
Enfin, une porte perdue
J'aperçus, guichet bas, étroit ;
Pour entrer c'est le seul endroit.
Adonc sans plus tarder encore
Je frappai sur le bois sonore.
Maintes fois ma main assidue
Heurta ; puis, l'oreille tendue,
J'écoutai si quelqu'un venait.
Le guichet, qui de charme était,
M'ouvrit une noble pucelle
Qui moult était et gente et belle,
Les cheveux blonds comme un bassin,
La chair plus tendre qu'un poussin,
Bouche petite et mignonnette,
A son menton une fossette,
Le front poli, sourcil arqué,
L'entre cil net et bien marqué,
Petit ni grand, bonne mesure ;
Le nez droit, de gente structure,
Les yeux plus vifs que le faucon
A faire envie à ce fripon ;
L'haleine douce et savourée,
La face blonde et colorée,
De savante proportion
Le col gros et long par raison,
Bouton ni tache, la peau fine ;
N'était jusqu'en la Palestine
Femme au col plus beau, plus luisant,
Ni plus au toucher séduisant.
Elle avait la gorge aussi blanche
Comme est la neige sur la branche
Quand il a fraîchement neigé,
Le corps bien fait et dégagé ;
On n'eût su trouver certes guère
Plus beau corps de femme sur terre.
Un frais chapel doré portait ;
Nulle part pucelle n'était
Plus gracieuse et plus jolie ;
Ses charmes toute ma vie
A dépeindre ne suffirait.
Robe élégante la drapait.
Sur son chapel, fraîches écloses,
Courait un chapelet de roses,
En sa main un miroir brillait,
Un riche peigne maintenait,
Surmontant sa riche coiffure,
Les tresses de sa chevelure.
Enfin d'un riche vert de Gans
Était sa cote, et des gans blancs
Gardaient du hâle ses mains blanches ;
A lacets étaient ses deux manches,
Un cordon régnait tout autour.
Bien semblait-elle à son atour
N'être pas trop embesognée ;
Car était faite sa journée
Quant ses cheveux avait peigné,
Paré son corps et atourné.
Bon temps et douce servitude !
Sans souci, sans inquiétude,
Rien ne l'occupait seulement
Que s'atourner moult noblement.

 

Fol. 5v
Fol. 6 : Oiseuse (l'oisiveté) ouvre la porte du Verger à l'Amant
 

Fol. 6 : Oiseuse (l'oisiveté) ouvre la porte du Verger à l'Amant
 

Plus de détails sur la page

...
Quand ainsi m'eut ouvert la porte
Du jardin la pucelle accorte,
———
Je lui dis merci doucement,
Et puis lui demandai comment
Elle avait nom, qui était-elle.
Ne fut pas fière la pucelle
Et répondit incontinent :
"Je me fais appeler Oiseuse
Ici parle Oiseuse

[ Enluminure]
"De tous mes intimes vraiment.
Je suis riche, puissante, heureuse ;
Car tout le jour j'ai moult bon temps
Et veille à mes ajustements ;
Quand ma toilette est terminée,
Tout le reste de la journée
Tranquille passe à mon plaisir,
A jouer, à me divertir.
De Déduit suis la bonne amie,
Charmante et douce compagnie,
Le maître de ces beaux jardins.
De la terre des Sarrazins
Il fit jadis venir les plantes
En ce verger si florissantes.
Quand tous ces arbres furent grands,
Ce mur, qu'avez dû voir céans,
Alors Déduit fit autour faire,
Et par dehors y fit pourtraire
Ces peintures et ces tableaux
Qui ne sont séduisants ni beaux,
Mais pleins de tristesse et misère,
Ainsi que l'avez vu naguère.
Souvent vient s'éjouir en paix,
Ici, cherchant l'ombre et le frais,
Déduit et les gens qui le suivent,
Qui de joie et de soulas vivent.
Tenez, les gais rossignolets,
Pinsons et autres oiselets,
Ici près encore sans doute
———
Déduit tranquillement écoute.
Avec ses gens tout le jour
Il s'ébat, car plus beau séjour
Il ne saurait trouver sur terre
Pour reposer et se distraire.
Les amis que le beau Déduit
Avec lui mène et qu'il conduit
Sont la plus gente compagnie
Que ne verrez de votre vie."
...

Fol. 6 : Oiseuse (l'oisiveté) ouvre la porte du Verger à l'Amant
 
Fol. 10v : Franchise danse avec les gens du Verger
 

Fol. 10v : Franchise danse avec les gens du Verger
 

Plus de détails sur la page


Largesse avait frais vêtement
De riche pourpre d'Orient,
Les traits beaux et pleins d'élégance,
Le col ouvert par négligence,
Car elle avait tout justement
A certaine dame en présent
Son fermail octroyé naguère.
J'aimais assez cette manière
De laisser sa coiffe s'ouvrir
Et sa gorge se découvrir ;
Car dessous sa chemise fine
Blanchoyait sa belle poitrine.
Tenait Largesse au coeur vaillant
Un beau chevalier descendant
Du bon roi Artus de Bretaigne,
Celui-là qui tenait l'enseigne
De Valeur et le gonfanon.
Encor est-il de tel renom
Que l'on conte de lui les contes,
Et devant rois et devant comtes.
Ce chevalier nouvellement
Était venu d'un tournoiement,
Où fait avait pour sa maîtresse
Mainte joute et mainte prouesse
Et percé maint écu bouclé,
Et de sa lance décerclé
Maint heaume et puis mainte visière;
Maint chevalier dans la poussière,
Avait de son bras abattu
Et pris par force et par vertu.
Ensuite se tenait Franchise
Qui n'était ni brune hi bise,
Au teint plus que neige blanc,
Et n'avait pas nez d'Orléans


[ Enluminure]


Mais long et bien fait au contraire,
Sourcils arqués, prunelle claire,
Longs cheveux blonds ceints d'un bandeau,
Et l'air simple d'un colombeau ;
Le coeur si toux et débonnaire
Que jamais il n'eût osé faire
Aux autres que ce qu'il devait ;
Car si nul homme elle savait
Qui fût pour l'amour d'elle en peine,
Point ne lui serait inhumaine ;
Bien plus, son coeur compatissant
Et si aimable, lui voyant
L'âme trop durement atteinte,
A son aide viendrait, de crainte
De causer quelque grand malheur.
D'un drap fin de grande valeur
La vêtait capote plus belle
Que jamais n'en porta pucelle
D'ici Arras. Si fraîche était
Et si bien faite, qu'on n'aurait
Repris la plus petite pointe.
Femme est plus gentille et mieux jointe
Ainsi qu'en cote simplement.
Charmant était ce vêtement,
Car nulle robe n'est si belle
———
Qu'une capote à damoiselle.
Cette capote de drap blanc
Indiquait qu'un coeur doux et franc
Battait en sa belle poitrine.
Un jouvenceau de bonne mine
Près de Franchise se tenait ;
Je ne sais comme on le nommait,
Mais il était beau, puis encore
Fils du seigneur de Gundesore.
...

Fol. 10v : Franchise danse avec les gens du Verger
 
Fol. 11

Fol. 11

Fol. 11
Fol. 10v : Franchise danse avec les gens du Verger
 

Fol. 10v : Franchise danse avec les gens du Verger
 

Plus de détails sur la page


Largesse avait frais vêtement
De riche pourpre d'Orient,
Les traits beaux et pleins d'élégance,
Le col ouvert par négligence,
Car elle avait tout justement
A certaine dame en présent
Son fermail octroyé naguère.
J'aimais assez cette manière
De laisser sa coiffe s'ouvrir
Et sa gorge se découvrir ;
Car dessous sa chemise fine
Blanchoyait sa belle poitrine.
Tenait Largesse au coeur vaillant
Un beau chevalier descendant
Du bon roi Artus de Bretaigne,
Celui-là qui tenait l'enseigne
De Valeur et le gonfanon.
Encor est-il de tel renom
Que l'on conte de lui les contes,
Et devant rois et devant comtes.
Ce chevalier nouvellement
Était venu d'un tournoiement,
Où fait avait pour sa maîtresse
Mainte joute et mainte prouesse
Et percé maint écu bouclé,
Et de sa lance décerclé
Maint heaume et puis mainte visière;
Maint chevalier dans la poussière,
Avait de son bras abattu
Et pris par force et par vertu.
Ensuite se tenait Franchise
Qui n'était ni brune hi bise,
Au teint plus que neige blanc,
Et n'avait pas nez d'Orléans


[ Enluminure]


Mais long et bien fait au contraire,
Sourcils arqués, prunelle claire,
Longs cheveux blonds ceints d'un bandeau,
Et l'air simple d'un colombeau ;
Le coeur si toux et débonnaire
Que jamais il n'eût osé faire
Aux autres que ce qu'il devait ;
Car si nul homme elle savait
Qui fût pour l'amour d'elle en peine,
Point ne lui serait inhumaine ;
Bien plus, son coeur compatissant
Et si aimable, lui voyant
L'âme trop durement atteinte,
A son aide viendrait, de crainte
De causer quelque grand malheur.
D'un drap fin de grande valeur
La vêtait capote plus belle
Que jamais n'en porta pucelle
D'ici Arras. Si fraîche était
Et si bien faite, qu'on n'aurait
Repris la plus petite pointe.
Femme est plus gentille et mieux jointe
Ainsi qu'en cote simplement.
Charmant était ce vêtement,
Car nulle robe n'est si belle
———
Qu'une capote à damoiselle.
Cette capote de drap blanc
Indiquait qu'un coeur doux et franc
Battait en sa belle poitrine.
Un jouvenceau de bonne mine
Près de Franchise se tenait ;
Je ne sais comme on le nommait,
Mais il était beau, puis encore
Fils du seigneur de Gundesore.
...

Fol. 10v : Franchise danse avec les gens du Verger
 
Fol. 11

Fol. 11

Fol. 11
Fol. 13v : Amant aperçoit le reflet du rosier dans la Fontaine d'Amour

Fol. 13v : Amant aperçoit le reflet du rosier dans la Fontaine d'Amour

Plus de détails sur la page

Au fond de la fontaine aval
Brillent deux pierres de cristal
Que longtemps étonné j'admire ;
Or une chose vais-je vous dire
Que pour merveilleuse tiendrez
Sans nul doute quand l'ouïrez.
Lorsque le soleil, qui tout guette,
Ses rais en la fontaine jette,
Et qu'aval la clarté descend,
On voit de couleurs plus de cent
Nuancer le cristal limpide,
Vermeil, azur, jaune splendide.
Telle du cristal merveilleux.
Est la vertu, que tous les lieux,
Arbres et fleurs qui embellissent
Ce beau verger, s'y réfléchissent.
Pour la chose mieux expliquer,
Un exemple vais-je appliquer.
De même qu'un miroir nous montre
Tous les objets mis à l'encontre,
Et reproduit exactement
Forme, couleur, ajustement,
Telle au cristal chaque facette
Dans ses moindres détails reflète
Tout le verger délicieux ;
Car sitôt que tombent les yeux
Dessus, de quelque point qu'ils soient,
Une moitié du verger voient,
Et s'ils se tournent maintenant
Ils aperçoivent le restant.
Or n'est-il si petite chose,
Si cachée et si bien enclose,
Que ne nous montrent ces cristaux
Comme portraites dans les eaux.
C'est en cette onde périlleuse
Que mira sa face orgueilleuse
Le fier Narcisse et ses yeux vairs
Dont il chut mort tout à l'envers.
Malheur à celui qui se mire
En ce miroir, car le délire
D'amour s'empare de son coeur
Et n'est remède à sa douleur.
Que de vaillants ont eu la vie
Par ce miroir fatal ravie !
Le plus rusé, le plus prudent,
Le plus sage est pris et se rend.
Saisi d'une incroyable rage,
L'esprit s'égare malgré l'âge ;
Rien n'y fait, ni sens, ni pudeur,
Car c'est l'amour et sa fureur ;
Tous à lutter perdent leur peine,
Car tout autour de la fontaine,
Le fils de Vénus, Cupidon,
Sema d'Amour graine à foison,
Et fit ses lacs environ tendre
Et ses engins y mit pour prendre
Damoiselles et damoiseaux;
Amour ne chasse autres oiseaux.
Pour la graine qui fut semée,
Cette fontaine fut nommée
Fontaine d'Amour à bon droit,
Que plusieurs ont en maint endroit
Décrite en roman comme en conte ;
Mais jamais n'ouïrez, je compte,
Comme en ce livre peinte elle est
La vérité sur ce sujet.


[ Enluminure]


Ici se mire l'acteur en la fontaine
Et vit un rosier chargé de roses
Lors, sans pouvoir quitter la rive,
Ma vue admirait attentive
Sur les cristaux et tour à tour
Toutes les beautés d'alentour
———
Trop longtemps je goûtai ces charmes ;
Combien m'ont-ils coûtés de larmes
Depuis, hélas ! car m'a déçu
Ce miroir, et si j'avais su
Quel était son pouvoir funeste,
Je l'aurais fui comme la peste ;
Et maintenant je suis tombé
Où tant d'autres ont succombé !

Fol. 13v : Amant aperçoit le reflet du rosier dans la Fontaine d'Amour
Fol. 14 : L'Amant contemple le rosier
 

Fol. 14 : L'Amant contemple le rosier
 

Plus de détails sur la page


Au miroir, entre mille choses,
J'élus rosiers chargés de roses
Qui se trouvaient en un détour
D'une haie enclos tout autour.
Ils me faisaient si grande envie
Qu'on m'eût en vain offert Pavie
Ou Paris, pour ne pas aller
Le plus gros buisson contempler.
 Quand m'eut ainsi pris cette rage
Dont maint a subi le ravage,
Vers les rosiers me dirigeai.
Sachez que quand j'en approchai,
L'odeur suave des broussailles
Me pénétra jusqu'aux entrailles,
Et j'en étais comme embaumé.
N'était la peur d'être blâmé
Ou saisi, j'aurais, mais je n'ose,
Cueilli de ma main une rose,
Pour au moins son odeur sentir ;
Mais j'avais peur du repentir,
Car de ce beau verger le maître
S'en fut moult courroucé peut-être.
Je vis de roses grands monceaux,
Mille boutons petits et gros
Et maintes fleurs encore closes.
Ci-bas il n'est si belles roses !
D'autres étaient à grand' foison
Qui touchaient presque à leur saison,
Mais pas encore épanouies ;
Celles-là sont les moins haïes.
Car les roses au large sein
N'ont guère à vivre qu'un matin,
Tandis que celles fraîches nées
Ont encor deux ou trois journées.
Ces jolis boutons j'admirais
Comme en nul lieu n'en crut jamais ;
Heureux qui pourrait en prendre une !
Comme j'envierais sa fortune !
Et pour en être couronné,
J'aurais à l'instant tout donné.


[ Enluminure]


Entre toutes j'en choisis une
Si belle, que près d'elle aucune
A son égal je ne prisai.
A juste titre l'avisai,
Car une couleur l'enlumine
Qui est aussi vermeille et fine
Que Nature jamais n'en fit ;
Avec grand art elle y assit
De feuilles quatre belles paires,
Côte à côte fermes et fières.
La queue est droite comme un jonc
Et par dessus sied le bouton
Qui point ne pend ni ne s'incline,
Et son odeur suave et fine
Tout à l'entour de lui s'épand,
———
Toute la place remplissant.
Sitôt que je sentis la rose,
Je ne rêvai plus qu'une chose,
M'en approcher et la cueillir ;
Mais n'osait ma main la saisir,
Car les ronces et les épines ;
Autour dressant leurs pointes fines,
M'arrêtaient ; les chardons aigus,
Les houx, cent arbrisseaux crochus
Menaçaient la main téméraire,
Et trop craignais-je mal m'y faire.

Fol. 14 : L'Amant contemple le rosier
 
Fol. 13v : Amant aperçoit le reflet du rosier dans la Fontaine d'Amour

Fol. 13v : Amant aperçoit le reflet du rosier dans la Fontaine d'Amour

Plus de détails sur la page

Au fond de la fontaine aval
Brillent deux pierres de cristal
Que longtemps étonné j'admire ;
Or une chose vais-je vous dire
Que pour merveilleuse tiendrez
Sans nul doute quand l'ouïrez.
Lorsque le soleil, qui tout guette,
Ses rais en la fontaine jette,
Et qu'aval la clarté descend,
On voit de couleurs plus de cent
Nuancer le cristal limpide,
Vermeil, azur, jaune splendide.
Telle du cristal merveilleux.
Est la vertu, que tous les lieux,
Arbres et fleurs qui embellissent
Ce beau verger, s'y réfléchissent.
Pour la chose mieux expliquer,
Un exemple vais-je appliquer.
De même qu'un miroir nous montre
Tous les objets mis à l'encontre,
Et reproduit exactement
Forme, couleur, ajustement,
Telle au cristal chaque facette
Dans ses moindres détails reflète
Tout le verger délicieux ;
Car sitôt que tombent les yeux
Dessus, de quelque point qu'ils soient,
Une moitié du verger voient,
Et s'ils se tournent maintenant
Ils aperçoivent le restant.
Or n'est-il si petite chose,
Si cachée et si bien enclose,
Que ne nous montrent ces cristaux
Comme portraites dans les eaux.
C'est en cette onde périlleuse
Que mira sa face orgueilleuse
Le fier Narcisse et ses yeux vairs
Dont il chut mort tout à l'envers.
Malheur à celui qui se mire
En ce miroir, car le délire
D'amour s'empare de son coeur
Et n'est remède à sa douleur.
Que de vaillants ont eu la vie
Par ce miroir fatal ravie !
Le plus rusé, le plus prudent,
Le plus sage est pris et se rend.
Saisi d'une incroyable rage,
L'esprit s'égare malgré l'âge ;
Rien n'y fait, ni sens, ni pudeur,
Car c'est l'amour et sa fureur ;
Tous à lutter perdent leur peine,
Car tout autour de la fontaine,
Le fils de Vénus, Cupidon,
Sema d'Amour graine à foison,
Et fit ses lacs environ tendre
Et ses engins y mit pour prendre
Damoiselles et damoiseaux;
Amour ne chasse autres oiseaux.
Pour la graine qui fut semée,
Cette fontaine fut nommée
Fontaine d'Amour à bon droit,
Que plusieurs ont en maint endroit
Décrite en roman comme en conte ;
Mais jamais n'ouïrez, je compte,
Comme en ce livre peinte elle est
La vérité sur ce sujet.


[ Enluminure]


Ici se mire l'acteur en la fontaine
Et vit un rosier chargé de roses
Lors, sans pouvoir quitter la rive,
Ma vue admirait attentive
Sur les cristaux et tour à tour
Toutes les beautés d'alentour
———
Trop longtemps je goûtai ces charmes ;
Combien m'ont-ils coûtés de larmes
Depuis, hélas ! car m'a déçu
Ce miroir, et si j'avais su
Quel était son pouvoir funeste,
Je l'aurais fui comme la peste ;
Et maintenant je suis tombé
Où tant d'autres ont succombé !

Fol. 13v : Amant aperçoit le reflet du rosier dans la Fontaine d'Amour
Fol. 14 : L'Amant contemple le rosier
 

Fol. 14 : L'Amant contemple le rosier
 

Plus de détails sur la page


Au miroir, entre mille choses,
J'élus rosiers chargés de roses
Qui se trouvaient en un détour
D'une haie enclos tout autour.
Ils me faisaient si grande envie
Qu'on m'eût en vain offert Pavie
Ou Paris, pour ne pas aller
Le plus gros buisson contempler.
 Quand m'eut ainsi pris cette rage
Dont maint a subi le ravage,
Vers les rosiers me dirigeai.
Sachez que quand j'en approchai,
L'odeur suave des broussailles
Me pénétra jusqu'aux entrailles,
Et j'en étais comme embaumé.
N'était la peur d'être blâmé
Ou saisi, j'aurais, mais je n'ose,
Cueilli de ma main une rose,
Pour au moins son odeur sentir ;
Mais j'avais peur du repentir,
Car de ce beau verger le maître
S'en fut moult courroucé peut-être.
Je vis de roses grands monceaux,
Mille boutons petits et gros
Et maintes fleurs encore closes.
Ci-bas il n'est si belles roses !
D'autres étaient à grand' foison
Qui touchaient presque à leur saison,
Mais pas encore épanouies ;
Celles-là sont les moins haïes.
Car les roses au large sein
N'ont guère à vivre qu'un matin,
Tandis que celles fraîches nées
Ont encor deux ou trois journées.
Ces jolis boutons j'admirais
Comme en nul lieu n'en crut jamais ;
Heureux qui pourrait en prendre une !
Comme j'envierais sa fortune !
Et pour en être couronné,
J'aurais à l'instant tout donné.


[ Enluminure]


Entre toutes j'en choisis une
Si belle, que près d'elle aucune
A son égal je ne prisai.
A juste titre l'avisai,
Car une couleur l'enlumine
Qui est aussi vermeille et fine
Que Nature jamais n'en fit ;
Avec grand art elle y assit
De feuilles quatre belles paires,
Côte à côte fermes et fières.
La queue est droite comme un jonc
Et par dessus sied le bouton
Qui point ne pend ni ne s'incline,
Et son odeur suave et fine
Tout à l'entour de lui s'épand,
———
Toute la place remplissant.
Sitôt que je sentis la rose,
Je ne rêvai plus qu'une chose,
M'en approcher et la cueillir ;
Mais n'osait ma main la saisir,
Car les ronces et les épines ;
Autour dressant leurs pointes fines,
M'arrêtaient ; les chardons aigus,
Les houx, cent arbrisseaux crochus
Menaçaient la main téméraire,
Et trop craignais-je mal m'y faire.

Fol. 14 : L'Amant contemple le rosier
 
Fol. 14v : Le dieu d'Amour décoche ses flèches à l'Amant
 

Fol. 14v : Le dieu d'Amour décoche ses flèches à l'Amant
 

Plus de détails sur la page


[ Enluminure]


Ici l'auteur nous dit comment
Le dieu Amour perce l'Amant
Le Dieu d'Amours qui, l'arc tendu,
N'avait pas un instant perdu,
L'oeil au guet, à suivre ma trace,
Près d'un figuier prit enfin place ;
Puis, saisissant l'occasion
Où je restais d'émotion
Devant la rose préférée
Et si ardemment désirée,
Soudain une flèche il brandit,
La corde dans la coche mit,
Et bandant jusqu'à son oreille
L'arc qui était fort à merveille,
Avec telle adresse il tira,
Que jusqu'au coeur me pénétra
Par l'oeil cette flèche acérée.
Adonc une sueur glacée
Me prit sous mon chaud pelisson,
Et j'ai senti maint grand frisson.
De cette flèche meurtrière
Atteint, je tombai sur la terre ;
Soudain mon coeur avait failli,
Et mes genoux avaient fléchi,
Je gisais là sans connaissance
Dans une longue défaillance.
Revenu de ma pamoison,
Quand j'eus mon sens et ma raison,
J'étais si faible que sans doute
Mon sang s'écoulait goutte à goutte.
Mais non, le trait qui m'a percé
Goutte de sang n'avait versé,
Et la plaie était toute sèche.
Lors, à deux mains, je pris la flèche,
Et commençai à la tirer,
Et en tirant à soupirer,
Et tant tirai qu'enfui l'enture
Seule amenai de ma blessure.
Mais le dard de fer barbelé,
Beauté qu'on avait appelé,
Dans mon coeur avec tant de force
Était fiché, qu'en vain m'efforce ;
Toujours le fer dedans restait
Et de sang goutte ne sortait.
Grands sont mon angoisse et mon trouble
Car le péril est ainsi double.
Je restai muet, incertain,
Car où trouver un médecin,
De quelle herbe, quelle racine
Tirer remède ou médecine ?
Et tant le bouton attirait
Mon coeur, qu'ailleurs il n'aspirait.
Posséder cette fleur chérie
———
M'eût à coup sûr rendu la vie ;
Car la voir, sans plus, et sentir,
Suffit à mon mal adoucir.
Je me traîne lors à grand'peine
Vers la Rose à la douce haleine ;
Mais Amour a déjà tiré
Une autre flèche d'or ouvré.

Fol. 14v : Le dieu d'Amour décoche ses flèches à l'Amant
 
Fol. 15

Fol. 15

Fol. 15
Fol. 14v : Le dieu d'Amour décoche ses flèches à l'Amant
 

Fol. 14v : Le dieu d'Amour décoche ses flèches à l'Amant
 

Plus de détails sur la page


[ Enluminure]


Ici l'auteur nous dit comment
Le dieu Amour perce l'Amant
Le Dieu d'Amours qui, l'arc tendu,
N'avait pas un instant perdu,
L'oeil au guet, à suivre ma trace,
Près d'un figuier prit enfin place ;
Puis, saisissant l'occasion
Où je restais d'émotion
Devant la rose préférée
Et si ardemment désirée,
Soudain une flèche il brandit,
La corde dans la coche mit,
Et bandant jusqu'à son oreille
L'arc qui était fort à merveille,
Avec telle adresse il tira,
Que jusqu'au coeur me pénétra
Par l'oeil cette flèche acérée.
Adonc une sueur glacée
Me prit sous mon chaud pelisson,
Et j'ai senti maint grand frisson.
De cette flèche meurtrière
Atteint, je tombai sur la terre ;
Soudain mon coeur avait failli,
Et mes genoux avaient fléchi,
Je gisais là sans connaissance
Dans une longue défaillance.
Revenu de ma pamoison,
Quand j'eus mon sens et ma raison,
J'étais si faible que sans doute
Mon sang s'écoulait goutte à goutte.
Mais non, le trait qui m'a percé
Goutte de sang n'avait versé,
Et la plaie était toute sèche.
Lors, à deux mains, je pris la flèche,
Et commençai à la tirer,
Et en tirant à soupirer,
Et tant tirai qu'enfui l'enture
Seule amenai de ma blessure.
Mais le dard de fer barbelé,
Beauté qu'on avait appelé,
Dans mon coeur avec tant de force
Était fiché, qu'en vain m'efforce ;
Toujours le fer dedans restait
Et de sang goutte ne sortait.
Grands sont mon angoisse et mon trouble
Car le péril est ainsi double.
Je restai muet, incertain,
Car où trouver un médecin,
De quelle herbe, quelle racine
Tirer remède ou médecine ?
Et tant le bouton attirait
Mon coeur, qu'ailleurs il n'aspirait.
Posséder cette fleur chérie
———
M'eût à coup sûr rendu la vie ;
Car la voir, sans plus, et sentir,
Suffit à mon mal adoucir.
Je me traîne lors à grand'peine
Vers la Rose à la douce haleine ;
Mais Amour a déjà tiré
Une autre flèche d'or ouvré.

Fol. 14v : Le dieu d'Amour décoche ses flèches à l'Amant
 
Fol. 15

Fol. 15

Fol. 15
Fol. 16v : L'Amant rend hommage au dieu d'Amour
 

Fol. 16v : L'Amant rend hommage au dieu d'Amour
 

Plus de détails sur la page

Que vilain, ni porcher, ni gars
Ne sut toucher, faveur insigne
Dont franc et, courtois est seul digne.
Sans mentir, est grand'peine et faix
A me servir ; mais je te fais
Honneur moult grand, et tu dois être
Moult fier d'avoir un si bon maître
Et seigneur de si grand renom.
Amour porte le gonfanon
De Courtoisie et la bannière,
Et se montre en toute manière
Si doux, si franc et si gentil,
Que celui qui a consenti
A l'aimer et prendre pour maître,
Dedans son coeur voit disparaître
Et basse et vile passion
Et tout instinct d'abjection.


[ L'Amant parle : Enluminure]


Jointes mains d'être son esclave
J'acceptai. Sa bouche suave
Vint sur la mienne se poser;
Que de bonheur dans ce baiser !
Alors il me prit pour otage.
Le dieu d'Amour répond :
Ami, dit-il, j'ai maint hommage
Des uns et des autres reçu
Dont je fus ensuite déçu.
Les félons pleins d'hypocrisie
Ont pu tromper ma courtoisie,
M'ont mainte noise fait souffrir ;
Mon courroux ils, sauront sentir
Et je leur veux chèrement vendre
Si jamais ils se laissent prendre.
Mais je veux, car je te chéris,
De toi. m'assurer à tout prix
Et te tenir en ma puissance,
Si bien que jamais oubliance
Je ne craigne en nulle saison
Et prévienne ta trahison ;
Car me tromper serait un crime
Et pour loyal ton coeur j'estime.
Ici répond l'Amant :
Sire, lui dis-je, or m'entendez,
Ne sais pourquoi me demandez
Et caution et assurance.
Vous savez par expérience
Que mon coeur est si maltraité
Qu'il n'a pouvoir ni volonté
De nulle chose pour moi faire,
Que ce qui peut sans plus vous plaire.
Ce coeur est vôtre et non pas mien ;
Car il convient, soit mal, soit bien,
Qu'il fasse tout à votre guise.
Garnison telle y avez mise
Qui le gouverne à son plaisir,
Que nul ne vous le peut ravir.
Sur ce, si vous doutez encore,
Faites-le de serrure clore
Et gardez en gage la clé.
Le dieu d'Amour parle :
Par mon chef, c'est très bien parlé,
Dit Amour, j'accepte la clause ;
Car bien assez du corps dispose
———
Qui le coeur tient en son pouvoir.
Que servirait de plus avoir ?

 

Fol. 16v : L'Amant rend hommage au dieu d'Amour
 
Fol. 17 : Le dieu d'Amour ferme à clef le coeur de l'Amant
 

Fol. 17 : Le dieu d'Amour ferme à clef le coeur de l'Amant
 

Plus de détails sur la page


Lors tira de son aumônière
Amour une clef singulière
Toute de fin or épuré.
Avec elle je fermerai
Ton coeur, dit-il, et bien m'y fie,
Car mes joyaux je lui confie.
Moindre elle est que ton petit doigt,
Mais plus forte que l'on ne croit,
Car elle est de mon écrin dame.


[ L'Amant parle : Enluminure]


Lors mon flanc touche et point n'entame,
Et clôt mon coeur si doucement
Que c'est à peine s'il le sent.
Ainsi fais sa volonté toute,
Et quand je l'ai mis hors de doute :
Sire, fais-je, grand désir ai
De faire votre volonté ;
Mais agréez tôt mon hommage,
Votre promesse vous engage.
Je ne le dis par repentir,
Car je n'ai peur de vous servir ;
Mais en vain serviteur travaille
Et ne sait rien faire qui vaille,
Lorsque le service déplaît
A celui qui en est l'objet.
Le dieu d'Amour parle :
Amour répond : Calme ta crainte.
Puisque tu t'es donné sans feinte,
Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en haut degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais s'imposent ;
La fortune est lente à venir,
Et fait moult peiner et languir.
Attends et souffre la détresse
Qui maintenant te cuit et blesse ;
Je sais par quelle potion
Tu recevras la guérison.
Si ta fidélité ne cède,
Je te donnerai tel remède
Que tes blessures guérirai.
Mais, par mon chef, bien je verrai
Si tu fais de bon coeur service,
Si nuit et jour sans artifice
Accomplis les commandements
Que je commande aux fins amants.
L'Amant répond :
Pour Dieu, merci, lui dis-je, sire,
Avant partir, veuillez me dire
Ici tous vos commandements,
Je veux m'y soumettre céans.
Aussi pour ne pas m'y méprendre,
J'ai grand souci de les apprendre,
Car, si je ne les connaissais,
Sans le vouloir tôt je pourrais
M'égarer de la droite voie.
Le dieu Amour :
Adonc Amour, tout plein de joie,
Me répond : Tu parles moult bien ;
Or les entends et les retiens :
Le maître perd sa peine toute
Quand le disciple qui l'écoute
Ne s'applique à tout retenir,
———
Pour en garder le souvenir.

Fol. 17 : Le dieu d'Amour ferme à clef le coeur de l'Amant
 
Fol. 16v : L'Amant rend hommage au dieu d'Amour
 

Fol. 16v : L'Amant rend hommage au dieu d'Amour
 

Plus de détails sur la page

Que vilain, ni porcher, ni gars
Ne sut toucher, faveur insigne
Dont franc et, courtois est seul digne.
Sans mentir, est grand'peine et faix
A me servir ; mais je te fais
Honneur moult grand, et tu dois être
Moult fier d'avoir un si bon maître
Et seigneur de si grand renom.
Amour porte le gonfanon
De Courtoisie et la bannière,
Et se montre en toute manière
Si doux, si franc et si gentil,
Que celui qui a consenti
A l'aimer et prendre pour maître,
Dedans son coeur voit disparaître
Et basse et vile passion
Et tout instinct d'abjection.


[ L'Amant parle : Enluminure]


Jointes mains d'être son esclave
J'acceptai. Sa bouche suave
Vint sur la mienne se poser;
Que de bonheur dans ce baiser !
Alors il me prit pour otage.
Le dieu d'Amour répond :
Ami, dit-il, j'ai maint hommage
Des uns et des autres reçu
Dont je fus ensuite déçu.
Les félons pleins d'hypocrisie
Ont pu tromper ma courtoisie,
M'ont mainte noise fait souffrir ;
Mon courroux ils, sauront sentir
Et je leur veux chèrement vendre
Si jamais ils se laissent prendre.
Mais je veux, car je te chéris,
De toi. m'assurer à tout prix
Et te tenir en ma puissance,
Si bien que jamais oubliance
Je ne craigne en nulle saison
Et prévienne ta trahison ;
Car me tromper serait un crime
Et pour loyal ton coeur j'estime.
Ici répond l'Amant :
Sire, lui dis-je, or m'entendez,
Ne sais pourquoi me demandez
Et caution et assurance.
Vous savez par expérience
Que mon coeur est si maltraité
Qu'il n'a pouvoir ni volonté
De nulle chose pour moi faire,
Que ce qui peut sans plus vous plaire.
Ce coeur est vôtre et non pas mien ;
Car il convient, soit mal, soit bien,
Qu'il fasse tout à votre guise.
Garnison telle y avez mise
Qui le gouverne à son plaisir,
Que nul ne vous le peut ravir.
Sur ce, si vous doutez encore,
Faites-le de serrure clore
Et gardez en gage la clé.
Le dieu d'Amour parle :
Par mon chef, c'est très bien parlé,
Dit Amour, j'accepte la clause ;
Car bien assez du corps dispose
———
Qui le coeur tient en son pouvoir.
Que servirait de plus avoir ?

 

Fol. 16v : L'Amant rend hommage au dieu d'Amour
 
Fol. 17 : Le dieu d'Amour ferme à clef le coeur de l'Amant
 

Fol. 17 : Le dieu d'Amour ferme à clef le coeur de l'Amant
 

Plus de détails sur la page


Lors tira de son aumônière
Amour une clef singulière
Toute de fin or épuré.
Avec elle je fermerai
Ton coeur, dit-il, et bien m'y fie,
Car mes joyaux je lui confie.
Moindre elle est que ton petit doigt,
Mais plus forte que l'on ne croit,
Car elle est de mon écrin dame.


[ L'Amant parle : Enluminure]


Lors mon flanc touche et point n'entame,
Et clôt mon coeur si doucement
Que c'est à peine s'il le sent.
Ainsi fais sa volonté toute,
Et quand je l'ai mis hors de doute :
Sire, fais-je, grand désir ai
De faire votre volonté ;
Mais agréez tôt mon hommage,
Votre promesse vous engage.
Je ne le dis par repentir,
Car je n'ai peur de vous servir ;
Mais en vain serviteur travaille
Et ne sait rien faire qui vaille,
Lorsque le service déplaît
A celui qui en est l'objet.
Le dieu d'Amour parle :
Amour répond : Calme ta crainte.
Puisque tu t'es donné sans feinte,
Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en haut degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais s'imposent ;
La fortune est lente à venir,
Et fait moult peiner et languir.
Attends et souffre la détresse
Qui maintenant te cuit et blesse ;
Je sais par quelle potion
Tu recevras la guérison.
Si ta fidélité ne cède,
Je te donnerai tel remède
Que tes blessures guérirai.
Mais, par mon chef, bien je verrai
Si tu fais de bon coeur service,
Si nuit et jour sans artifice
Accomplis les commandements
Que je commande aux fins amants.
L'Amant répond :
Pour Dieu, merci, lui dis-je, sire,
Avant partir, veuillez me dire
Ici tous vos commandements,
Je veux m'y soumettre céans.
Aussi pour ne pas m'y méprendre,
J'ai grand souci de les apprendre,
Car, si je ne les connaissais,
Sans le vouloir tôt je pourrais
M'égarer de la droite voie.
Le dieu Amour :
Adonc Amour, tout plein de joie,
Me répond : Tu parles moult bien ;
Or les entends et les retiens :
Le maître perd sa peine toute
Quand le disciple qui l'écoute
Ne s'applique à tout retenir,
———
Pour en garder le souvenir.

Fol. 17 : Le dieu d'Amour ferme à clef le coeur de l'Amant
 
Fol. 22v : Bel-Accueil ouvre à l'Amant le passage pour voir les roses
 

Fol. 22v : Bel-Accueil ouvre à l'Amant le passage pour voir les roses
 

Plus de détails sur la page


Bel-Accueil parle :
———
Vous plairait-il de passer la haie,
Bel ami, qui tant vous effraie,
Pour l'odeur des roses sentir ?
Je puis combler votre désir.
Vous n'aurez mal ni vilenie


[ Enluminure]


Si vous vous gardez de folie.
Si je puis en rien vous aider,
Je ne me ferai pas prier,
Et je m'offre en toute franchise
A vous servir à votre guise.
L'Amant parle :
 A Bel-Accueil j'ai répondu :
"Sire, j'accepte confondu
Votre promesse et vous rends grâce,
Car votre bonté me surpasse ;
Mais vous parlez si franchement
Que je ne puis faire autrement
Que d'accepter par déférence."
Lors donc, grâce à son assistance,
Je franchis ronces, églantiers,
Qui me séparaient des rosiers,
Et fus cherchant la fleur aimée
Plus que toute autre parfumée,
Et Bel-Accueil m'accompagnait.
Lors bien heureux mon coeur était
D'approcher de si près la rose
Que je voyais là fraîche éclose,
 Et Bel-Accueil moult je bénis
Quand de si près le bouton vis.
Mais, hélas! fâcheuse rencontre !
Un vilain dormait à l'encontre ;
C'était Danger, l'affreux closier
Et le gardien du beau rosier.
Pour ceux épier et surprendre
Qu'il voit au rosier la main tendre,
Il était, le traître, couché
Sous l'herbe et les feuilles caché.
Le chien n'était pas seul, du reste,
Car je vis, compagnon funeste,
Malebouche le clabaudeur
Après lui traînant Honte et Peur.
De tous la meilleure était Honte ;
Car aussi bien si l'on remonte
A sa naissance et sa maison,
Elle est de la sage Raison
La fille, et Méfait est son père,
Monstre hideux et sanguinaire.
Jamais Raison ne lui céda,
Un regard seul la féconda;
Et lorsque Dieu Honte fit naître,
Chasteté qui dame doit être
Et des roses et des boutons,
Seule à la merci des gloutons,
En vain implorait assistance.
Vénus l'avait en sa puissance,
Vénus qui, le jour et la nuit,
Et roses et boutons ravit.
Chasteté par Vénus navrée
A Raison vint toute éplorée
Et sa fille lui demanda.
Raison sa prière exauça
———
Et lui sera sur sa requête
Honte qui est simple et honnête,
Et pour les roses mieux garnir,
Jalousie aussi fit venir
Peur toujours prête à son service
Contre Vénus et sa malice.

Fol. 22v : Bel-Accueil ouvre à l'Amant le passage pour voir les roses
 
Fol. 23 : Bel-Accueil offre à l'Amant une feuille du rosier
 

Fol. 23 : Bel-Accueil offre à l'Amant une feuille du rosier
 

Plus de détails sur la page


Ainsi, ces trois gardiens fâcheux
Veillaient que nul audacieux
Ne vînt rose ou bouton soustraire.
Au bout de ma dure carrière,
J'étais, si ne fusse épié ;
Car mon gent et doux allié,
Bel-Accueil, s'efforçait de faire
Tout ce qu'il savait pour me plaire,
Souvent m'exhortait d'approcher
Vers le bouton, et de toucher
Du moins le Rosier qui le porte,
M'encourageant de toute sorte.
Il fut, prévenant mon désir,
Une verte feuille cueillir
Tout proche de la rose née
Et qu'aussitôt il m'a donnée.


[Enluminure ]


De la feuille alors je me fis
Parure, et quand je me sentis
Bel-Accueil aussi favorable,
Je crus mon succès véritable,
Et mon courage ranimant,
Je dis à Bel-Accueil comment
D'Amour j'étais, une victime :
"Sire, à moi nul bonheur n'estime
Que par une chose advenir,
Car je sens en mon coeur sévir
Une cruelle maladie.
Mon audace excuser vous prie,
Car j'ai peur de vous courroucer :
Mieux voudrais me voir dépecer
A couteaux d'acier pièce à pièce
Que de rien faire qui vous blesse.
Bel-Accueil :
Dites, fait-il, votre vouloir,
Jamais ne me verrez douloir
De rien que vous me puissiez dire.
L'Amant :
Lors je lui dis : "Sachez, beau sire,
Qu'Amour me fait beaucoup souffrir,
A vous je n'oserais mentir.
Il m'a fait au coeur cinq blessures,
Point ne guériront mes tortures
Si le bouton ne m'est baillé
Plus que tout autre bien taillé ;
Il est ma mort, il est ma vie,
Et rien de plus mon coeur n'envie."
Alors Bel-Accueil plein d'effroi :
"Frère, répondit-il, pourquoi
Vous bercez-vous d'une espérance
Dont jamais n'aurez jouissance ?
Comment, me voulez-vous honnir ?
Car ce serait moult me trahir
Que de vouloir ôter la rose
Du rosier où elle repose.
C'est d'un coeur pervers, insensé,
Que l'ôter d'où Dieu l'a placé.
Moult vilaine est votre demande,
Laissez qu'il croisse et qu'il s'amende,
Car ne voudrais le voir ravir
Au rosier qui l'a fait fleurir,
Sachez-le bien, pour rien au monde."
Soudain surgit Danger l'immonde,
 

Fol. 23 : Bel-Accueil offre à l'Amant une feuille du rosier
 
Fol. 22v : Bel-Accueil ouvre à l'Amant le passage pour voir les roses
 

Fol. 22v : Bel-Accueil ouvre à l'Amant le passage pour voir les roses
 

Plus de détails sur la page


Bel-Accueil parle :
———
Vous plairait-il de passer la haie,
Bel ami, qui tant vous effraie,
Pour l'odeur des roses sentir ?
Je puis combler votre désir.
Vous n'aurez mal ni vilenie


[ Enluminure]


Si vous vous gardez de folie.
Si je puis en rien vous aider,
Je ne me ferai pas prier,
Et je m'offre en toute franchise
A vous servir à votre guise.
L'Amant parle :
 A Bel-Accueil j'ai répondu :
"Sire, j'accepte confondu
Votre promesse et vous rends grâce,
Car votre bonté me surpasse ;
Mais vous parlez si franchement
Que je ne puis faire autrement
Que d'accepter par déférence."
Lors donc, grâce à son assistance,
Je franchis ronces, églantiers,
Qui me séparaient des rosiers,
Et fus cherchant la fleur aimée
Plus que toute autre parfumée,
Et Bel-Accueil m'accompagnait.
Lors bien heureux mon coeur était
D'approcher de si près la rose
Que je voyais là fraîche éclose,
 Et Bel-Accueil moult je bénis
Quand de si près le bouton vis.
Mais, hélas! fâcheuse rencontre !
Un vilain dormait à l'encontre ;
C'était Danger, l'affreux closier
Et le gardien du beau rosier.
Pour ceux épier et surprendre
Qu'il voit au rosier la main tendre,
Il était, le traître, couché
Sous l'herbe et les feuilles caché.
Le chien n'était pas seul, du reste,
Car je vis, compagnon funeste,
Malebouche le clabaudeur
Après lui traînant Honte et Peur.
De tous la meilleure était Honte ;
Car aussi bien si l'on remonte
A sa naissance et sa maison,
Elle est de la sage Raison
La fille, et Méfait est son père,
Monstre hideux et sanguinaire.
Jamais Raison ne lui céda,
Un regard seul la féconda;
Et lorsque Dieu Honte fit naître,
Chasteté qui dame doit être
Et des roses et des boutons,
Seule à la merci des gloutons,
En vain implorait assistance.
Vénus l'avait en sa puissance,
Vénus qui, le jour et la nuit,
Et roses et boutons ravit.
Chasteté par Vénus navrée
A Raison vint toute éplorée
Et sa fille lui demanda.
Raison sa prière exauça
———
Et lui sera sur sa requête
Honte qui est simple et honnête,
Et pour les roses mieux garnir,
Jalousie aussi fit venir
Peur toujours prête à son service
Contre Vénus et sa malice.

Fol. 22v : Bel-Accueil ouvre à l'Amant le passage pour voir les roses
 
Fol. 23 : Bel-Accueil offre à l'Amant une feuille du rosier
 

Fol. 23 : Bel-Accueil offre à l'Amant une feuille du rosier
 

Plus de détails sur la page


Ainsi, ces trois gardiens fâcheux
Veillaient que nul audacieux
Ne vînt rose ou bouton soustraire.
Au bout de ma dure carrière,
J'étais, si ne fusse épié ;
Car mon gent et doux allié,
Bel-Accueil, s'efforçait de faire
Tout ce qu'il savait pour me plaire,
Souvent m'exhortait d'approcher
Vers le bouton, et de toucher
Du moins le Rosier qui le porte,
M'encourageant de toute sorte.
Il fut, prévenant mon désir,
Une verte feuille cueillir
Tout proche de la rose née
Et qu'aussitôt il m'a donnée.


[Enluminure ]


De la feuille alors je me fis
Parure, et quand je me sentis
Bel-Accueil aussi favorable,
Je crus mon succès véritable,
Et mon courage ranimant,
Je dis à Bel-Accueil comment
D'Amour j'étais, une victime :
"Sire, à moi nul bonheur n'estime
Que par une chose advenir,
Car je sens en mon coeur sévir
Une cruelle maladie.
Mon audace excuser vous prie,
Car j'ai peur de vous courroucer :
Mieux voudrais me voir dépecer
A couteaux d'acier pièce à pièce
Que de rien faire qui vous blesse.
Bel-Accueil :
Dites, fait-il, votre vouloir,
Jamais ne me verrez douloir
De rien que vous me puissiez dire.
L'Amant :
Lors je lui dis : "Sachez, beau sire,
Qu'Amour me fait beaucoup souffrir,
A vous je n'oserais mentir.
Il m'a fait au coeur cinq blessures,
Point ne guériront mes tortures
Si le bouton ne m'est baillé
Plus que tout autre bien taillé ;
Il est ma mort, il est ma vie,
Et rien de plus mon coeur n'envie."
Alors Bel-Accueil plein d'effroi :
"Frère, répondit-il, pourquoi
Vous bercez-vous d'une espérance
Dont jamais n'aurez jouissance ?
Comment, me voulez-vous honnir ?
Car ce serait moult me trahir
Que de vouloir ôter la rose
Du rosier où elle repose.
C'est d'un coeur pervers, insensé,
Que l'ôter d'où Dieu l'a placé.
Moult vilaine est votre demande,
Laissez qu'il croisse et qu'il s'amende,
Car ne voudrais le voir ravir
Au rosier qui l'a fait fleurir,
Sachez-le bien, pour rien au monde."
Soudain surgit Danger l'immonde,
 

Fol. 23 : Bel-Accueil offre à l'Amant une feuille du rosier
 
Fol. 23v : Danger tance Bel-Accueil qui a mené l'Amant près de la Rose
 

Fol. 23v : Danger tance Bel-Accueil qui a mené l'Amant près de la Rose
 

Plus de détails sur la page


Soudain surgit Danger l'immonde,
———
Du gîte où il s'était glissé,
Grand et noir, le poil hérissé,
Les yeux comme une flamme ardente,
Nez camus, face repoussante,
Il criait comme un forcené :


[ Enluminure]


"Bel-Accueil ; qu'avez-vous mené
Ce vassal auprès de la Rose ?
Par Dieu, vous fîtes belle chose,
Il veut votre avilissement.
Malheur! si de vous seulement
Ne me venait cette avanie ?
Félon servir, c'est félonie.
Or vous lui faites grande bonté ;
Lui vous rend honte et vileté.
Fuyez, vassal, loin de ma vue ;
Hors de là, sinon je vous tue !
Bel-Accueil mal vous connaissait
Qui de vous servir s'efforçait ;
Car bien est maintenant prouvée
La trahison qu'avez couvée.
Ne songez pas â me tromper
Ni devers moi vous disculper.
L'Amant parle :
Je voyais, saisi d'épouvante,
Sa face noire et grimaçante
Qui menaçait de m'assaillir.
Je m'en fus vite refranchir
La haie, et cette horrible bête
De loin criait, branlant la tête :
Si jamais revenez un jour,
Je vous ménage un mauvais tour !
 Bel-Accueil avait pris la fuite ;
Epuisé de telle poursuite,
Je restai honteux, interdit,
Repassant ce que j'avais dit.
Alors je compris ma folie
Et combien mon âme remplie
Etait d'amertume et d'horreur.
Ce qui plus torturait mon coeur,
C'était l'infranchissable haie.
Seul celui qui l'amour essaie
Connaît l'angoisse et la douleur,
Et la souffrance et le malheur.
Amour vers moi trop bien s'acquitte
De la peine qu'il m'a prédite.
Nul ne saurait même penser
Ni bouche d'homme recenser
Le quart de tout ce que j'endure,
Et quand de la Rose, vous jure,
Il me souvient, c'est à mourir ;
Pourtant il me convient de partir.
En ce point j'ai fait longue route
Tant qu'enfin m'aperçut sans doute
La dame du haut de sa tour
Qui fait bonne garde à l'entour ;
Raison est la dame appelée.

Fol. 23v : Danger tance Bel-Accueil qui a mené l'Amant près de la Rose
 
Fol. 24 : Raison sermonne l'Amant
 

Fol. 24 : Raison sermonne l'Amant
 

Plus de détails sur la page

Et je la vis venir à moi,
Ni jeune, ni vieille, ma foi,
Et ni trop haute, ni trop basse,
Et ni trop maigre, ni trop grasse.
Les yeux qui en son chef étaient
———
A deux étoiles ressemblaient
Ceignait son chef une couronne,
Bien ressemblait haute personne.
A son semblant, ses traits exquis,
On sentait que du paradis
Elle vint, car jamais Nature
Ne tailla telle créature.
Sachez, si la lettre ne ment,
Dieu la fit assurément
A sa semblance et son image,
Et lui donna tel avantage
Qu'elle peut les hommes guérir
De folie ou les garantir,
S'ils veulent ses conseils entendre.
Me voyant tant de pleurs répandre,
Lors ainsi Raison commença :
Raison qui parle à l'Amant :
Bel ami, ce qui te causa
Tant de mal, c'est folle jeunesse
Et du beau temps de mai l'ivresse
Qui ton coeur fit trop égayer.
Mal te prit d'aller ombroyer
Au verger dont Oiseuse porte
La clef dont elle ouvrit la porte.
Oui, c'est elle qui t'a trahi ;
Sans elle Amour ne t'eût pas nui.
Bien fol qui s'accointe d'Oiseuse,
Accointance trop périlleuse !
Pour ton mal elle t'a conduit
Au verger qu'habite Déduit.
Puisque tu connais ta folie,
Il faut la réparer. Oublie
D'abord et hâte-toi de fuir
Le conseil qui t'a fait faillir.
Belle erreur est qui se pallie,
Et si jeune homme fait folie,
L'on ne doit point s'émerveiller.
Or donc je te vais conseiller.
Eteins cette amoureuse envie,
Cause de la chétive vie
Dont je te vois si tourmenté.
Je n'entrevois pour toi santé
Ni guérison par autre voie,
Car Danger se fait moult grande joie,
Le félon, de te guerroyer.
Ne va pas à lui t'essayer.
Encor Danger pour rien ne compte
A côté de ma fille Honte,
Qui les Rosiers garde et défend
D'un oeil actif et vigilant.
C'est elle surtout qu'il faut craindre
Pour ton fatal désir contraindre.
Et Malebouche les soutient ;
Malheur à qui les toucher vient !
Devant que soit faite la chose,
Déjà par cent lieux il en glose.
Moult as à faire à dure gent ;
Or vois lequel est plus urgent
Ou de laisser, ou de poursuivre
Ce qui te fait à douleur vivre.
De ce mal Amour est le nom,
Plutôt folie, et pourquoi non ?
———
Folie, oui, pour Dieu ! je préfère,
Car amoureux ne sait bien faire,
Nul profit n'en saurait avoir ;
S'il est clerc, il perd son savoir,
Et s'il suit une autre carrière,
Il ne saurait l'exploiter guère,
Et de peines .cent fois autant
Souffre qu'ermite ou moine blanc.
La peine en est démesurée,
Le plaisir de courte durée,
Et pour ce bonheur d'un instant
Qui leur échappe bien souvent,
Combien leur existence jouent
Qui la plupart au port échouent ?
Pourquoi mon conseil n'attendis
Quand au Dieu d'Amours te rendis ?
C'est ton coeur, hélas ! trop volage
Qui subit ce fol esclavage ;
Vite folie on entreprend,
Mais on en sort moult durement.
Or, ce fatal amour oublie
Dont tu vis, mais qui t'humilie,
Car la démence va croissant
Si contre elle on ne se défend.
Ton frein avec courage broie,
Dompte ce coeur qui te guerroie,
Car son coeur qui trop souvent croit
Toujours s'égare et se déçoit.
Résiste donc sans défaillance
Encontre ce que ton coeur pense.

Fol. 24 : Raison sermonne l'Amant
 
Fol. 23v : Danger tance Bel-Accueil qui a mené l'Amant près de la Rose
 

Fol. 23v : Danger tance Bel-Accueil qui a mené l'Amant près de la Rose
 

Plus de détails sur la page


Soudain surgit Danger l'immonde,
———
Du gîte où il s'était glissé,
Grand et noir, le poil hérissé,
Les yeux comme une flamme ardente,
Nez camus, face repoussante,
Il criait comme un forcené :


[ Enluminure]


"Bel-Accueil ; qu'avez-vous mené
Ce vassal auprès de la Rose ?
Par Dieu, vous fîtes belle chose,
Il veut votre avilissement.
Malheur! si de vous seulement
Ne me venait cette avanie ?
Félon servir, c'est félonie.
Or vous lui faites grande bonté ;
Lui vous rend honte et vileté.
Fuyez, vassal, loin de ma vue ;
Hors de là, sinon je vous tue !
Bel-Accueil mal vous connaissait
Qui de vous servir s'efforçait ;
Car bien est maintenant prouvée
La trahison qu'avez couvée.
Ne songez pas â me tromper
Ni devers moi vous disculper.
L'Amant parle :
Je voyais, saisi d'épouvante,
Sa face noire et grimaçante
Qui menaçait de m'assaillir.
Je m'en fus vite refranchir
La haie, et cette horrible bête
De loin criait, branlant la tête :
Si jamais revenez un jour,
Je vous ménage un mauvais tour !
 Bel-Accueil avait pris la fuite ;
Epuisé de telle poursuite,
Je restai honteux, interdit,
Repassant ce que j'avais dit.
Alors je compris ma folie
Et combien mon âme remplie
Etait d'amertume et d'horreur.
Ce qui plus torturait mon coeur,
C'était l'infranchissable haie.
Seul celui qui l'amour essaie
Connaît l'angoisse et la douleur,
Et la souffrance et le malheur.
Amour vers moi trop bien s'acquitte
De la peine qu'il m'a prédite.
Nul ne saurait même penser
Ni bouche d'homme recenser
Le quart de tout ce que j'endure,
Et quand de la Rose, vous jure,
Il me souvient, c'est à mourir ;
Pourtant il me convient de partir.
En ce point j'ai fait longue route
Tant qu'enfin m'aperçut sans doute
La dame du haut de sa tour
Qui fait bonne garde à l'entour ;
Raison est la dame appelée.

Fol. 23v : Danger tance Bel-Accueil qui a mené l'Amant près de la Rose
 
Fol. 24 : Raison sermonne l'Amant
 

Fol. 24 : Raison sermonne l'Amant
 

Plus de détails sur la page

Et je la vis venir à moi,
Ni jeune, ni vieille, ma foi,
Et ni trop haute, ni trop basse,
Et ni trop maigre, ni trop grasse.
Les yeux qui en son chef étaient
———
A deux étoiles ressemblaient
Ceignait son chef une couronne,
Bien ressemblait haute personne.
A son semblant, ses traits exquis,
On sentait que du paradis
Elle vint, car jamais Nature
Ne tailla telle créature.
Sachez, si la lettre ne ment,
Dieu la fit assurément
A sa semblance et son image,
Et lui donna tel avantage
Qu'elle peut les hommes guérir
De folie ou les garantir,
S'ils veulent ses conseils entendre.
Me voyant tant de pleurs répandre,
Lors ainsi Raison commença :
Raison qui parle à l'Amant :
Bel ami, ce qui te causa
Tant de mal, c'est folle jeunesse
Et du beau temps de mai l'ivresse
Qui ton coeur fit trop égayer.
Mal te prit d'aller ombroyer
Au verger dont Oiseuse porte
La clef dont elle ouvrit la porte.
Oui, c'est elle qui t'a trahi ;
Sans elle Amour ne t'eût pas nui.
Bien fol qui s'accointe d'Oiseuse,
Accointance trop périlleuse !
Pour ton mal elle t'a conduit
Au verger qu'habite Déduit.
Puisque tu connais ta folie,
Il faut la réparer. Oublie
D'abord et hâte-toi de fuir
Le conseil qui t'a fait faillir.
Belle erreur est qui se pallie,
Et si jeune homme fait folie,
L'on ne doit point s'émerveiller.
Or donc je te vais conseiller.
Eteins cette amoureuse envie,
Cause de la chétive vie
Dont je te vois si tourmenté.
Je n'entrevois pour toi santé
Ni guérison par autre voie,
Car Danger se fait moult grande joie,
Le félon, de te guerroyer.
Ne va pas à lui t'essayer.
Encor Danger pour rien ne compte
A côté de ma fille Honte,
Qui les Rosiers garde et défend
D'un oeil actif et vigilant.
C'est elle surtout qu'il faut craindre
Pour ton fatal désir contraindre.
Et Malebouche les soutient ;
Malheur à qui les toucher vient !
Devant que soit faite la chose,
Déjà par cent lieux il en glose.
Moult as à faire à dure gent ;
Or vois lequel est plus urgent
Ou de laisser, ou de poursuivre
Ce qui te fait à douleur vivre.
De ce mal Amour est le nom,
Plutôt folie, et pourquoi non ?
———
Folie, oui, pour Dieu ! je préfère,
Car amoureux ne sait bien faire,
Nul profit n'en saurait avoir ;
S'il est clerc, il perd son savoir,
Et s'il suit une autre carrière,
Il ne saurait l'exploiter guère,
Et de peines .cent fois autant
Souffre qu'ermite ou moine blanc.
La peine en est démesurée,
Le plaisir de courte durée,
Et pour ce bonheur d'un instant
Qui leur échappe bien souvent,
Combien leur existence jouent
Qui la plupart au port échouent ?
Pourquoi mon conseil n'attendis
Quand au Dieu d'Amours te rendis ?
C'est ton coeur, hélas ! trop volage
Qui subit ce fol esclavage ;
Vite folie on entreprend,
Mais on en sort moult durement.
Or, ce fatal amour oublie
Dont tu vis, mais qui t'humilie,
Car la démence va croissant
Si contre elle on ne se défend.
Ton frein avec courage broie,
Dompte ce coeur qui te guerroie,
Car son coeur qui trop souvent croit
Toujours s'égare et se déçoit.
Résiste donc sans défaillance
Encontre ce que ton coeur pense.

Fol. 24 : Raison sermonne l'Amant
 
Fol. 25v : L'Amant supplie Danger de le pardonner
 

Fol. 25v : L'Amant supplie Danger de le pardonner
 

Plus de détails sur la page


A Danger vins d'un pas timide
Et de faire ma paix avide,
Mais sans la clôture franchir
Pour ne pas lui désobéir.
Là seul sur ses pieds il se dresse
Feignant grande fureur et rudesse,
Brandissant son bâton noueux.
La tête basse et tout honteux
Je lui dis : "Vous me voyez, Sire,
Accouru pour pardon vous dire
Et combien je suis attristé
De vous avoir tant irrité.
S'il faut que mon crime j'amende,
Je suis prêt, que Danger commande.
Mais Amour possède mon coeur,
Lui seul est cause de l'erreur.
Mon seul désir est de ne faire
Que ce qui peut vous satisfaire,
Et j'aime mieux cent fois souffrir
Que votre vengeance encourir.
Avoir de moi merci vous prie,
Or, apaisez votre furie
Qui me glace de grand effroi,
Et je vous jure par ma foi
Que je saurai si bien me prendre
Que jamais n'y pourrez reprendre.
———
Veuillez mon pardon m'octroyer,
Ce ne pouvez me dénier.
Ah ! permettez que j'aime encore,
Nulle autre chose je n'implore ;
Toutes vos autres volontés
Ferai si ce me permettez.
Ne repoussez pas ma prière ;
Jusqu'au bout je serai sincère,
Car ne peut plus qu'aimer mon coeur
Pour mon bien ou pour mon malheur ;
Mais pour mon poids d'argent je n'ose
Rien faire qui vous indispose.


[ Enluminure]


Danger hésita longuement
A calmer son ressentiment.
A la fin, je fus si tenace
Qu'il daigna m'accorder ma grâce
Et me répondit brièvement :
Danger :
C'est parler raisonnablement,
Et je ne veux pas t'éconduire ;
Sache que n'ai vers toi point d'ire.
Que m'importe ? Aime s'il le faut,
Ce ne me fait ni froid, ni chaud.
Aime donc ; mais fort tu t'exposes
Toutefois trop près de mes Roses,
Et si tu veux mon bras sentir,
Viens-t'en la clôture franchir !
L'Amant :
Ainsi m'octroya ma requête.
Et d'Ami lors me mis en quête
Pour lui conter. Quand il l'ouït,
Ce bon compagnon s'éjouit.
Ami :
Or va, dit-il, bien votre affaire,
Encor vous sera débonnaire
Danger ; maint en a profité
Qui sut flatter sa vanité.
S'il était pris en bonne veine,
II eût pitié de votre peine,
Car il n'est si féroce coeur
Que n'attendrisse la douleur.
Or sachez souffrir et attendre
Tant qu'en bon point le puissiez prendre.
L'Amant :
Moult me conforte doucement
Ami, qui mon contentement
Tout aussi bien que moi désire.
Enfin je dus adieu lui dire
Pour courir bien vite au verger ;
Car il faut que malgré Danger
Le bouton encore je voie,
Puisque avoir n'en puis autre joie.
 Danger, lui, prend garde souvent
Si je viole mon serment ;
Mais sa menace est si sévère
Que vouloir n'ai de lui méfaire,
Et me suis peiné longuement
De faire son commandement
Pour le séduire et pour lui plaire.
Cependant je me désespère
D'attendre sa paix si longtemps ;
Il ouït mes gémissements
———
Près la clôture que je n'ose
Passer pour aller à la Rose ;
Il me voit soupirer, gémir,
Mais toujours me laisse languir.
Tant j'ai fait, qu'il a vu, je pense,
A cette morne contenance
Combien dieu d'Amours m'opprimait,
Et que mon âme ne tramait
Ni déloyauté, ni feintise.
Pourtant sa cruauté méprise
Mes larmes et mon déconfort,
Et ne daigne se fondre encor.

Fol. 25v : L'Amant supplie Danger de le pardonner
 
Fol. 26 : Franchise et Pitié prennent le parti de l'Amant contre Danger
 

Fol. 26 : Franchise et Pitié prennent le parti de l'Amant contre Danger
 

Plus de détails sur la page


Comme j'étais en cette peine,
Voilà que Dieu soudain amène
Franchise et Pitié pour m'aider.
Toutes deux alors sans tarder
A Danger tout droit se dirigent,
Car mes maux l'une et l'autre affligent ;
Elles viennent secours m'offrir
En me voyant ainsi souffrir.


[ Enluminure]


Ici prennent Franchise et Pitié
le parti de l'Amant contre Danger
 En premier la parole est prise
Par la compatissante Franchise
Danger, dit-elle, Dieu m'entend.
Vous avez tort envers l'Amant
Que votre rage tant malmène,
Et c'est chose par trop vilaine,
Car je n'ai mie encore appris
Qu'il se soit envers nous mépris.
Or si d'aimer le veut contraindre
Amour, pourquoi donc vous en plaindre ?
Las ! il est encore plus cruel
Que vous au tendre damoisel.
Amour sans cesse le tourmente
Et ne veut pas qu'il se repente ;
Aussi tout vif dût-il brûler
Il ne peut son joug secouer.
Mais, beau sire, que vous avance
De tant lui faire violence ?
De vous aimer puisqu'il promet
En bon et fidèle sujet,
Pourquoi lui déclarer la guerre ?
En ses lacs si l'a pris naguère
Amour, et le fait vous servir,
Pour ce le devez-vous hair ?
Il faut l'épargner au contraire,
Et mieux qu'un libertin vulgaire ;
Toute âme généreuse doit
Secourir plus petit que soi.
Moult a dur coeur qui ne se plie
Quand un malheureux le supplie.
Pitié parle
 Pitié répond : C'est vérité ;
Malice vainc humilité,
Mais quant la malice est trop dure
Elle devient cruauté pure.
Pour ce, je vous requiers, Danger,
De votre guerre ménager
Envers l'innocente victime
Qu'Amour pour sa droiture estime.
Avis m'est que vous l'éprouvez
———
Beaucoup plus que vous ne devez.
C'est déjà male pénitence
Que le priver de l'accointance
De Bel-Accueil son confident,
Car il ne convoite rien tant.
Sa peine était déjà bien dure,
Vous avez doublé sa torture ;
Or, est-il mort, anéanti,
Que Bel-Accueil lui soit ravi.
Amour assez le persécute,
Faut-il encor qu'il soit en butte
A de plus grands malheurs ? Hélas !
Les grandir vous ne sauriez pas ;
C'est cruauté bien inutile,
Laissez-le donc aimer tranquille.
Franchise et ses voeux exaucez,
Bel-Accueil désormais laissez
Qu'aucune grâce il lui accorde,
A tout pécheur miséricorde.
Moult est trop cruel et félon
Qui refuse à nous un pardon ;
Qu'au moins pour nous Danger le fasse.
Nous vous le demandons en grâce.
Danger ne peut plus refuser ;
Lors il consent à s'apaiser.

Fol. 26 : Franchise et Pitié prennent le parti de l'Amant contre Danger
 
Fol. 25v : L'Amant supplie Danger de le pardonner
 

Fol. 25v : L'Amant supplie Danger de le pardonner
 

Plus de détails sur la page


A Danger vins d'un pas timide
Et de faire ma paix avide,
Mais sans la clôture franchir
Pour ne pas lui désobéir.
Là seul sur ses pieds il se dresse
Feignant grande fureur et rudesse,
Brandissant son bâton noueux.
La tête basse et tout honteux
Je lui dis : "Vous me voyez, Sire,
Accouru pour pardon vous dire
Et combien je suis attristé
De vous avoir tant irrité.
S'il faut que mon crime j'amende,
Je suis prêt, que Danger commande.
Mais Amour possède mon coeur,
Lui seul est cause de l'erreur.
Mon seul désir est de ne faire
Que ce qui peut vous satisfaire,
Et j'aime mieux cent fois souffrir
Que votre vengeance encourir.
Avoir de moi merci vous prie,
Or, apaisez votre furie
Qui me glace de grand effroi,
Et je vous jure par ma foi
Que je saurai si bien me prendre
Que jamais n'y pourrez reprendre.
———
Veuillez mon pardon m'octroyer,
Ce ne pouvez me dénier.
Ah ! permettez que j'aime encore,
Nulle autre chose je n'implore ;
Toutes vos autres volontés
Ferai si ce me permettez.
Ne repoussez pas ma prière ;
Jusqu'au bout je serai sincère,
Car ne peut plus qu'aimer mon coeur
Pour mon bien ou pour mon malheur ;
Mais pour mon poids d'argent je n'ose
Rien faire qui vous indispose.


[ Enluminure]


Danger hésita longuement
A calmer son ressentiment.
A la fin, je fus si tenace
Qu'il daigna m'accorder ma grâce
Et me répondit brièvement :
Danger :
C'est parler raisonnablement,
Et je ne veux pas t'éconduire ;
Sache que n'ai vers toi point d'ire.
Que m'importe ? Aime s'il le faut,
Ce ne me fait ni froid, ni chaud.
Aime donc ; mais fort tu t'exposes
Toutefois trop près de mes Roses,
Et si tu veux mon bras sentir,
Viens-t'en la clôture franchir !
L'Amant :
Ainsi m'octroya ma requête.
Et d'Ami lors me mis en quête
Pour lui conter. Quand il l'ouït,
Ce bon compagnon s'éjouit.
Ami :
Or va, dit-il, bien votre affaire,
Encor vous sera débonnaire
Danger ; maint en a profité
Qui sut flatter sa vanité.
S'il était pris en bonne veine,
II eût pitié de votre peine,
Car il n'est si féroce coeur
Que n'attendrisse la douleur.
Or sachez souffrir et attendre
Tant qu'en bon point le puissiez prendre.
L'Amant :
Moult me conforte doucement
Ami, qui mon contentement
Tout aussi bien que moi désire.
Enfin je dus adieu lui dire
Pour courir bien vite au verger ;
Car il faut que malgré Danger
Le bouton encore je voie,
Puisque avoir n'en puis autre joie.
 Danger, lui, prend garde souvent
Si je viole mon serment ;
Mais sa menace est si sévère
Que vouloir n'ai de lui méfaire,
Et me suis peiné longuement
De faire son commandement
Pour le séduire et pour lui plaire.
Cependant je me désespère
D'attendre sa paix si longtemps ;
Il ouït mes gémissements
———
Près la clôture que je n'ose
Passer pour aller à la Rose ;
Il me voit soupirer, gémir,
Mais toujours me laisse languir.
Tant j'ai fait, qu'il a vu, je pense,
A cette morne contenance
Combien dieu d'Amours m'opprimait,
Et que mon âme ne tramait
Ni déloyauté, ni feintise.
Pourtant sa cruauté méprise
Mes larmes et mon déconfort,
Et ne daigne se fondre encor.

Fol. 25v : L'Amant supplie Danger de le pardonner
 
Fol. 26 : Franchise et Pitié prennent le parti de l'Amant contre Danger
 

Fol. 26 : Franchise et Pitié prennent le parti de l'Amant contre Danger
 

Plus de détails sur la page


Comme j'étais en cette peine,
Voilà que Dieu soudain amène
Franchise et Pitié pour m'aider.
Toutes deux alors sans tarder
A Danger tout droit se dirigent,
Car mes maux l'une et l'autre affligent ;
Elles viennent secours m'offrir
En me voyant ainsi souffrir.


[ Enluminure]


Ici prennent Franchise et Pitié
le parti de l'Amant contre Danger
 En premier la parole est prise
Par la compatissante Franchise
Danger, dit-elle, Dieu m'entend.
Vous avez tort envers l'Amant
Que votre rage tant malmène,
Et c'est chose par trop vilaine,
Car je n'ai mie encore appris
Qu'il se soit envers nous mépris.
Or si d'aimer le veut contraindre
Amour, pourquoi donc vous en plaindre ?
Las ! il est encore plus cruel
Que vous au tendre damoisel.
Amour sans cesse le tourmente
Et ne veut pas qu'il se repente ;
Aussi tout vif dût-il brûler
Il ne peut son joug secouer.
Mais, beau sire, que vous avance
De tant lui faire violence ?
De vous aimer puisqu'il promet
En bon et fidèle sujet,
Pourquoi lui déclarer la guerre ?
En ses lacs si l'a pris naguère
Amour, et le fait vous servir,
Pour ce le devez-vous hair ?
Il faut l'épargner au contraire,
Et mieux qu'un libertin vulgaire ;
Toute âme généreuse doit
Secourir plus petit que soi.
Moult a dur coeur qui ne se plie
Quand un malheureux le supplie.
Pitié parle
 Pitié répond : C'est vérité ;
Malice vainc humilité,
Mais quant la malice est trop dure
Elle devient cruauté pure.
Pour ce, je vous requiers, Danger,
De votre guerre ménager
Envers l'innocente victime
Qu'Amour pour sa droiture estime.
Avis m'est que vous l'éprouvez
———
Beaucoup plus que vous ne devez.
C'est déjà male pénitence
Que le priver de l'accointance
De Bel-Accueil son confident,
Car il ne convoite rien tant.
Sa peine était déjà bien dure,
Vous avez doublé sa torture ;
Or, est-il mort, anéanti,
Que Bel-Accueil lui soit ravi.
Amour assez le persécute,
Faut-il encor qu'il soit en butte
A de plus grands malheurs ? Hélas !
Les grandir vous ne sauriez pas ;
C'est cruauté bien inutile,
Laissez-le donc aimer tranquille.
Franchise et ses voeux exaucez,
Bel-Accueil désormais laissez
Qu'aucune grâce il lui accorde,
A tout pécheur miséricorde.
Moult est trop cruel et félon
Qui refuse à nous un pardon ;
Qu'au moins pour nous Danger le fasse.
Nous vous le demandons en grâce.
Danger ne peut plus refuser ;
Lors il consent à s'apaiser.

Fol. 26 : Franchise et Pitié prennent le parti de l'Amant contre Danger
 
Fol. 27v : Vénus plaide la cause de l'Amant à Bel-Accueil qu'elle enflamme de son brandon
— Bel-Accueil octroie à l'Amant la faveur d'embrasser la Rose
 

Fol. 27v : Vénus plaide la cause de l'Amant à Bel-Accueil qu'elle enflamme de son brandon
— Bel-Accueil octroie à l'Amant la faveur d'embrasser la Rose
 

Plus de détails sur la page

Vénus va droit à Bel-Accueil
Et céans commence à lui dire :


[ Enluminure]


Pourquoi vous montrez-vous, beau Sire,
Vers cet amant si dédaigneux,
Et de ce baiser savoureux
Pourquoi si longtemps vous défendre ?
Car vous devez voir et comprendre
Qu'il aime en toute loyauté,
Et suffisante est sa beauté
Pour vaincre votre indifférence.
Quelle grâce, quelle élégance !
Comme il est beau, comme il est gent,
A tout le monde doux et franc !
Puis il est à la fleur de l'âge,
Ce n'est pas son moindre avantage.
Si, dédaignant de l'apaiser,
Lui refuser ce doux baiser
Je voyais dame ou châtelaine,
Je la tiendrais pour moult vilaine.
Accordez-lui cette douceur,
Mieux n'emploirez votre faveur.
Car il a, je crois, douce haleine,
Et sa bouche n'est pas vilaine,
Il semble fait pour les désirs,
Pour les soulas et les plaisirs ;
Il a les lèvres vermeillettes
Et les dents si blanches et nettes
Qu'ordure ou tache l'on n'y voit ;
A mon avis, c'est à bon droit
Qu'un baiser au moins on lui donne ;
Faites-le donc, je vous l'ordonne,
Car plus vous aurez attendu,
Plus vous aurez de temps perdu.


[ Enluminure]


Bel-Accueil, quand il sentit prendre
En lui le feu, sans plus attendre,
D’un baiser m'octroya le don.
Tant fit Vénus et son brandon
Qu'il n'osa faire résistance.
Lors vers la Rose je m'élance
Cueillir le savoureux baiser.
Quel bonheur, vous devez penser !
Soudain un doux parfum m'inonde
Dissipant ma douleur profonde,
Et adoucit le mal d'aimer
Qui tant me soulait être amer.
Onques tant ne me sentis d'aise,
Moult guérit qui telle fleur baise
Si suave et qui si bon sent.
Je ne serai plus si dolent,
Il suffira qu'il m'en souvienne
———
Et de joie aurai l'âme pleine !
Et pourtant j'ai bien des ennuis
Soufferts et de bien tristes nuits
Depuis que j'ai baisé la Rose !
Jamais tant la mer ne repose
Que ne la trouble un peu de vent.
Amour aussi change souvent ;
Il blesse et guérit eu une heure,
En un point guère ne demeure.

Fol. 27v : Vénus plaide la cause de l'Amant à Bel-Accueil qu'elle enflamme de son brandon
— Bel-Accueil octroie à l'Amant la faveur d'embrasser la Rose
 
Fol. 28 : Malebouche (la médisance) dénonce l'Amant à Jalousie — Jalousie tance Bel-Accueil pour avoir permis le baiser entre la Rose et l'Amant
 

Fol. 28 : Malebouche (la médisance) dénonce l'Amant à Jalousie — Jalousie tance Bel-Accueil pour avoir permis le baiser entre la Rose et l'Amant
 

Plus de détails sur la page


Maintenant je vous vais conter
Comment vint me persécuter
Honte qui me fut si fatale,
Comment fut la tour infernale
Bâtie et le beau château fort
Qui tant d'Amour brava l'effort.
Toute l'histoire en veux poursuivre
Et céans mettre dans mon livre.
Je l'espère, elle charmera
La belle qui m'en donnera,
S'elle y consent, la récompense
Mieux que nulle autre, sans doutance
Malebouche qui le projet
Des amants prévient et défait,
Pour le plaisir de leur mal faire
Et jamais ne saurait se taire,
S'aperçut du tendre méfait
Que pour moi Bel-Accueil a fait.
Ce fils d'une vieille grogneuse,
La langue amère et venimeuse
Et piquante et mordante avait,
Tout par lui sa mère savait.
 Malebouche dès lors commence
A nous épier en silence,
Et dit qu'il gage bien un oeil
Qu'entre moi et puis Bel-Accueil
Se trame quelque male chose.
Tant le fol fait sur nous de glose,
Le fils de Courtoisie et moi,
Qu'enfin toute pleine d'effroi
S'éveille et lève Jalousie


[ Enluminure]


Quand la nouvelle elle eut ouïe.
Soudain sur ses pieds elle fut,
Et comme une folle courut
A Bel-Accueil qui voudrait être
A Étampes ou Meaux peut-être.
Jalousie parle :
Elle a Bel-Accueil assailli
"Vilain, qui te rend si hardi
De rechercher ainsi cet homme


[ Enluminure]


Dont j'ai mauvais soupçon en somme ?
———
Bien aisément, à mon avis,
Les étrangers prends pour amis.
En toi désormais ne me fie,
Et puisque n'ai d'autre sortie,
Je te vais de liens serrer
Ou dans une tour enserrer.
Trop s'est de toi Honte éloignée
Et ne s'est pas assez donnée
A te garder et tenir court,
Et m'est avis qu'elle secourt
Bien mal Chasteté, puisque laisse
Le premier venu, par simplesse,
Dedans notre pourpris entrer,
Pour tous deux nous déshonorer."
Bel-Acceuil, la langue interdite,
Hésitait ; il eût pris la fuite,
Mais elle l'avait là trouvé
Et pris avec moi tout prouvé.
Aussi quand je vis la fâcheuse
Courir hurlante et furieuse,
Je m'esquivai moult inquiet,
Ennuyé de tout ce caquet.

Fol. 28 : Malebouche (la médisance) dénonce l'Amant à Jalousie — Jalousie tance Bel-Accueil pour avoir permis le baiser entre la Rose et l'Amant
 
Fol. 27v : Vénus plaide la cause de l'Amant à Bel-Accueil qu'elle enflamme de son brandon
— Bel-Accueil octroie à l'Amant la faveur d'embrasser la Rose
 

Fol. 27v : Vénus plaide la cause de l'Amant à Bel-Accueil qu'elle enflamme de son brandon
— Bel-Accueil octroie à l'Amant la faveur d'embrasser la Rose
 

Plus de détails sur la page

Vénus va droit à Bel-Accueil
Et céans commence à lui dire :


[ Enluminure]


Pourquoi vous montrez-vous, beau Sire,
Vers cet amant si dédaigneux,
Et de ce baiser savoureux
Pourquoi si longtemps vous défendre ?
Car vous devez voir et comprendre
Qu'il aime en toute loyauté,
Et suffisante est sa beauté
Pour vaincre votre indifférence.
Quelle grâce, quelle élégance !
Comme il est beau, comme il est gent,
A tout le monde doux et franc !
Puis il est à la fleur de l'âge,
Ce n'est pas son moindre avantage.
Si, dédaignant de l'apaiser,
Lui refuser ce doux baiser
Je voyais dame ou châtelaine,
Je la tiendrais pour moult vilaine.
Accordez-lui cette douceur,
Mieux n'emploirez votre faveur.
Car il a, je crois, douce haleine,
Et sa bouche n'est pas vilaine,
Il semble fait pour les désirs,
Pour les soulas et les plaisirs ;
Il a les lèvres vermeillettes
Et les dents si blanches et nettes
Qu'ordure ou tache l'on n'y voit ;
A mon avis, c'est à bon droit
Qu'un baiser au moins on lui donne ;
Faites-le donc, je vous l'ordonne,
Car plus vous aurez attendu,
Plus vous aurez de temps perdu.


[ Enluminure]


Bel-Accueil, quand il sentit prendre
En lui le feu, sans plus attendre,
D’un baiser m'octroya le don.
Tant fit Vénus et son brandon
Qu'il n'osa faire résistance.
Lors vers la Rose je m'élance
Cueillir le savoureux baiser.
Quel bonheur, vous devez penser !
Soudain un doux parfum m'inonde
Dissipant ma douleur profonde,
Et adoucit le mal d'aimer
Qui tant me soulait être amer.
Onques tant ne me sentis d'aise,
Moult guérit qui telle fleur baise
Si suave et qui si bon sent.
Je ne serai plus si dolent,
Il suffira qu'il m'en souvienne
———
Et de joie aurai l'âme pleine !
Et pourtant j'ai bien des ennuis
Soufferts et de bien tristes nuits
Depuis que j'ai baisé la Rose !
Jamais tant la mer ne repose
Que ne la trouble un peu de vent.
Amour aussi change souvent ;
Il blesse et guérit eu une heure,
En un point guère ne demeure.

Fol. 27v : Vénus plaide la cause de l'Amant à Bel-Accueil qu'elle enflamme de son brandon
— Bel-Accueil octroie à l'Amant la faveur d'embrasser la Rose
 
Fol. 28 : Malebouche (la médisance) dénonce l'Amant à Jalousie — Jalousie tance Bel-Accueil pour avoir permis le baiser entre la Rose et l'Amant
 

Fol. 28 : Malebouche (la médisance) dénonce l'Amant à Jalousie — Jalousie tance Bel-Accueil pour avoir permis le baiser entre la Rose et l'Amant
 

Plus de détails sur la page


Maintenant je vous vais conter
Comment vint me persécuter
Honte qui me fut si fatale,
Comment fut la tour infernale
Bâtie et le beau château fort
Qui tant d'Amour brava l'effort.
Toute l'histoire en veux poursuivre
Et céans mettre dans mon livre.
Je l'espère, elle charmera
La belle qui m'en donnera,
S'elle y consent, la récompense
Mieux que nulle autre, sans doutance
Malebouche qui le projet
Des amants prévient et défait,
Pour le plaisir de leur mal faire
Et jamais ne saurait se taire,
S'aperçut du tendre méfait
Que pour moi Bel-Accueil a fait.
Ce fils d'une vieille grogneuse,
La langue amère et venimeuse
Et piquante et mordante avait,
Tout par lui sa mère savait.
 Malebouche dès lors commence
A nous épier en silence,
Et dit qu'il gage bien un oeil
Qu'entre moi et puis Bel-Accueil
Se trame quelque male chose.
Tant le fol fait sur nous de glose,
Le fils de Courtoisie et moi,
Qu'enfin toute pleine d'effroi
S'éveille et lève Jalousie


[ Enluminure]


Quand la nouvelle elle eut ouïe.
Soudain sur ses pieds elle fut,
Et comme une folle courut
A Bel-Accueil qui voudrait être
A Étampes ou Meaux peut-être.
Jalousie parle :
Elle a Bel-Accueil assailli
"Vilain, qui te rend si hardi
De rechercher ainsi cet homme


[ Enluminure]


Dont j'ai mauvais soupçon en somme ?
———
Bien aisément, à mon avis,
Les étrangers prends pour amis.
En toi désormais ne me fie,
Et puisque n'ai d'autre sortie,
Je te vais de liens serrer
Ou dans une tour enserrer.
Trop s'est de toi Honte éloignée
Et ne s'est pas assez donnée
A te garder et tenir court,
Et m'est avis qu'elle secourt
Bien mal Chasteté, puisque laisse
Le premier venu, par simplesse,
Dedans notre pourpris entrer,
Pour tous deux nous déshonorer."
Bel-Acceuil, la langue interdite,
Hésitait ; il eût pris la fuite,
Mais elle l'avait là trouvé
Et pris avec moi tout prouvé.
Aussi quand je vis la fâcheuse
Courir hurlante et furieuse,
Je m'esquivai moult inquiet,
Ennuyé de tout ce caquet.

Fol. 28 : Malebouche (la médisance) dénonce l'Amant à Jalousie — Jalousie tance Bel-Accueil pour avoir permis le baiser entre la Rose et l'Amant
 
Fol. 31v

Fol. 31v

Fol. 31v
Fol. 32 : L'Amant se désole d'être séparé de la Rose enclose dans la forteresse de Jalousie
 

Fol. 32 : L'Amant se désole d'être séparé de la Rose enclose dans la forteresse de Jalousie
 

Plus de détails sur la page


C'est ainsi que Fortune fait
Qui rancune aux coeurs des gens met,
Les flatte une heure et les conspue,
En un instant son semblant mue,
Une heure est morne, une heure rit,
Car sa roue un cercle décrit ;
Celui qui est dessus la roue
Retombe à son tour dans la boue,
Et quand elle veut, elle met
Le plus bas en haut au sommet
Las ! c'est moi qu'elle verse et raille
Pour mon mal vis fosse et muraille
———
Que passer n'ose ni ne puis ;
Biens et bonheur je n'ai depuis
Que Bel-Accueil avec la Rose,
Maintenant de gros murs enclose,
Emporta dedans sa prison
Et nia joie et ma guérison.
Si veut Amour que je guérisse,
Qu'il l'arrache au sombre édifice,
Car d'ailleurs ne me peut venir
Honneur, santé, bien ni plaisir.
 Bel-Accueil, ami cher et tendre,
S'il vous faut en prison attendre,
Au moins gardez-moi votre coeur !
Ne souffrez pas pour mon malheur,
A aucun prix, que la sauvage
Mette votre coeur en servage
Comme elle a fait de votre corps ;
Si elle vous navre dehors,
Ayez dedans coeur indomptable
Contre son bras impitoyable,
Et si le corps reste en prison,
Gardez le coeur de trahison.
Un fin coeur aime avec constance
Et brave haine et violence.
Si Jalousie a sans pitié
Votre coeur d'ennuis guerroyé,
Défendez-vous avec courage ;
De sa cruauté, de sa rage
Vengez-vous du moins en pensant,
Si ne pouvez faire autrement ;
Et s'il vous plaît ainsi de faire,
Ma douleur sera moins amère.
Mais je suis en moult grand souci
Que vous ne le fassiez ainsi,
Et me sachiez tout au contraire
Mauvais gré de votre misère,
Moi qui vous fis mettre en prison.
Mais, croyez-moi, de trahison
Je ne suis envers vous coupable,
Jamais de nul acte blâmable
Mon coeur n'eut à se repentir.
Mais Dieu m'aide ! Il me faut souffrir
Bien plus que vous de mon offense,
Car j'en souffre la pénitence
Plus que nul ne saura jamais ;
Pour un peu d'ire je fondrais
Quand de ma perte ai souvenance.
Bien puis-je avoir peur sans doutance
Lorsque je vois ces envieux
Traîtres et menteurs venimeux
Ainsi s'acharner à me nuire.
Ils me tueront, j'ose le dire.
Ah ! Bel-Accueil, je crois savoir
Qu'ils veulent tous vous décevoir,
N'allez pas leurs fables entendre,
A leur corde ils vous veulent pendre.
Mais je ne sais rien en, effet,


[ Enluminure]


Dieu m'aide ! Peut-être est-ce fait ?
J'ai peur, et grande est ma souffrance,
Que me mettiez en oubliance.

Fol. 32 : L'Amant se désole d'être séparé de la Rose enclose dans la forteresse de Jalousie
 
Fol. 31v

Fol. 31v

Fol. 31v
Fol. 32 : L'Amant se désole d'être séparé de la Rose enclose dans la forteresse de Jalousie
 

Fol. 32 : L'Amant se désole d'être séparé de la Rose enclose dans la forteresse de Jalousie
 

Plus de détails sur la page


C'est ainsi que Fortune fait
Qui rancune aux coeurs des gens met,
Les flatte une heure et les conspue,
En un instant son semblant mue,
Une heure est morne, une heure rit,
Car sa roue un cercle décrit ;
Celui qui est dessus la roue
Retombe à son tour dans la boue,
Et quand elle veut, elle met
Le plus bas en haut au sommet
Las ! c'est moi qu'elle verse et raille
Pour mon mal vis fosse et muraille
———
Que passer n'ose ni ne puis ;
Biens et bonheur je n'ai depuis
Que Bel-Accueil avec la Rose,
Maintenant de gros murs enclose,
Emporta dedans sa prison
Et nia joie et ma guérison.
Si veut Amour que je guérisse,
Qu'il l'arrache au sombre édifice,
Car d'ailleurs ne me peut venir
Honneur, santé, bien ni plaisir.
 Bel-Accueil, ami cher et tendre,
S'il vous faut en prison attendre,
Au moins gardez-moi votre coeur !
Ne souffrez pas pour mon malheur,
A aucun prix, que la sauvage
Mette votre coeur en servage
Comme elle a fait de votre corps ;
Si elle vous navre dehors,
Ayez dedans coeur indomptable
Contre son bras impitoyable,
Et si le corps reste en prison,
Gardez le coeur de trahison.
Un fin coeur aime avec constance
Et brave haine et violence.
Si Jalousie a sans pitié
Votre coeur d'ennuis guerroyé,
Défendez-vous avec courage ;
De sa cruauté, de sa rage
Vengez-vous du moins en pensant,
Si ne pouvez faire autrement ;
Et s'il vous plaît ainsi de faire,
Ma douleur sera moins amère.
Mais je suis en moult grand souci
Que vous ne le fassiez ainsi,
Et me sachiez tout au contraire
Mauvais gré de votre misère,
Moi qui vous fis mettre en prison.
Mais, croyez-moi, de trahison
Je ne suis envers vous coupable,
Jamais de nul acte blâmable
Mon coeur n'eut à se repentir.
Mais Dieu m'aide ! Il me faut souffrir
Bien plus que vous de mon offense,
Car j'en souffre la pénitence
Plus que nul ne saura jamais ;
Pour un peu d'ire je fondrais
Quand de ma perte ai souvenance.
Bien puis-je avoir peur sans doutance
Lorsque je vois ces envieux
Traîtres et menteurs venimeux
Ainsi s'acharner à me nuire.
Ils me tueront, j'ose le dire.
Ah ! Bel-Accueil, je crois savoir
Qu'ils veulent tous vous décevoir,
N'allez pas leurs fables entendre,
A leur corde ils vous veulent pendre.
Mais je ne sais rien en, effet,


[ Enluminure]


Dieu m'aide ! Peut-être est-ce fait ?
J'ai peur, et grande est ma souffrance,
Que me mettiez en oubliance.

Fol. 32 : L'Amant se désole d'être séparé de la Rose enclose dans la forteresse de Jalousie
 
Fol. 32v : Ici commence le second Roman de la Rose
 

Fol. 32v : Ici commence le second Roman de la Rose
 

Plus de détails sur la page

J'en ai grand deuil et déconfort
Et je n'aurai jamais confort
Si je perds votre bienveillance,
Car ailleurs je n'ai d'espérance.

Ci finit ce que maître Guillaume
De Lorris fit de ce livre et commence
Ce que maître Jean Chopinel fit.

S'il m'est réservé de le voir,
Oui, j'en mourrai de désespoir !
De désespoir ! Non, je le jure,
Car ce serait me faire injure.
Si l'espérance me manquait,
Par trop lâche mon coeur serait.
Il faut qu'elle me réconforte ;
Amour, pour que mieux je supporte
Mes maux, dit qu'il me défendrait
Et qu'avec moi partout irait.
Mais, après tout, la belle affaire ;
Elle est courtoise et débonnaire,
C'est vrai, mais certaine de rien,
Les amants laisse en grand chagrin
Et se fait d'eux dame et maîtresse
Pour les leurrer par sa promesse ;
Car elle nous promet souvent
Choses qui restent à néant.
Par Dieu, dangereuse Espérance !
Combien par elle avec constance
A bien aimer s'attacheront
Qui jamais ne réussiront !
D'avenir elle n'est maîtresse,
Comment donc croire à sa promesse ?
Aussi, bien fol qui s'y fierait ;
Car si beaux biens elle promet,
Bien souvent, hélas! on l'a vue
Mainte âme aussi laisser déçue.
Toujours on doit avoir grand' peur
De son conseil faux et trompeur.
Et pourtant que demande-t-elle ?
Qu'au coeur qui lui reste fidèle,
Tout vienne au gré de son désir.
Fol que je suis de la honnir !
Mais que me vaut son assistance
S'elle ne calme ma souffrance ?
Hélas ! rien. Car elle ne fait
Que promettre et rien plus ne sait
(Sans don promesse ne vaut guère),
Et me laisse avoir de misère
Plus que nul n'oserait songer.
M'accablent Peur, Honte et Danger,
Et Jalousie et Malebouche
Qui tous ceux que sa langue touche
Empoisonne de son venin
Et met à martyre sans fin.
Bel-Accueil en prison ils laissent
A qui tous mes pensers s'adressent,
Et si je ne puis en jouir,
Il me faudra bientôt mourir.
Surtout c'est elle qui me tue
La vieille puante et moussue,
Qui de si près le doit garder
Que nul il n'ose regarder.
Dès lors augmenteront mes peines ;
Pourtant trois grâces souveraines
Daigna m'accorder Dieu d'Amours
Vaines, las ! en ces sombres jours.
C'est Doux-Penser qui point ne m'aide,
Doux-Parler que point ne possède
Et le troisième Doux-Regard.
Si Dieu ne m'aide sans retard,
Je les perdrai sans aucun doute,
Car leur vertu s'usera toute
Si Bel-Accueil reste en prison
Qu'ils tiennent par grande trahison.
De ma mort il sera la cause
———
Car jamais vivant, je suppose ;
Il n'en sortira. Sortir, las !

Fol. 32v : Ici commence le second Roman de la Rose
 
Fol. 33

Fol. 33

Plus de détails sur la page


Si Bel-Accueil reste en prison
Qu'ils tiennent par grande trahison.
De ma mort il sera la cause
———
Car jamais vivant, je suppose ;
Il n'en sortira. Sortir, las !
Par quelle prouesse mon bras
L'arracher de la forteresse ?
Je n'ai plus force ni sagesse
Depuis que ma folle fureur
D'Amour me fit le serviteur.
Dame Oiseuse me le fit faire
Lorsque, cédant à ma prière
(Dieu la honnisse !), du verger
L'huis elle ouvrit pour m'héberger.
On ne doit propos de fol homme
Priser la valeur d'une pomme ;
Et si nul bien elle avait su,
Jamais elle ne m'aurait cru
Ni laissé folie entreprendre
Sans me blâmer et me reprendre ;
Or, j'étais fol, elle me crut,
Nul bien par elle ne m'échut ;
Je la trouvai trop complaisante,
Et je pleure et je me lamente.
Raison me l'avait bien noté,
Pourquoi sa voix n'ai-je écouté
Quand elle me faisait défense
D'aimer, ô fatale démence !
Moult sage était de me blâmer
Raison quand j'entrepris d'aimer,
D'où me vint trop dure avanie ;
Je veux oublier ma folie.
Oublier, las ! Je ne saurais !
Au démon je succomberais !
Je serais lâche, faux et traître !
Comment ! je renierais mon maître
Et Bel-Accueil serait trahi !
De moi doit-il être haï,
Si pour sa tendre courtoisie
L'enserre en sa tour Jalousie ?
Nul ne croirait pareille horreur ;
Lui qui m'octroya la faveur
De franchir la barrière close
Afin d'aller baiser la Rose !
Non ! Je ne lui saurai jamais
Nul mauvais gré de ses bienfaits ;
Jamais ne me plaindrai d'Oiseuse
Qui pour moi fut si gracieuse,
Ni d'Espérance, ni d'Amour,
S'il plaît à Dieu, qui tour à tour
M'ont secouru dans ma détresse ;
Jamais n'aurai telle faiblesse.
Non ! Mon devoir est de souffrir,
De mon corps au martyre offrir,
Et d'attendre en bonne espérance
Qu'Amour enfin m'offre allégeance.
C'est le parti qui me convient,
Car autant comme il m'en souvient,
Voici mot à mot sa promesse
Qui pour moi montre sa tendresse :
"Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en haut degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais s'imposent ;
La Fortune est lente à venir,
Et moult fait attendre et souffrir."
Servons-le donc sans défaillance
Pour mériter sa bienveillance.
S'il est un coupable, c'est moi,
Et non Dieu d'Amours, par ma foi,
Car Dieu ne saurait faillir oncques ;
En moi seul est le péché doncques.
D'où me vint-il ? Je ne le sais,
Et ne veux le savoir jamais.
Qu'Amour me sauve ou sacrifie,
S'il veut, qu'il m'arrache la vie ;
Or advienne ce qu'il pourra,
Qu'Amour fasse ce qu'il' voudra,
Je reconnais mon impuissance.
———
La mort finira ma souffrance
Bientôt, à moins d'un prompt secours.

 

Fol. 33
Fol. 32v : Ici commence le second Roman de la Rose
 

Fol. 32v : Ici commence le second Roman de la Rose
 

Plus de détails sur la page

J'en ai grand deuil et déconfort
Et je n'aurai jamais confort
Si je perds votre bienveillance,
Car ailleurs je n'ai d'espérance.

Ci finit ce que maître Guillaume
De Lorris fit de ce livre et commence
Ce que maître Jean Chopinel fit.

S'il m'est réservé de le voir,
Oui, j'en mourrai de désespoir !
De désespoir ! Non, je le jure,
Car ce serait me faire injure.
Si l'espérance me manquait,
Par trop lâche mon coeur serait.
Il faut qu'elle me réconforte ;
Amour, pour que mieux je supporte
Mes maux, dit qu'il me défendrait
Et qu'avec moi partout irait.
Mais, après tout, la belle affaire ;
Elle est courtoise et débonnaire,
C'est vrai, mais certaine de rien,
Les amants laisse en grand chagrin
Et se fait d'eux dame et maîtresse
Pour les leurrer par sa promesse ;
Car elle nous promet souvent
Choses qui restent à néant.
Par Dieu, dangereuse Espérance !
Combien par elle avec constance
A bien aimer s'attacheront
Qui jamais ne réussiront !
D'avenir elle n'est maîtresse,
Comment donc croire à sa promesse ?
Aussi, bien fol qui s'y fierait ;
Car si beaux biens elle promet,
Bien souvent, hélas! on l'a vue
Mainte âme aussi laisser déçue.
Toujours on doit avoir grand' peur
De son conseil faux et trompeur.
Et pourtant que demande-t-elle ?
Qu'au coeur qui lui reste fidèle,
Tout vienne au gré de son désir.
Fol que je suis de la honnir !
Mais que me vaut son assistance
S'elle ne calme ma souffrance ?
Hélas ! rien. Car elle ne fait
Que promettre et rien plus ne sait
(Sans don promesse ne vaut guère),
Et me laisse avoir de misère
Plus que nul n'oserait songer.
M'accablent Peur, Honte et Danger,
Et Jalousie et Malebouche
Qui tous ceux que sa langue touche
Empoisonne de son venin
Et met à martyre sans fin.
Bel-Accueil en prison ils laissent
A qui tous mes pensers s'adressent,
Et si je ne puis en jouir,
Il me faudra bientôt mourir.
Surtout c'est elle qui me tue
La vieille puante et moussue,
Qui de si près le doit garder
Que nul il n'ose regarder.
Dès lors augmenteront mes peines ;
Pourtant trois grâces souveraines
Daigna m'accorder Dieu d'Amours
Vaines, las ! en ces sombres jours.
C'est Doux-Penser qui point ne m'aide,
Doux-Parler que point ne possède
Et le troisième Doux-Regard.
Si Dieu ne m'aide sans retard,
Je les perdrai sans aucun doute,
Car leur vertu s'usera toute
Si Bel-Accueil reste en prison
Qu'ils tiennent par grande trahison.
De ma mort il sera la cause
———
Car jamais vivant, je suppose ;
Il n'en sortira. Sortir, las !

Fol. 32v : Ici commence le second Roman de la Rose
 
Fol. 33

Fol. 33

Plus de détails sur la page


Si Bel-Accueil reste en prison
Qu'ils tiennent par grande trahison.
De ma mort il sera la cause
———
Car jamais vivant, je suppose ;
Il n'en sortira. Sortir, las !
Par quelle prouesse mon bras
L'arracher de la forteresse ?
Je n'ai plus force ni sagesse
Depuis que ma folle fureur
D'Amour me fit le serviteur.
Dame Oiseuse me le fit faire
Lorsque, cédant à ma prière
(Dieu la honnisse !), du verger
L'huis elle ouvrit pour m'héberger.
On ne doit propos de fol homme
Priser la valeur d'une pomme ;
Et si nul bien elle avait su,
Jamais elle ne m'aurait cru
Ni laissé folie entreprendre
Sans me blâmer et me reprendre ;
Or, j'étais fol, elle me crut,
Nul bien par elle ne m'échut ;
Je la trouvai trop complaisante,
Et je pleure et je me lamente.
Raison me l'avait bien noté,
Pourquoi sa voix n'ai-je écouté
Quand elle me faisait défense
D'aimer, ô fatale démence !
Moult sage était de me blâmer
Raison quand j'entrepris d'aimer,
D'où me vint trop dure avanie ;
Je veux oublier ma folie.
Oublier, las ! Je ne saurais !
Au démon je succomberais !
Je serais lâche, faux et traître !
Comment ! je renierais mon maître
Et Bel-Accueil serait trahi !
De moi doit-il être haï,
Si pour sa tendre courtoisie
L'enserre en sa tour Jalousie ?
Nul ne croirait pareille horreur ;
Lui qui m'octroya la faveur
De franchir la barrière close
Afin d'aller baiser la Rose !
Non ! Je ne lui saurai jamais
Nul mauvais gré de ses bienfaits ;
Jamais ne me plaindrai d'Oiseuse
Qui pour moi fut si gracieuse,
Ni d'Espérance, ni d'Amour,
S'il plaît à Dieu, qui tour à tour
M'ont secouru dans ma détresse ;
Jamais n'aurai telle faiblesse.
Non ! Mon devoir est de souffrir,
De mon corps au martyre offrir,
Et d'attendre en bonne espérance
Qu'Amour enfin m'offre allégeance.
C'est le parti qui me convient,
Car autant comme il m'en souvient,
Voici mot à mot sa promesse
Qui pour moi montre sa tendresse :
"Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en haut degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais s'imposent ;
La Fortune est lente à venir,
Et moult fait attendre et souffrir."
Servons-le donc sans défaillance
Pour mériter sa bienveillance.
S'il est un coupable, c'est moi,
Et non Dieu d'Amours, par ma foi,
Car Dieu ne saurait faillir oncques ;
En moi seul est le péché doncques.
D'où me vint-il ? Je ne le sais,
Et ne veux le savoir jamais.
Qu'Amour me sauve ou sacrifie,
S'il veut, qu'il m'arrache la vie ;
Or advienne ce qu'il pourra,
Qu'Amour fasse ce qu'il' voudra,
Je reconnais mon impuissance.
———
La mort finira ma souffrance
Bientôt, à moins d'un prompt secours.

 

Fol. 33
Fol. 33v : Raison dispense ses conseils à l'Amant

Fol. 33v : Raison dispense ses conseils à l'Amant

Plus de détails sur la page

Raison descend à nouveau de sa tour, mais son caractère a quelque peu évolué d'un auteur à l'autre, elle est devenue savante et sentencieuse. Son discours compte plus de deux mille vers : c'est un traité méthodique de l'amour et des passions, émaillé d'exemples moraux tirés des écrits des Anciens. Ce discours répudie toute la conception de l'amour courtois qui avait fait le sujet de la première partie.

La mort finira ma souffrance
Bientôt, à moins d'un prompt secours ;
Mais si le cruel Dieu d'Amours
Voulait terminer mon supplice,
Je ne craindrais à son service
Nul mal, nulle calamité.
Or qu'il fasse à sa volonté,
Or qu'il dispose de ma vie,
Je n'ai plus de lutter l'envie.
Mais, quoi qu'il me puisse advenir,
Qu'il daigne au moins se souvenir
De Bel-Accueil, si je succombe,
Dont la bonté creusa ma tombe.
Toutefois recevez, Amour,
Avant que je meure, en ce jour,
Puisque trop lourde est ma misère,
Pour lui ma volonté dernière ;
Oyez du plus fidèle amant
Les derniers voeux, le testament :
Mon coeur, mon unique richesse,
Au départir à lui je laisse.
L'Amant :
Tandis qu'ainsi me lamentais
De grandes douleurs que je sentais,
Et qu'en vain cherchais allégeance
A ma tristesse et ma souffrance,


[ Enluminure]


Je vis droit à moi revenir,
Lorsqu'elle m'entendit gémir,
Raison, la belle, l'entendue,
De sa tour en bas descendue,
Car autant comme elle pouvait
Moult volontiers me secourait.
 Bel ami, dit Raison la jolie,
Comment se porte ta folie ?
Ne seras-tu d'aimer lassé ?
N'as-tu de maux encore assez ?
Cet Amour est-il, que t'en semble,
Amer ou doux, ou tout ensemble ?
De ses maux, dis-moi, le meilleur
Suffira-t-il à ton bonheur ?
C'est là, je crois, un moult bon maître
Qui t'asservit, t'a pris en traître
Et te tourmente sans séjour.
Comme tu fus heureux le jour
Où tu te mis en son servage
Et lui rendis ton fol hommage !
Evidemment tu ne savais
A quel seigneur affaire avais.
Car si tu l'avais su, je pense,
Tu n'aurais fait telle imprudence ;
Ou si son homme avais été,
Servi ne l'aurais un été,
Non pas un jour, non pas une heure ;
Mais, je crois, sans plus de demeure,
Son hommage aurais renié
Et par Amour n'aurais aimé.
Le connais-tu ce jour ?
– Oui, ma Dame.
– Nenni, dit Raison
– Si ! l'Amant répond
– Comment, par ton âme ?
L'Amant parle :
Il dit : "Tu dois être flatté
Que t'ait pour son homme accepté,
De tel renom seigneur et maître."
– Ne s'est-il pas fait plus connaître ?
– Non, fors qu'il m'a baillé ses lois
Et, comme un aigle, par les bois
S'enfuit, me laissant en balance.
Raison parle :

Fol. 33v : Raison dispense ses conseils à l'Amant
Fol. 34

Fol. 34

Plus de détails sur la page


Raison parle :
———
Certes, c'est pauvre connaissance.
Je veux que tu connaisses mieux
Qui t'a rendu si malheureux
Que tu en es méconnaissable.
Il n'est être si misérable
Dont ne soit moindre le labeur.
Bon fait connaître son seigneur,
Et si tu connaissais ce maître,
Sortir essaierais-tu peut-être
De la prison où tu languis.
L'Amant parle :
C'est mon sires, dame, ne puis ;
Je me suis fait son homme lige.
Pourtant du joug mon coeur s'afflige
Et volontiers le secouerait,
Un bon moyen s'il apprenait.
Raison parle :
Par mon chef, je veux te l'apprendre,
Puisque ton coeur y veut entendre.
Céans je te vais, sans manquer,
Chose inexplicable expliquer ;
Alors tu sauras sans science,
Et connaîtras sans connaissance
Ce qui ne peut être conçu,
Non plus démontré ni connu.
Seule une chose est que je sache :
Si quelqu'un son coeur y attache,
II n'a, pour ne plus en souffrir,
Qu'un remède, c'est de le fuir.
Mets-y ton attention toute
Et la description écoute,
Car le noeud t'aurai dénoué
Que toujours trouverais noué.
Amour, affection haineuse,
Amour, c'est la haine amoureuse,
C'est déloyale loyauté
Et loyale déloyauté ;
C'est la peur toute rassurée,
Espérance désespérée,
Une furibonde raison,
Un raisonnable furibond ;
C'est Charybde la périlleuse
Désagréable et gracieuse,
Horrible et séduisant danger,
Fardeau lourd à mouvoir léger ;
C'est la faim soûle d'abondance,
C'est convoiteuse suffisance,
Une salutaire langueur,
Santé qui consume le coeur,
C'est la soif qui toujours est ivre,
Ivresse qui de soif s'enivre,
Tristesse gaie, amer bonheur ;
Amour, c'est liesse en fureur,
Doux mal, douceur malicieuse,
Douce saveur mal savoureuse ;
Un adorable et saint péché,
De péché saint acte entaché ;
C'est une peine délectable,
C'est férocité pitoyable,
C'est le jeu toujours inconstant,
Etat trop stable et trop mouvant,
Pusillanimité virile ;
C'est une force trop débile
Contre qui pourtant nul effort
N'a triomphé, tant fût-il fort ;
C'est fol sens et sage folie,
Prospérité triste et jolie ;
C'est un enfer moult doucereux,
C'est un paradis douloureux,
Œil souriant qui toujours pleure,
Repos travaillant à toute heure,
Au prisonnier douce prison,
Printemps glaciale saison,
Avare qui rien ne refuse.
Amour la pourpre et la bure use,
Car aussi bien naissent amours
———
Sous la bure et sous le velours ;
Car nul homme ici-bas si sage,
Si grand, de si puissant lignage,
Ni de force tant éprouvé,
Ni si hardi n'a-t-on trouvé,
De telle valeur ni science,
Qu'Amour ne tienne en sa puissance.
Tous suivent le même chemin,
Ce Dieu les tient tous sous sa main.
J'excepte gens de male vie
Que Génius excommunie
Puisque tort à Nature ils font
J'ai pour eux un dégoût profond,
Aussi je veux que tous méprisent
Ce vil amour dont ils se disent
Usés, malheureux, un beau jour,
Tant les dégrade cet amour.
Or si tu veux bien dans la suite
D'Amour éviter la poursuite
Et de cette rage guérir,
N'hésite pas, songe à le fuir.
A ton mal pour venir en aide
Je ne connais d'autre remède ;
Si tu le suis, il te suivra,
Si tu le fuis, il te fuira.

 

Fol. 34
Fol. 33v : Raison dispense ses conseils à l'Amant

Fol. 33v : Raison dispense ses conseils à l'Amant

Plus de détails sur la page

Raison descend à nouveau de sa tour, mais son caractère a quelque peu évolué d'un auteur à l'autre, elle est devenue savante et sentencieuse. Son discours compte plus de deux mille vers : c'est un traité méthodique de l'amour et des passions, émaillé d'exemples moraux tirés des écrits des Anciens. Ce discours répudie toute la conception de l'amour courtois qui avait fait le sujet de la première partie.

La mort finira ma souffrance
Bientôt, à moins d'un prompt secours ;
Mais si le cruel Dieu d'Amours
Voulait terminer mon supplice,
Je ne craindrais à son service
Nul mal, nulle calamité.
Or qu'il fasse à sa volonté,
Or qu'il dispose de ma vie,
Je n'ai plus de lutter l'envie.
Mais, quoi qu'il me puisse advenir,
Qu'il daigne au moins se souvenir
De Bel-Accueil, si je succombe,
Dont la bonté creusa ma tombe.
Toutefois recevez, Amour,
Avant que je meure, en ce jour,
Puisque trop lourde est ma misère,
Pour lui ma volonté dernière ;
Oyez du plus fidèle amant
Les derniers voeux, le testament :
Mon coeur, mon unique richesse,
Au départir à lui je laisse.
L'Amant :
Tandis qu'ainsi me lamentais
De grandes douleurs que je sentais,
Et qu'en vain cherchais allégeance
A ma tristesse et ma souffrance,


[ Enluminure]


Je vis droit à moi revenir,
Lorsqu'elle m'entendit gémir,
Raison, la belle, l'entendue,
De sa tour en bas descendue,
Car autant comme elle pouvait
Moult volontiers me secourait.
 Bel ami, dit Raison la jolie,
Comment se porte ta folie ?
Ne seras-tu d'aimer lassé ?
N'as-tu de maux encore assez ?
Cet Amour est-il, que t'en semble,
Amer ou doux, ou tout ensemble ?
De ses maux, dis-moi, le meilleur
Suffira-t-il à ton bonheur ?
C'est là, je crois, un moult bon maître
Qui t'asservit, t'a pris en traître
Et te tourmente sans séjour.
Comme tu fus heureux le jour
Où tu te mis en son servage
Et lui rendis ton fol hommage !
Evidemment tu ne savais
A quel seigneur affaire avais.
Car si tu l'avais su, je pense,
Tu n'aurais fait telle imprudence ;
Ou si son homme avais été,
Servi ne l'aurais un été,
Non pas un jour, non pas une heure ;
Mais, je crois, sans plus de demeure,
Son hommage aurais renié
Et par Amour n'aurais aimé.
Le connais-tu ce jour ?
– Oui, ma Dame.
– Nenni, dit Raison
– Si ! l'Amant répond
– Comment, par ton âme ?
L'Amant parle :
Il dit : "Tu dois être flatté
Que t'ait pour son homme accepté,
De tel renom seigneur et maître."
– Ne s'est-il pas fait plus connaître ?
– Non, fors qu'il m'a baillé ses lois
Et, comme un aigle, par les bois
S'enfuit, me laissant en balance.
Raison parle :

Fol. 33v : Raison dispense ses conseils à l'Amant
Fol. 34

Fol. 34

Plus de détails sur la page


Raison parle :
———
Certes, c'est pauvre connaissance.
Je veux que tu connaisses mieux
Qui t'a rendu si malheureux
Que tu en es méconnaissable.
Il n'est être si misérable
Dont ne soit moindre le labeur.
Bon fait connaître son seigneur,
Et si tu connaissais ce maître,
Sortir essaierais-tu peut-être
De la prison où tu languis.
L'Amant parle :
C'est mon sires, dame, ne puis ;
Je me suis fait son homme lige.
Pourtant du joug mon coeur s'afflige
Et volontiers le secouerait,
Un bon moyen s'il apprenait.
Raison parle :
Par mon chef, je veux te l'apprendre,
Puisque ton coeur y veut entendre.
Céans je te vais, sans manquer,
Chose inexplicable expliquer ;
Alors tu sauras sans science,
Et connaîtras sans connaissance
Ce qui ne peut être conçu,
Non plus démontré ni connu.
Seule une chose est que je sache :
Si quelqu'un son coeur y attache,
II n'a, pour ne plus en souffrir,
Qu'un remède, c'est de le fuir.
Mets-y ton attention toute
Et la description écoute,
Car le noeud t'aurai dénoué
Que toujours trouverais noué.
Amour, affection haineuse,
Amour, c'est la haine amoureuse,
C'est déloyale loyauté
Et loyale déloyauté ;
C'est la peur toute rassurée,
Espérance désespérée,
Une furibonde raison,
Un raisonnable furibond ;
C'est Charybde la périlleuse
Désagréable et gracieuse,
Horrible et séduisant danger,
Fardeau lourd à mouvoir léger ;
C'est la faim soûle d'abondance,
C'est convoiteuse suffisance,
Une salutaire langueur,
Santé qui consume le coeur,
C'est la soif qui toujours est ivre,
Ivresse qui de soif s'enivre,
Tristesse gaie, amer bonheur ;
Amour, c'est liesse en fureur,
Doux mal, douceur malicieuse,
Douce saveur mal savoureuse ;
Un adorable et saint péché,
De péché saint acte entaché ;
C'est une peine délectable,
C'est férocité pitoyable,
C'est le jeu toujours inconstant,
Etat trop stable et trop mouvant,
Pusillanimité virile ;
C'est une force trop débile
Contre qui pourtant nul effort
N'a triomphé, tant fût-il fort ;
C'est fol sens et sage folie,
Prospérité triste et jolie ;
C'est un enfer moult doucereux,
C'est un paradis douloureux,
Œil souriant qui toujours pleure,
Repos travaillant à toute heure,
Au prisonnier douce prison,
Printemps glaciale saison,
Avare qui rien ne refuse.
Amour la pourpre et la bure use,
Car aussi bien naissent amours
———
Sous la bure et sous le velours ;
Car nul homme ici-bas si sage,
Si grand, de si puissant lignage,
Ni de force tant éprouvé,
Ni si hardi n'a-t-on trouvé,
De telle valeur ni science,
Qu'Amour ne tienne en sa puissance.
Tous suivent le même chemin,
Ce Dieu les tient tous sous sa main.
J'excepte gens de male vie
Que Génius excommunie
Puisque tort à Nature ils font
J'ai pour eux un dégoût profond,
Aussi je veux que tous méprisent
Ce vil amour dont ils se disent
Usés, malheureux, un beau jour,
Tant les dégrade cet amour.
Or si tu veux bien dans la suite
D'Amour éviter la poursuite
Et de cette rage guérir,
N'hésite pas, songe à le fuir.
A ton mal pour venir en aide
Je ne connais d'autre remède ;
Si tu le suis, il te suivra,
Si tu le fuis, il te fuira.

 

Fol. 34
Fol. 69v : Le mari jaloux qui bat sa femme

Fol. 69v : Le mari jaloux qui bat sa femme

Plus de détails sur la page

Et de quelle ceinture encor,
D'un cuir tout blanc sans fermail d'or,
Et pour vous de mes vieilles guêtres
Je ferai souliers à lacs, maîtres
Souliers à mettre grands chaussons.
Vite ces oripeaux laissons
Qui vous poussent à l'adultère
Et à fornication faire.
Adonc plus n'irez vous montrer,
Ni sous ces ribauds, vous vautrer.
Or dites-moi sans tricherie,
Cette robe neuve et jolie
Dont l'autre jour vous vous pariez
Quant aux karoles vous alliez,
Par amour, où l'avez-vous prise ?
Car celui qui vous l'a remise
N'est pas moi, j'en suis assuré.
Par saint Denis m'avez juré,
Saint Philibert et le Saint-Père,
Qu'elle vous vint de votre mère
Qui le drap vous en envoya ;
Car pour moi si grand amour a
Qu'elle aime mieux, à vous entendre,
Pour mon bien garder et défendre,
Donner le sien sans calculer.
Puisse-t-on vive la brûler,
Sale vieille putain prêtresse,
La maquerelle, la diablesse,
Et vous avec, pour vos hauts faits,
Si vos serments ne sont pas vrais
Vous deux ne valez une bille,
Car telle mère, telle fille.
Au fait je lui demanderai ;
Mais en vain me travaillerai,
Car parlé vous avez ensemble,
Et vos deux coeurs sont, il me semble,
D'une même verge touchés.
Bien vois de quel pied vous clochez,
Et la vieille putain fardée
S'est avec vous bien accordée.
Car autrefois, je le sais bien,
Elle usa du même moyen ;
A la même corde pendue,
Elle fut de maint chien mordue
Dans les chemins qu'elle a tracés.
Mais ses traits sont tout effacés,
Et ne pouvant plus rien prétendre,
Elle va maintenant vous vendre.
Elle vient céans, et par mois
Vous emmène onze ou douze fois,
Et feint nouveaux pèlerinages,
Suivant les anciens usages
Car je connais tout son latin,
Vous promène soir et matin
Comme on fait un cheval à vendre,
Et prend et vous enseigne à prendre.
Croit-on à ce point m'abuser ?
Qui me retient de vous briser
Les os, comme à poussin en pâte,
De ce bois, de ce fer, ingrate !

Ami parle [ Enluminure]


Lors de colère tout suant,
Il la saisit incontinent
Par les tresses, secoue et tire,
Les cheveux lui rompt et déchire,
———
Et s'acharne, tirant toujours ;
Comme un lion dessus un ours,
Par toute la maison la traîne,
Par courroux et vengeance et haine,
Et la gourmande mauvaisement,
Et ne veut, pour aucun serment,
Ouïr excuse ni défense,
Tant est de mauvaise conscience,
Mais cogne et frappe comme un sourd,
Roule ses yeux tout à l'entour,
Et la pauvre femme tiraille,
Qui brait et qui crie, et qui braille,
Et fait sa voix voler aux vents
Par fenêtres et par auvents ;
Tout ce qu'il sait, d'un air farouche
Lui dit, comme il vient à sa bouche,
Devant les voisins curieux
Qui les tiennent pour fous tous deux,
Et la délivrent à grand' peine,
Tant il s'acharne à perdre haleine.

Fol. 69v : Le mari jaloux qui bat sa femme
Fol. 70

Fol. 70

Plus de détails sur la page


Et quand la dame note et sent
Cette riote et ce tourment,
Et la joyeuse ritournelle
Qu'ainsi ce jongleur lui vielle
Fera-t-elle mieux son devoir ?
Non ; mais voudrait à Meaux le voir,
Voire certes en Roumanie.
Je dirai plus ; je ne crois mie
Qu'elle le veuille aimer jamais.
Peut-être elle en aura l'air ; mais
S'il pouvait voler jusqu'aux nues,
Ou si haut élever ses vues,
Qu'il pût ici-bas et sans choir
Tous les gestes des hommes voir,
Et réfléchir tout à son aise,
Il sentirait, à grand mésaise,
En quel embarras il est chu,
Lui qui les ruses n'a pas vu
Auxquelles femme sait entendre,
Pour se garantir et défendre.
Car s'il partage son chevet,
Sa vie en trop grand danger met ;
S'il veille où s'il dort, en son âme
Toujours il craindra que sa femme
Ne le fasse, pour se venger,
Empoisonner ou égorger,
Ou mener langoureuse vie
Par incessante fourberie,
Ou qu'elle ne songe à s'enfuir ;
Si n'en peut autrement jouir.
Femme ne prise honneur ni honte
Sitôt que sa tête se monte ;
Chacun reconnaît de concert
Que toute conscience perd
Femme qui hait, femme qui aime.
Valérius l'appelle même
Être hardi, fallacieux,
Et trop à nuire courageux.
Ami parle
Ami, ce vilain par folie
Qui se crève de jalousie,
Ainsi que l'ai dépeint à vous
Dont la chair soit livrée aux loups !
Et se fait de sa femme maître
Qui non plus ne doit maîtresse être
La loi ne le dit autrement,
Mais sa compagne seulement,
Comme il doit son compagnon être,
Sans s'en faire seigneur ni maître,
Quand de tels tourments il l'émeut,
Pour son égale ne la veut,
Mais la fait vivre en tel mésaise,
Pensez-vous qu'il ne lui déplaise
Et que ne passent leurs amours,
Quoi qu'il dise ? Si, toujours.
De sa femme ne saurait être,
———
Aimé, qui veut en être maître,
Car l'amour meurt en un instant
Dès que maître devient l'Amant.
Amour ne peut vivre et se plaire
Qu'en un coeur franc, libre et sincère.
Aussi voit-on pareillement,
Chez tous ceux qui premièrement
Longtemps d'amour simple s'aimèrent
Et dans la suite s'épousèrent,
Que rarement peut advenir
Que bonne amour puisse tenir ;
Car lui de sa chère maîtresse,
Quand il l'aimait d'amour, sans cesse
Il se disait le serviteur;
Or maître il s'en clame et seigneur,
Maîtresse après l'avoir clamée
Quand elle était d'amour aimée.

Fol. 70
Fol. 69v : Le mari jaloux qui bat sa femme

Fol. 69v : Le mari jaloux qui bat sa femme

Plus de détails sur la page

Et de quelle ceinture encor,
D'un cuir tout blanc sans fermail d'or,
Et pour vous de mes vieilles guêtres
Je ferai souliers à lacs, maîtres
Souliers à mettre grands chaussons.
Vite ces oripeaux laissons
Qui vous poussent à l'adultère
Et à fornication faire.
Adonc plus n'irez vous montrer,
Ni sous ces ribauds, vous vautrer.
Or dites-moi sans tricherie,
Cette robe neuve et jolie
Dont l'autre jour vous vous pariez
Quant aux karoles vous alliez,
Par amour, où l'avez-vous prise ?
Car celui qui vous l'a remise
N'est pas moi, j'en suis assuré.
Par saint Denis m'avez juré,
Saint Philibert et le Saint-Père,
Qu'elle vous vint de votre mère
Qui le drap vous en envoya ;
Car pour moi si grand amour a
Qu'elle aime mieux, à vous entendre,
Pour mon bien garder et défendre,
Donner le sien sans calculer.
Puisse-t-on vive la brûler,
Sale vieille putain prêtresse,
La maquerelle, la diablesse,
Et vous avec, pour vos hauts faits,
Si vos serments ne sont pas vrais
Vous deux ne valez une bille,
Car telle mère, telle fille.
Au fait je lui demanderai ;
Mais en vain me travaillerai,
Car parlé vous avez ensemble,
Et vos deux coeurs sont, il me semble,
D'une même verge touchés.
Bien vois de quel pied vous clochez,
Et la vieille putain fardée
S'est avec vous bien accordée.
Car autrefois, je le sais bien,
Elle usa du même moyen ;
A la même corde pendue,
Elle fut de maint chien mordue
Dans les chemins qu'elle a tracés.
Mais ses traits sont tout effacés,
Et ne pouvant plus rien prétendre,
Elle va maintenant vous vendre.
Elle vient céans, et par mois
Vous emmène onze ou douze fois,
Et feint nouveaux pèlerinages,
Suivant les anciens usages
Car je connais tout son latin,
Vous promène soir et matin
Comme on fait un cheval à vendre,
Et prend et vous enseigne à prendre.
Croit-on à ce point m'abuser ?
Qui me retient de vous briser
Les os, comme à poussin en pâte,
De ce bois, de ce fer, ingrate !

Ami parle [ Enluminure]


Lors de colère tout suant,
Il la saisit incontinent
Par les tresses, secoue et tire,
Les cheveux lui rompt et déchire,
———
Et s'acharne, tirant toujours ;
Comme un lion dessus un ours,
Par toute la maison la traîne,
Par courroux et vengeance et haine,
Et la gourmande mauvaisement,
Et ne veut, pour aucun serment,
Ouïr excuse ni défense,
Tant est de mauvaise conscience,
Mais cogne et frappe comme un sourd,
Roule ses yeux tout à l'entour,
Et la pauvre femme tiraille,
Qui brait et qui crie, et qui braille,
Et fait sa voix voler aux vents
Par fenêtres et par auvents ;
Tout ce qu'il sait, d'un air farouche
Lui dit, comme il vient à sa bouche,
Devant les voisins curieux
Qui les tiennent pour fous tous deux,
Et la délivrent à grand' peine,
Tant il s'acharne à perdre haleine.

Fol. 69v : Le mari jaloux qui bat sa femme
Fol. 70

Fol. 70

Plus de détails sur la page


Et quand la dame note et sent
Cette riote et ce tourment,
Et la joyeuse ritournelle
Qu'ainsi ce jongleur lui vielle
Fera-t-elle mieux son devoir ?
Non ; mais voudrait à Meaux le voir,
Voire certes en Roumanie.
Je dirai plus ; je ne crois mie
Qu'elle le veuille aimer jamais.
Peut-être elle en aura l'air ; mais
S'il pouvait voler jusqu'aux nues,
Ou si haut élever ses vues,
Qu'il pût ici-bas et sans choir
Tous les gestes des hommes voir,
Et réfléchir tout à son aise,
Il sentirait, à grand mésaise,
En quel embarras il est chu,
Lui qui les ruses n'a pas vu
Auxquelles femme sait entendre,
Pour se garantir et défendre.
Car s'il partage son chevet,
Sa vie en trop grand danger met ;
S'il veille où s'il dort, en son âme
Toujours il craindra que sa femme
Ne le fasse, pour se venger,
Empoisonner ou égorger,
Ou mener langoureuse vie
Par incessante fourberie,
Ou qu'elle ne songe à s'enfuir ;
Si n'en peut autrement jouir.
Femme ne prise honneur ni honte
Sitôt que sa tête se monte ;
Chacun reconnaît de concert
Que toute conscience perd
Femme qui hait, femme qui aime.
Valérius l'appelle même
Être hardi, fallacieux,
Et trop à nuire courageux.
Ami parle
Ami, ce vilain par folie
Qui se crève de jalousie,
Ainsi que l'ai dépeint à vous
Dont la chair soit livrée aux loups !
Et se fait de sa femme maître
Qui non plus ne doit maîtresse être
La loi ne le dit autrement,
Mais sa compagne seulement,
Comme il doit son compagnon être,
Sans s'en faire seigneur ni maître,
Quand de tels tourments il l'émeut,
Pour son égale ne la veut,
Mais la fait vivre en tel mésaise,
Pensez-vous qu'il ne lui déplaise
Et que ne passent leurs amours,
Quoi qu'il dise ? Si, toujours.
De sa femme ne saurait être,
———
Aimé, qui veut en être maître,
Car l'amour meurt en un instant
Dès que maître devient l'Amant.
Amour ne peut vivre et se plaire
Qu'en un coeur franc, libre et sincère.
Aussi voit-on pareillement,
Chez tous ceux qui premièrement
Longtemps d'amour simple s'aimèrent
Et dans la suite s'épousèrent,
Que rarement peut advenir
Que bonne amour puisse tenir ;
Car lui de sa chère maîtresse,
Quand il l'aimait d'amour, sans cesse
Il se disait le serviteur;
Or maître il s'en clame et seigneur,
Maîtresse après l'avoir clamée
Quand elle était d'amour aimée.

Fol. 70
Fol. 77v : Le moine Faux-Semblant et la nonne Abstinence-Contrainte prêtent main forte au dieu d'Amour pour prendre d'assaut la forteresse de Jalousie
 

Fol. 77v : Le moine Faux-Semblant et la nonne Abstinence-Contrainte prêtent main forte au dieu d'Amour pour prendre d'assaut la forteresse de Jalousie
 

Plus de détails sur la page

Le discours de Faux-Semblant, sommé d'expliquer comment il agit, est l'un des plus célèbres de la partie rédigée par Jean de Meun. Menteur fieffé, Faux-Semblant incarne l'hypocrisie de ceux qui en font le métier : les prêtres et les moines. C'est parce qu'il est rusé et sans scrupules que Faux-Semblant a tant de pouvoir, non seulement sur les gens de bien qui ne le soupçonnent pas, mais aussi et surtout sur les orgueilleux, les astucieux et les ambitieux. Vivement repris par Amour, qui prétend qu'il ne peut exister de tels religieux, Faux-Semblant réplique que l'habit ne fait pas le moine. Sous la robe se cachent aussi bien la sainteté que la pire scélératesse ! Lui-même n'est pas toujours moine, il peut prendre toutes les apparences, et jamais ses paroles ne répondent à ses actes, ni ses actes à ses paroles. S'ensuit une longue et violente diatribe contre les moines.

Le dieu Amour parle :
Ami, sois sans inquiétude ;
Car plus que n'en eus l'habitude,
A ton vouloir seras heureux,
Je te le jure par mes yeux.
Puisque tu m'es resté fidèle,
Mes barons il faut que j'appelle
Pour le château fort assiéger.
Chacun est fort, vaillant, léger,
Et devant que levions le siège
Sera Bel-Accueil hors du piège.
L'Amant parle :
Le dieu Amour, sans terme mettre
De lieu ni de temps dans sa lettre,
Tous ses barons mande ardemment
De venir en son parlement,
Commande aux uns, les autres prie.
Tous sont venus sans repartie
Prêts à faire ce qu'il voudra,
Selon ce que chacun pourra.
Je vais vous les nommer sans ordre
Pour plus tôt à ma rime mordre.
 C'était d'abord Franchise, Honneur
Richesse et Noblesse de coeur,
Et Oiseuse la jardinière
Avec la plus grande bannière.
Puis venaient Largesse et Beauté,
Bien-Celer, Courage et Bonté,
Pitié, Simplesse et Compagnie,
Amabilité, Courtoisie,
Déduit, Liesse et Sûreté,
Désir et Jeunesse et Gaîté,
Humilité, puis Patience,
Puis enfin Contrainte-Abstinence
Que Faux-Semblant accompagna,
Car sans lui nulle part ne va.
Chacun toute sa gent amène,
Riant visage, âme sereine.
Seuls Abstinence et Faux-Semblant
Avaient l'air contraint et flottant ;
Car mensonge en leurs pensers brassent
Quelque semblant que dehors fassent.
D'où vient Faux-Semblant
Son lignage et sa parenté
Mensonge engendra Faux-Semblant
Qui va les coeurs des gens volant.
Sa mère était Hypocrisie
La laronnesse, la honnie,
Qui trahit mainte région
Par habit de religion ;
Sitôt qu'Amour porta la vue
Sur lui, son âme en fut émue :

[ Enluminure]


Comment le Dieu d'Amour parle à Faux-Semblant
Et Contrainte-Abstinence qui lui répond
– Qu'est-ce, dit-il, ai-je songé ?
– Dis, Faux-Semblant, par quel congé
Es-tu venu en ma présence ?
Lors bondit Contrainte-Abstinence
Et Faux-Semblant par la main prit :
– Sire, c'est moi qui l'ai conduit,
Dit-elle, et ne vous en déplaise ;
Maint honneur me fit et maint aise,
———
Me vint en aide et me soutint,
Sans lui fusse morte de faim.
Excusez-moi, souffrez qu'il reste ;
Malgré que tous il déteste,
J'ai grand besoin qu'il soit aimé
Et sage et saint homme clamé.
C'est mon ami, je suis sa mie,
Et nous venons de compagnie.

Fol. 77v : Le moine Faux-Semblant et la nonne Abstinence-Contrainte prêtent main forte au dieu d'Amour pour prendre d'assaut la forteresse de Jalousie
 
Fol. 78

Fol. 78

Fol. 78
Fol. 77v : Le moine Faux-Semblant et la nonne Abstinence-Contrainte prêtent main forte au dieu d'Amour pour prendre d'assaut la forteresse de Jalousie
 

Fol. 77v : Le moine Faux-Semblant et la nonne Abstinence-Contrainte prêtent main forte au dieu d'Amour pour prendre d'assaut la forteresse de Jalousie
 

Plus de détails sur la page

Le discours de Faux-Semblant, sommé d'expliquer comment il agit, est l'un des plus célèbres de la partie rédigée par Jean de Meun. Menteur fieffé, Faux-Semblant incarne l'hypocrisie de ceux qui en font le métier : les prêtres et les moines. C'est parce qu'il est rusé et sans scrupules que Faux-Semblant a tant de pouvoir, non seulement sur les gens de bien qui ne le soupçonnent pas, mais aussi et surtout sur les orgueilleux, les astucieux et les ambitieux. Vivement repris par Amour, qui prétend qu'il ne peut exister de tels religieux, Faux-Semblant réplique que l'habit ne fait pas le moine. Sous la robe se cachent aussi bien la sainteté que la pire scélératesse ! Lui-même n'est pas toujours moine, il peut prendre toutes les apparences, et jamais ses paroles ne répondent à ses actes, ni ses actes à ses paroles. S'ensuit une longue et violente diatribe contre les moines.

Le dieu Amour parle :
Ami, sois sans inquiétude ;
Car plus que n'en eus l'habitude,
A ton vouloir seras heureux,
Je te le jure par mes yeux.
Puisque tu m'es resté fidèle,
Mes barons il faut que j'appelle
Pour le château fort assiéger.
Chacun est fort, vaillant, léger,
Et devant que levions le siège
Sera Bel-Accueil hors du piège.
L'Amant parle :
Le dieu Amour, sans terme mettre
De lieu ni de temps dans sa lettre,
Tous ses barons mande ardemment
De venir en son parlement,
Commande aux uns, les autres prie.
Tous sont venus sans repartie
Prêts à faire ce qu'il voudra,
Selon ce que chacun pourra.
Je vais vous les nommer sans ordre
Pour plus tôt à ma rime mordre.
 C'était d'abord Franchise, Honneur
Richesse et Noblesse de coeur,
Et Oiseuse la jardinière
Avec la plus grande bannière.
Puis venaient Largesse et Beauté,
Bien-Celer, Courage et Bonté,
Pitié, Simplesse et Compagnie,
Amabilité, Courtoisie,
Déduit, Liesse et Sûreté,
Désir et Jeunesse et Gaîté,
Humilité, puis Patience,
Puis enfin Contrainte-Abstinence
Que Faux-Semblant accompagna,
Car sans lui nulle part ne va.
Chacun toute sa gent amène,
Riant visage, âme sereine.
Seuls Abstinence et Faux-Semblant
Avaient l'air contraint et flottant ;
Car mensonge en leurs pensers brassent
Quelque semblant que dehors fassent.
D'où vient Faux-Semblant
Son lignage et sa parenté
Mensonge engendra Faux-Semblant
Qui va les coeurs des gens volant.
Sa mère était Hypocrisie
La laronnesse, la honnie,
Qui trahit mainte région
Par habit de religion ;
Sitôt qu'Amour porta la vue
Sur lui, son âme en fut émue :

[ Enluminure]


Comment le Dieu d'Amour parle à Faux-Semblant
Et Contrainte-Abstinence qui lui répond
– Qu'est-ce, dit-il, ai-je songé ?
– Dis, Faux-Semblant, par quel congé
Es-tu venu en ma présence ?
Lors bondit Contrainte-Abstinence
Et Faux-Semblant par la main prit :
– Sire, c'est moi qui l'ai conduit,
Dit-elle, et ne vous en déplaise ;
Maint honneur me fit et maint aise,
———
Me vint en aide et me soutint,
Sans lui fusse morte de faim.
Excusez-moi, souffrez qu'il reste ;
Malgré que tous il déteste,
J'ai grand besoin qu'il soit aimé
Et sage et saint homme clamé.
C'est mon ami, je suis sa mie,
Et nous venons de compagnie.

Fol. 77v : Le moine Faux-Semblant et la nonne Abstinence-Contrainte prêtent main forte au dieu d'Amour pour prendre d'assaut la forteresse de Jalousie
 
Fol. 78

Fol. 78

Fol. 78
Fol. 120v

Fol. 120v

Fol. 120v
Fol. 121 : Nature se confesse au prêtre Génius
 

Fol. 121 : Nature se confesse au prêtre Génius
 

Plus de détails sur la page


Dalila la malicieuse,
Par sa caresse venimeuse,
Tondit à Samson le vaillant,
———
Le preux, le fort, le bataillant,
Tous les cheveux avec ses forces,
Dont il perdit toutes ses forces,
Un jour que le tenait dormant
En son giron paisiblement.
Trop fol il fut quand à la belle,
N'ayant rien de caché pour elle,
Tous ses secrets il ne scella ;
Car tous elle les révéla,
Et la traîtresse, la parjure,
Le pela de sa chevelure.
Or cet exemple vous suffit ;
Autant que tout seul il en dit.
Et Salomon parle de même ;
Je vais, parce que je vous aime,
Citer son précepte divin :
"A celle qui dort sur ton sein
Les portes de ta bouche accroche,
Pour fuir et péril et reproche."
Oui, quiconque aurait l'homme cher
Lui devrait ce sermon prêcher
Que tous des femmes se gardassent
Et que jamais ne s'y fiassent.
Genius
Mais ceci pour vous n'ai pas dit,
Car vous avez, sans contredit,
Toujours été loyale et pure.
Du reste, affirme l'Écriture,
Tant Dieu vous a donné sens fin
Que vous êtes sage sans fin.
L'Auteur
Génius ainsi la conforte
Et tant qu'il peut Nature exhorte
A sa peine et ses pleurs tarir ;
Car nul ne peut rien obtenir
Par deuil, dit-on, ni par tristesse.
C'est une chose qui moult blesse
Et qui jamais n'a profité.
Quand il eut dit sa volonté,
Sans plus faire longue prière,
Il s'assied dedans une chaire
Près de l'autel, serein et doux.
Et tantôt s'est mise à genoux
Nature devant le bon prêtre.
Mais las ! il faut le reconnaître,
Son deuil ne sait-elle oublier,
Et lui ne l'en veut plus prier,
Car il perdrait sa peine toute,
Mais se tait et la dame écoute,
Qui dit, par grande dévotion,
En pleurant, sa confession
Qu'ici je vous rapporte écrite
Mot à mot, comme elle l'a dite.


[ Enluminure]


Nature qui se confesse à Génius son prêtre
Quand Dieu, qui est toute bonté,
Fit le monde et l'immensité,
Dont il portait en sa pensée
La belle figure tracée,
Toujours de toute éternité,
Avant qu'elle eût parfaite été.
C'est là qu'il puisa son modèle
Et la matière originelle,
Car ciel ni terre il n'eût trouvé,
———
En vain eût-il tout observé,
Ni rien dont chose pût éclore,
Puisque rien n'existait encore ;
Car du néant fit tout jaillir
Dieu à qui rien ne peut faillir,
Et rien non plus ne lui fit faire
Fors sa volonté débonnaire,
Large, courtoise et sans dépit,
Source unique de ce qui vit.
Il le fit à travers l'espace,
D'abord seulement d'une masse
Qui n'était que confusion,
Sans ordre et sans distinction.
Puis la divisa par parties,
Qui puis ne furent désunies,
Et tout par ordre les rangea,
Et sait combien il y en a :
Et par raisonnables mesures
Termina toutes les figures
Et les fit en un cercle asseoir
Pour plus comprendre et mieux mouvoir
Selon ce que muables furent
Et comprenables être durent,
Puis mit en convenables lieux
Selon que devaient être mieux.
Les légères en haut volèrent,
Lourdes au centre dévalèrent
Et les moyennes au milieu.
Ainsi le monde ordonna Dieu
Par droit compas, par droit espace.
Enfin quand il eut par sa grâce
Tout le reste distribué
Des créatures, à son gré,
Tant il m'honora, me tint chère,
Qu'il m'établit sa chambrière ;
Servir m'y laisse et laissera
Tant que sa volonté sera.
Nul autre droit je ne réclame,
Mais le bénis de ce que dame
Si pauvre ait, en toute saison,
Si grande et si belle maison.
Lui, si grand sire, tant me prise
Qu'il m'a pour chambrière prise.
Sa chambrière ! oui, par ma foi,
Son connétable, son bras droit,
Jamais je n'en eusse été digne,
Fors par sa volonté bénigne.
Voyez donc, je garde d'abord
La belle chaîne aux anneaux d'or,
Qui les quatre éléments, enlace
Tous inclinés devant ma face ;
Puis toute chose il me bailla
Qu'emmi la chaîne il enferma
Et voulut que je les gardasse
Et les formes continuasse ;
Toutes me doivent obéir,
Par mes lois se laisser régir
Sans jamais en oubli les mettre,
Mais les garder et s'y soumettre
A toujours éternellement.
Elles le font communément,
Toutes y mettent bien leur cure,
Fors une seule créature.
Ainsi, du beau ciel, tout d'abord,
Si je me plaignais, j'aurais tort,
Lui qui toujours tourne sans feindre
Et sans jamais mes lois enfreindre,
Et porte en son cercle poli
Les étoiles avec lui,
Plus brillantes, plus lumineuses
Que toutes pierres précieuses.
Son cours commence à l'orient ;
Il s'en va le monde égayant
Et vers l'occident s'achemine,
Et son cours oncques ne termine,
Tous les cercles ravissant
Qui vont contre lui gravissant
Afin d'attarder sa carrière.
Mais, vains efforts ! ils ont beau faire,
Ils n'empêcheront à nul temps
Qu'il n'ait en trente-six mille ans,
Pour regagner la même place
Où Dieu le créa dans l'espace,
Un cercle accompli tout entier,
Suivant la largeur du sentier
Du zodiaque au cercle immense
Qui, sans changer, sur lui s'avance.
Le ciel marche si bien à point
Que d'erreur en son cours n'a point.

 

Fol. 121 : Nature se confesse au prêtre Génius
 
Fol. 120v

Fol. 120v

Fol. 120v
Fol. 121 : Nature se confesse au prêtre Génius
 

Fol. 121 : Nature se confesse au prêtre Génius
 

Plus de détails sur la page


Dalila la malicieuse,
Par sa caresse venimeuse,
Tondit à Samson le vaillant,
———
Le preux, le fort, le bataillant,
Tous les cheveux avec ses forces,
Dont il perdit toutes ses forces,
Un jour que le tenait dormant
En son giron paisiblement.
Trop fol il fut quand à la belle,
N'ayant rien de caché pour elle,
Tous ses secrets il ne scella ;
Car tous elle les révéla,
Et la traîtresse, la parjure,
Le pela de sa chevelure.
Or cet exemple vous suffit ;
Autant que tout seul il en dit.
Et Salomon parle de même ;
Je vais, parce que je vous aime,
Citer son précepte divin :
"A celle qui dort sur ton sein
Les portes de ta bouche accroche,
Pour fuir et péril et reproche."
Oui, quiconque aurait l'homme cher
Lui devrait ce sermon prêcher
Que tous des femmes se gardassent
Et que jamais ne s'y fiassent.
Genius
Mais ceci pour vous n'ai pas dit,
Car vous avez, sans contredit,
Toujours été loyale et pure.
Du reste, affirme l'Écriture,
Tant Dieu vous a donné sens fin
Que vous êtes sage sans fin.
L'Auteur
Génius ainsi la conforte
Et tant qu'il peut Nature exhorte
A sa peine et ses pleurs tarir ;
Car nul ne peut rien obtenir
Par deuil, dit-on, ni par tristesse.
C'est une chose qui moult blesse
Et qui jamais n'a profité.
Quand il eut dit sa volonté,
Sans plus faire longue prière,
Il s'assied dedans une chaire
Près de l'autel, serein et doux.
Et tantôt s'est mise à genoux
Nature devant le bon prêtre.
Mais las ! il faut le reconnaître,
Son deuil ne sait-elle oublier,
Et lui ne l'en veut plus prier,
Car il perdrait sa peine toute,
Mais se tait et la dame écoute,
Qui dit, par grande dévotion,
En pleurant, sa confession
Qu'ici je vous rapporte écrite
Mot à mot, comme elle l'a dite.


[ Enluminure]


Nature qui se confesse à Génius son prêtre
Quand Dieu, qui est toute bonté,
Fit le monde et l'immensité,
Dont il portait en sa pensée
La belle figure tracée,
Toujours de toute éternité,
Avant qu'elle eût parfaite été.
C'est là qu'il puisa son modèle
Et la matière originelle,
Car ciel ni terre il n'eût trouvé,
———
En vain eût-il tout observé,
Ni rien dont chose pût éclore,
Puisque rien n'existait encore ;
Car du néant fit tout jaillir
Dieu à qui rien ne peut faillir,
Et rien non plus ne lui fit faire
Fors sa volonté débonnaire,
Large, courtoise et sans dépit,
Source unique de ce qui vit.
Il le fit à travers l'espace,
D'abord seulement d'une masse
Qui n'était que confusion,
Sans ordre et sans distinction.
Puis la divisa par parties,
Qui puis ne furent désunies,
Et tout par ordre les rangea,
Et sait combien il y en a :
Et par raisonnables mesures
Termina toutes les figures
Et les fit en un cercle asseoir
Pour plus comprendre et mieux mouvoir
Selon ce que muables furent
Et comprenables être durent,
Puis mit en convenables lieux
Selon que devaient être mieux.
Les légères en haut volèrent,
Lourdes au centre dévalèrent
Et les moyennes au milieu.
Ainsi le monde ordonna Dieu
Par droit compas, par droit espace.
Enfin quand il eut par sa grâce
Tout le reste distribué
Des créatures, à son gré,
Tant il m'honora, me tint chère,
Qu'il m'établit sa chambrière ;
Servir m'y laisse et laissera
Tant que sa volonté sera.
Nul autre droit je ne réclame,
Mais le bénis de ce que dame
Si pauvre ait, en toute saison,
Si grande et si belle maison.
Lui, si grand sire, tant me prise
Qu'il m'a pour chambrière prise.
Sa chambrière ! oui, par ma foi,
Son connétable, son bras droit,
Jamais je n'en eusse été digne,
Fors par sa volonté bénigne.
Voyez donc, je garde d'abord
La belle chaîne aux anneaux d'or,
Qui les quatre éléments, enlace
Tous inclinés devant ma face ;
Puis toute chose il me bailla
Qu'emmi la chaîne il enferma
Et voulut que je les gardasse
Et les formes continuasse ;
Toutes me doivent obéir,
Par mes lois se laisser régir
Sans jamais en oubli les mettre,
Mais les garder et s'y soumettre
A toujours éternellement.
Elles le font communément,
Toutes y mettent bien leur cure,
Fors une seule créature.
Ainsi, du beau ciel, tout d'abord,
Si je me plaignais, j'aurais tort,
Lui qui toujours tourne sans feindre
Et sans jamais mes lois enfreindre,
Et porte en son cercle poli
Les étoiles avec lui,
Plus brillantes, plus lumineuses
Que toutes pierres précieuses.
Son cours commence à l'orient ;
Il s'en va le monde égayant
Et vers l'occident s'achemine,
Et son cours oncques ne termine,
Tous les cercles ravissant
Qui vont contre lui gravissant
Afin d'attarder sa carrière.
Mais, vains efforts ! ils ont beau faire,
Ils n'empêcheront à nul temps
Qu'il n'ait en trente-six mille ans,
Pour regagner la même place
Où Dieu le créa dans l'espace,
Un cercle accompli tout entier,
Suivant la largeur du sentier
Du zodiaque au cercle immense
Qui, sans changer, sur lui s'avance.
Le ciel marche si bien à point
Que d'erreur en son cours n'a point.

 

Fol. 121 : Nature se confesse au prêtre Génius
 
Fol. 152v : Pygmalion incrédule devant la statue qui prend vie et lui parle

Fol. 152v : Pygmalion incrédule devant la statue qui prend vie et lui parle

Plus de détails sur la page


Rien du miracle il ne savait,
Mais en Dieu grande foi avait,
Et quand de plus près la regarde,
Plus son coeur frémit, saute et arde ;
Il voit les cheveux blondoyants
Comme ondes ensemble ondoyants,
Et voit qu'elle est vive et charnue ;
Il entrebâille sa chair nue
Et sent le pouls battre et mouvoir.
Est-ce mensonge ou fol espoir ?
Il sent les os, il sent les veines,
Qui de sang étaient toutes pleines,
Puis se recule épouvanté,
Car il a peur d'être enchanté
Et n'ose plus s'approcher d'elle.
Pygmalion :
Quelle est donc cette erreur nouvelle ?
Veillé-je ? Non. Un songe, hélas !
Telle évidence n'aurait pas.
Un songe ? Eh bien, non, je veille.
———
D'où peut venir telle merveille ?
Est-ce fantômes ennemis
Qui se sont en l'image mis ?


[ Enluminure]


L'image parle à Pygmalion :
Lors lui répondit la pucelle
Soudain, l'avenante, la belle,
Aux cheveux ondoyants et blonds :
Ce n'est ennemis ni démons,
Doux ami, mais c'est votre amie ;
Donnez-moi votre compagnie,
Et je vous offre mon amour
Céans, s'il vous plaît, en retour.
Quand certaine la chose entend
Et voit le miracle évident,
Alors il s'avance et s'assure
A nouveau si c'est chose sûre,
Et moult lui donne volontiers
Son corps et son coeur tout entiers.
A ces mots tous deux s'entr'allient,
De leur amour s'entre-mercient ;
Comme deux tendres colombeaux,
N'est nulle joie et doux assauts
Qu'alors tous deux ne s'entre-fassent.
En longs transports ils s'entr'embrasse
Et s'entre-baisent tout le jour
Et se témoignent leur amour.
Aux Dieux tous deux grâces rendirent
Qui pour eux tel miracle firent,
Et par dessus tous à Vénus
Qui les avait aidés le plus.
Or est Pygmalion bien aise,
Or n'est-il rien qui lui déplaise.
Elle ne lui refuse rien,
Ce qu'il veut, elle le veut bien,
Lui de même obéit et prie,
Il fait toute sa fantaisie,
Et pour rien ne la contredit.
Il la mène enfin dans son lit,
De bon vouloir et sans contrainte.
Tant ont joué, qu'elle est enceinte
De Paphus qui donna son nom
A l'île de Paphos, dit-on,
Et jour à Cyniras, roi sage,
Fors seulement en un passage.
Parfait bonheur il aurait eu
S'il n'eût un jour été déçu
Par Myrrha, sa fille, la blonde,
Que la Vieille – Dieu la confonde !
Qui de péché nulle peur n'a,
La nuit dans son lit amena.
La Reine était à une fête ;
La pucelle, l'amour en tête,
Se mit près du roi sans qu'il sût
Qu'avec sa fille coucher dût.
Or donc, cette horrible chenille
Le Roi coucher avec sa fille
Laissa durant toute une nuit,
D'où le bel Adonis naquit.
La mère en arbre fut muée,
Car son père l'aurait tué
Lorsque l'intrigue il découvrit.
Mais oncques il réussit,
Car ayant approché le cierge,
Celle-ci, qui n'était plus vierge,
———
Par prompte fuite s'échappa,
Et le Roi point ne brûla.
Mais trop loin suis-je de ma matière,
Droit est que je retourne en arrière
Tout comprendrez moult clairement
Avant la fin de ce roman.

Fol. 152v : Pygmalion incrédule devant la statue qui prend vie et lui parle
Fol. 153 : Vénus lance son brandon enflammé contre le château de Jalousie
 

Fol. 153 : Vénus lance son brandon enflammé contre le château de Jalousie
 

Plus de détails sur la page


Peur n'ayez que plus je vous tienne ;
Droit est qu'à mon propos revienne
Pour un autre champ labourer.
Or donc, qui voudrait comparer
Les beautés de ces deux images
Son temps perdrait en verbiages.
Car de même, je vous le dis,
Qu'est toujours moindre une souris
De corps, de force et de courage,
Qu'un lion et moins porte ombrage,
De même, en toute loyauté,
Oncques n'eut si fière beauté
De Pygmalion la statue
Que celle qui m'est apparue,
Et qui tant a pour moi de prix.
Or bien vise dame Cypris
Cette image dont je devise
Entre ses deux piliers assise
Dans la tour, et droit au milieu.
Oncques encor je ne vis lieu
Que si volontiers regardasse,
Voire à deux genoux adorasse.
Pour seulement y entrer, non,
Jamais pour l'arc ni le brandon
Ne laisserais, ni pour l'archère,
Ce délicieux sanctuaire.
Si je trouvais qui me l'offrît,
Ou qui, sans plus, me le souffrit,
Je ferais tout, sans aucun doute,
Pour m'en frayer tantôt la route.
Aussi, je veux, s'il plaît à Dieu,
Aller prier en temps et lieu
Aux pieds de ces reliques saintes
Que je vous ai céans dépeintes,
D'écharpe et de bourdon garni.
Dieu me garde d'être honni
Ou détourné par nulle chose
De jouir enfin de la Rose !


[ Enluminure]


Ici devise comment Vénus jeta le
brandon de feu au castel
Vénus ne va plus attendant ;
Plein de feu, le brandon ardent
Tout empenné part, siffle et vole,
Et tous ceux du castel affole.
Or, tire tant subtilement
Vénus, que nuls assurément,
Tant garde y prissent à grand' cure,
Ne découvriraient la blessure.
Aussitôt que le brandon vole,
Tout le monde aussitôt s'affole.
Le feu prend partout le pourpris,
Et tous soudain se sentent pris.
En vain ils s'efforcent d'éteindre
La flamme, ils n'y peuvent atteindre
Lors de crier : Trahi ! trahi !
Tous sont morts, ahi ! ahi !
Hors du pays gagnons le large !
Chacun de ses clefs se décharge.
Danger, cet horrible démon,
Quand se sent chauffé du brandon
———
Plus vite court que cerf en lande ;
Nul on ne voit qui l'autre attende.
Les pans à la ceinture, tous
De s'enfuir tôt comme des fous.
Peur s'enfuit, Honte aussi se presse,
Tout embrasé le castel laisse
Et n'estime plus aucun prix
Ce qu'elle a de Raison appris.
Lors voici venir Courtoisie
La prudente, belle et chérie.
La déconfiture voyant,
Pour sauver son fils elle prend
Pitié avec elle et Franchise,
Et parmi le feu, sans remise,
Dans l'enceinte court jusqu'au seuil
De la prison de Bel-Accueil.

Fol. 153 : Vénus lance son brandon enflammé contre le château de Jalousie
 
Fol. 152v : Pygmalion incrédule devant la statue qui prend vie et lui parle

Fol. 152v : Pygmalion incrédule devant la statue qui prend vie et lui parle

Plus de détails sur la page


Rien du miracle il ne savait,
Mais en Dieu grande foi avait,
Et quand de plus près la regarde,
Plus son coeur frémit, saute et arde ;
Il voit les cheveux blondoyants
Comme ondes ensemble ondoyants,
Et voit qu'elle est vive et charnue ;
Il entrebâille sa chair nue
Et sent le pouls battre et mouvoir.
Est-ce mensonge ou fol espoir ?
Il sent les os, il sent les veines,
Qui de sang étaient toutes pleines,
Puis se recule épouvanté,
Car il a peur d'être enchanté
Et n'ose plus s'approcher d'elle.
Pygmalion :
Quelle est donc cette erreur nouvelle ?
Veillé-je ? Non. Un songe, hélas !
Telle évidence n'aurait pas.
Un songe ? Eh bien, non, je veille.
———
D'où peut venir telle merveille ?
Est-ce fantômes ennemis
Qui se sont en l'image mis ?


[ Enluminure]


L'image parle à Pygmalion :
Lors lui répondit la pucelle
Soudain, l'avenante, la belle,
Aux cheveux ondoyants et blonds :
Ce n'est ennemis ni démons,
Doux ami, mais c'est votre amie ;
Donnez-moi votre compagnie,
Et je vous offre mon amour
Céans, s'il vous plaît, en retour.
Quand certaine la chose entend
Et voit le miracle évident,
Alors il s'avance et s'assure
A nouveau si c'est chose sûre,
Et moult lui donne volontiers
Son corps et son coeur tout entiers.
A ces mots tous deux s'entr'allient,
De leur amour s'entre-mercient ;
Comme deux tendres colombeaux,
N'est nulle joie et doux assauts
Qu'alors tous deux ne s'entre-fassent.
En longs transports ils s'entr'embrasse
Et s'entre-baisent tout le jour
Et se témoignent leur amour.
Aux Dieux tous deux grâces rendirent
Qui pour eux tel miracle firent,
Et par dessus tous à Vénus
Qui les avait aidés le plus.
Or est Pygmalion bien aise,
Or n'est-il rien qui lui déplaise.
Elle ne lui refuse rien,
Ce qu'il veut, elle le veut bien,
Lui de même obéit et prie,
Il fait toute sa fantaisie,
Et pour rien ne la contredit.
Il la mène enfin dans son lit,
De bon vouloir et sans contrainte.
Tant ont joué, qu'elle est enceinte
De Paphus qui donna son nom
A l'île de Paphos, dit-on,
Et jour à Cyniras, roi sage,
Fors seulement en un passage.
Parfait bonheur il aurait eu
S'il n'eût un jour été déçu
Par Myrrha, sa fille, la blonde,
Que la Vieille – Dieu la confonde !
Qui de péché nulle peur n'a,
La nuit dans son lit amena.
La Reine était à une fête ;
La pucelle, l'amour en tête,
Se mit près du roi sans qu'il sût
Qu'avec sa fille coucher dût.
Or donc, cette horrible chenille
Le Roi coucher avec sa fille
Laissa durant toute une nuit,
D'où le bel Adonis naquit.
La mère en arbre fut muée,
Car son père l'aurait tué
Lorsque l'intrigue il découvrit.
Mais oncques il réussit,
Car ayant approché le cierge,
Celle-ci, qui n'était plus vierge,
———
Par prompte fuite s'échappa,
Et le Roi point ne brûla.
Mais trop loin suis-je de ma matière,
Droit est que je retourne en arrière
Tout comprendrez moult clairement
Avant la fin de ce roman.

Fol. 152v : Pygmalion incrédule devant la statue qui prend vie et lui parle
Fol. 153 : Vénus lance son brandon enflammé contre le château de Jalousie
 

Fol. 153 : Vénus lance son brandon enflammé contre le château de Jalousie
 

Plus de détails sur la page


Peur n'ayez que plus je vous tienne ;
Droit est qu'à mon propos revienne
Pour un autre champ labourer.
Or donc, qui voudrait comparer
Les beautés de ces deux images
Son temps perdrait en verbiages.
Car de même, je vous le dis,
Qu'est toujours moindre une souris
De corps, de force et de courage,
Qu'un lion et moins porte ombrage,
De même, en toute loyauté,
Oncques n'eut si fière beauté
De Pygmalion la statue
Que celle qui m'est apparue,
Et qui tant a pour moi de prix.
Or bien vise dame Cypris
Cette image dont je devise
Entre ses deux piliers assise
Dans la tour, et droit au milieu.
Oncques encor je ne vis lieu
Que si volontiers regardasse,
Voire à deux genoux adorasse.
Pour seulement y entrer, non,
Jamais pour l'arc ni le brandon
Ne laisserais, ni pour l'archère,
Ce délicieux sanctuaire.
Si je trouvais qui me l'offrît,
Ou qui, sans plus, me le souffrit,
Je ferais tout, sans aucun doute,
Pour m'en frayer tantôt la route.
Aussi, je veux, s'il plaît à Dieu,
Aller prier en temps et lieu
Aux pieds de ces reliques saintes
Que je vous ai céans dépeintes,
D'écharpe et de bourdon garni.
Dieu me garde d'être honni
Ou détourné par nulle chose
De jouir enfin de la Rose !


[ Enluminure]


Ici devise comment Vénus jeta le
brandon de feu au castel
Vénus ne va plus attendant ;
Plein de feu, le brandon ardent
Tout empenné part, siffle et vole,
Et tous ceux du castel affole.
Or, tire tant subtilement
Vénus, que nuls assurément,
Tant garde y prissent à grand' cure,
Ne découvriraient la blessure.
Aussitôt que le brandon vole,
Tout le monde aussitôt s'affole.
Le feu prend partout le pourpris,
Et tous soudain se sentent pris.
En vain ils s'efforcent d'éteindre
La flamme, ils n'y peuvent atteindre
Lors de crier : Trahi ! trahi !
Tous sont morts, ahi ! ahi !
Hors du pays gagnons le large !
Chacun de ses clefs se décharge.
Danger, cet horrible démon,
Quand se sent chauffé du brandon
———
Plus vite court que cerf en lande ;
Nul on ne voit qui l'autre attende.
Les pans à la ceinture, tous
De s'enfuir tôt comme des fous.
Peur s'enfuit, Honte aussi se presse,
Tout embrasé le castel laisse
Et n'estime plus aucun prix
Ce qu'elle a de Raison appris.
Lors voici venir Courtoisie
La prudente, belle et chérie.
La déconfiture voyant,
Pour sauver son fils elle prend
Pitié avec elle et Franchise,
Et parmi le feu, sans remise,
Dans l'enceinte court jusqu'au seuil
De la prison de Bel-Accueil.

Fol. 153 : Vénus lance son brandon enflammé contre le château de Jalousie
 
Fol. 139v : Génius absout Nature de ses fautes
 

Fol. 139v : Génius absout Nature de ses fautes
 

Plus de détails sur la page

Lors elle dicte et il écrit.
Puis le pli scelle et le lui baille
Nature, et dit qu'il s'en aille,
Mais requiert absolution
S'elle fait quelque omission


[ Enluminure]


Génius qui absout Nature
Sitôt qu'eut fini sa confesse
Dame Nature la déesse,
Comme la loi veut et les us,
Le vaillant prêtre Génius
Tantôt l'absout et puis lui donne
Pénitence avenante et bonne,
Selon la grandeur du méfait
Qu'il estime qu'elle a forfait.
Il lui dit qu'elle est toute quitte
Si dans sa forge tout de suite
Elle retourne travailler,
Comme avant, sans plus larmoyer,
Et si toujours fait son service,
Jusqu'à ce que l'en affranchisse
Le roi qui peut tout redresser
Et tout faire et tout dépecer.
Sire, moult volontiers, dit-elle.
Or je m'en vais à tire d'aile,
Dit Génius, pendant ce temps
Porter secours aux fins amants ;
Mais il faut que me désaffuble
De cette soyeuse chasuble,
De cette aube et de ce rochet.
Lors va tout pendre à un crochet,
Et vêt sa robe séculière,
Moult plus commode et moins, sévère,
Comme s'il allait la carole danser,
Et prend des ailes pour voler.
Lors rentre Nature en sa forge,
Prend ses marteaux, et frappe et forge
Avec ardeur, comme devant.
Génius, plus prompt que le vent,
Des ailes bat sans plus attendre
Et dans l'ost est venu descendre.
Mais Faux-Semblant n'y trouva pas
Qui tôt, plus vite que le pas,
S'enfuit, quand la Vieille fut prise,
Qui m'avait ouvert par surprise
L'huis du pourpris et fait aller
A Bel-Accueil pour lui parler ;
Oncques n'y voulut plus attendre
Et décampa, sans congé prendre.
Mais céans encore, il paraît,
Abstinence-Contrainte restait,
Qui de tout son pouvoir se hâte
De courre après, en si grande hâte,
———
Lorsque voit le prêtre venir,
Qu'à peine on l'eût pu retenir,
Car elle craint d'être aperçue
Par aucun prêtre entretenue,
Lui donnât-on triple besant,
Si Faux-Semblant n'est là présent.

Fol. 139v : Génius absout Nature de ses fautes
 
Fol. 140 : Le dieu d'Amour revêt Genius du vêtement épiscopal – Genius prêche la procréation
 

Fol. 140 : Le dieu d'Amour revêt Genius du vêtement épiscopal – Genius prêche la procréation
 

Plus de détails sur la page


Génius, sans plus de demeure,
Comme il le devait, et sur l'heure,
Les salue avec onction
Et de sa course la raison,
Sans rien mettre en oubli, leur conte.
Je ne veux pas vous faire conte
Mais veux ma parole abréger
Pour vos oreilles soulager
Du grand soulas que tous lui firent
Quand ces nouvelles entendirent.
Car pour prolixement parler,
S'en fait les auditeurs aller
Souventes fois celui qui prêche,
Quand brièvement ne se dépêche.


[ Enluminure]

 

Comment Génius vint en l'ost
Dieu d'Amours affuble, sans plus,
D'une chasuble Génius ;
Anneau lui baille, et crosse et mitre
Plus clairs que cristal ni que vitre,
Sans chercher autre parement,
Tant est grand leur empressement
D'ouïr cette sentence lire.
Vénus, qui ne cesse de rire
Et son corps ne peut tenir coi,
Adorable dans son émoi,
Pour plus renforcer l'anathème,
Quand il aura fini son thème,
Au poing lui met un cierge ardent,
De cire vierge ? Non, vraiment.
Génius, sans plus terme mettre,
S'est lors, pour mieux lire la lettre,
Selon ce que vous ai conté,
Sur un grand échafaud monté.
Les barons à terre s'assoient,
Autres sièges quérir n'envoient,
Et lui, sa charte déployant,
La main entour soi tournoyant,
Leur fait signe et dit qu'ils se taisent.
Et la foule à qui ces mots plaisent,
S'entre-guigne et pousse un instant,
Et se tait enfin écoutant.
Or par ces paroles commence
La définitive sentence :


Enluminure]


Le sermon de Génius :
———
Par l'autorité de Nature
Qui de tout le monde a la cure,
Connétable et grand serviteur
Du sempiternel empereur,
Qui sied en la tour souveraine
De la noble' cité mondaine,
Dont Nature ministre il fit,
Qui tout administre et régit
Des étoiles par l'influence
Qui toutes règlent l'ordonnance
Selon le droit impérial
Dont Nature est l'official,
Qui toutes choses a fait naître
Dès que le monde reçut l'être,
Et limita pareillement
Leur grandeur, leur accroissement,
Qui ne fit nulle chose vaine
Dessous le ciel, qui se promène
Entour la terre, nuit et jour,
Et toujours tourne sans séjour,
Et toujours garde sa distance,
Quand dessus ou dessous s'avance :
Que soient tous excommuniés
Les déloyaux, les reniés,
Et condamnés sans pitié vaine,
Qui les oeuvres prennent en haine
D'où reçoit Nature soutien,
Soit grands seigneurs, soit gens de rien !
Mais tel qui de toute sa force
De Nature garder s'efforce
Et bien aime, comme il le doit,
S'en aille au paradis tout droit !
Il en aura grâce plénière,
Car, autant que je le puis faire,
S'il observe de Dieu la loi,
De ce jour, je prends tout sur moi.

Fol. 140 : Le dieu d'Amour revêt Genius du vêtement épiscopal – Genius prêche la procréation
 
Fol. 139v : Génius absout Nature de ses fautes
 

Fol. 139v : Génius absout Nature de ses fautes
 

Plus de détails sur la page

Lors elle dicte et il écrit.
Puis le pli scelle et le lui baille
Nature, et dit qu'il s'en aille,
Mais requiert absolution
S'elle fait quelque omission


[ Enluminure]


Génius qui absout Nature
Sitôt qu'eut fini sa confesse
Dame Nature la déesse,
Comme la loi veut et les us,
Le vaillant prêtre Génius
Tantôt l'absout et puis lui donne
Pénitence avenante et bonne,
Selon la grandeur du méfait
Qu'il estime qu'elle a forfait.
Il lui dit qu'elle est toute quitte
Si dans sa forge tout de suite
Elle retourne travailler,
Comme avant, sans plus larmoyer,
Et si toujours fait son service,
Jusqu'à ce que l'en affranchisse
Le roi qui peut tout redresser
Et tout faire et tout dépecer.
Sire, moult volontiers, dit-elle.
Or je m'en vais à tire d'aile,
Dit Génius, pendant ce temps
Porter secours aux fins amants ;
Mais il faut que me désaffuble
De cette soyeuse chasuble,
De cette aube et de ce rochet.
Lors va tout pendre à un crochet,
Et vêt sa robe séculière,
Moult plus commode et moins, sévère,
Comme s'il allait la carole danser,
Et prend des ailes pour voler.
Lors rentre Nature en sa forge,
Prend ses marteaux, et frappe et forge
Avec ardeur, comme devant.
Génius, plus prompt que le vent,
Des ailes bat sans plus attendre
Et dans l'ost est venu descendre.
Mais Faux-Semblant n'y trouva pas
Qui tôt, plus vite que le pas,
S'enfuit, quand la Vieille fut prise,
Qui m'avait ouvert par surprise
L'huis du pourpris et fait aller
A Bel-Accueil pour lui parler ;
Oncques n'y voulut plus attendre
Et décampa, sans congé prendre.
Mais céans encore, il paraît,
Abstinence-Contrainte restait,
Qui de tout son pouvoir se hâte
De courre après, en si grande hâte,
———
Lorsque voit le prêtre venir,
Qu'à peine on l'eût pu retenir,
Car elle craint d'être aperçue
Par aucun prêtre entretenue,
Lui donnât-on triple besant,
Si Faux-Semblant n'est là présent.

Fol. 139v : Génius absout Nature de ses fautes
 
Fol. 140 : Le dieu d'Amour revêt Genius du vêtement épiscopal – Genius prêche la procréation
 

Fol. 140 : Le dieu d'Amour revêt Genius du vêtement épiscopal – Genius prêche la procréation
 

Plus de détails sur la page


Génius, sans plus de demeure,
Comme il le devait, et sur l'heure,
Les salue avec onction
Et de sa course la raison,
Sans rien mettre en oubli, leur conte.
Je ne veux pas vous faire conte
Mais veux ma parole abréger
Pour vos oreilles soulager
Du grand soulas que tous lui firent
Quand ces nouvelles entendirent.
Car pour prolixement parler,
S'en fait les auditeurs aller
Souventes fois celui qui prêche,
Quand brièvement ne se dépêche.


[ Enluminure]

 

Comment Génius vint en l'ost
Dieu d'Amours affuble, sans plus,
D'une chasuble Génius ;
Anneau lui baille, et crosse et mitre
Plus clairs que cristal ni que vitre,
Sans chercher autre parement,
Tant est grand leur empressement
D'ouïr cette sentence lire.
Vénus, qui ne cesse de rire
Et son corps ne peut tenir coi,
Adorable dans son émoi,
Pour plus renforcer l'anathème,
Quand il aura fini son thème,
Au poing lui met un cierge ardent,
De cire vierge ? Non, vraiment.
Génius, sans plus terme mettre,
S'est lors, pour mieux lire la lettre,
Selon ce que vous ai conté,
Sur un grand échafaud monté.
Les barons à terre s'assoient,
Autres sièges quérir n'envoient,
Et lui, sa charte déployant,
La main entour soi tournoyant,
Leur fait signe et dit qu'ils se taisent.
Et la foule à qui ces mots plaisent,
S'entre-guigne et pousse un instant,
Et se tait enfin écoutant.
Or par ces paroles commence
La définitive sentence :


Enluminure]


Le sermon de Génius :
———
Par l'autorité de Nature
Qui de tout le monde a la cure,
Connétable et grand serviteur
Du sempiternel empereur,
Qui sied en la tour souveraine
De la noble' cité mondaine,
Dont Nature ministre il fit,
Qui tout administre et régit
Des étoiles par l'influence
Qui toutes règlent l'ordonnance
Selon le droit impérial
Dont Nature est l'official,
Qui toutes choses a fait naître
Dès que le monde reçut l'être,
Et limita pareillement
Leur grandeur, leur accroissement,
Qui ne fit nulle chose vaine
Dessous le ciel, qui se promène
Entour la terre, nuit et jour,
Et toujours tourne sans séjour,
Et toujours garde sa distance,
Quand dessus ou dessous s'avance :
Que soient tous excommuniés
Les déloyaux, les reniés,
Et condamnés sans pitié vaine,
Qui les oeuvres prennent en haine
D'où reçoit Nature soutien,
Soit grands seigneurs, soit gens de rien !
Mais tel qui de toute sa force
De Nature garder s'efforce
Et bien aime, comme il le doit,
S'en aille au paradis tout droit !
Il en aura grâce plénière,
Car, autant que je le puis faire,
S'il observe de Dieu la loi,
De ce jour, je prends tout sur moi.

Fol. 140 : Le dieu d'Amour revêt Genius du vêtement épiscopal – Genius prêche la procréation
 
Fol. 153v : Courtoisie implore son fils Bel-Accueil de secourir l'Amant en lui accordant le don de la Rose
 

Fol. 153v : Courtoisie implore son fils Bel-Accueil de secourir l'Amant en lui accordant le don de la Rose
 

Plus de détails sur la page


Prend la parole Courtoisie
Et de sa voix la plus jolie
Tout d'abord dit à Bel-Accueil :


[ Enluminure]


Courtoise qui parle à Bel-Accueil
Beau fils, j'ai senti moult grand deuil,
Au coeur j'ai moult grande tristesse eue
Que tant ayez prison tenue.
Celui-là brûle de mal feu
Qui vous avait mis en tel lieu !
Vous pouvez, Dieu merci, nous suivre ;
Car avec toute sa bande ivre
Dans les fossés est là gisant
Malebouche le médisant,
Et ne peut nous écouter mie.
Ne redoutez plus Jalousie ;
Pour elle certes on ne doit pas
Se priver de toute joie
Ni de mener très douce vie
De son amant en compagnie,
Surtout lorsqu'elle n'a pouvoir
De la chose entendre ni voir.
Elle n'a nul qui le lui dise
Et ne vous prendra par surprise,
Car les autres de tous côtés
Se sont enfuis épouvantés ;
Tous ces félons pleins d'audace
Ont vidé de l'enclos la place.
Beau très doux fils, pour Dieu, merci !
Ne vous laissez brûler ici :
Toutes trois, moi, Pitié, Franchise,
Nous vous prions que, sans remise,
Daigniez à ce loyal amant
Octroyer ce qu'il aime tant.
Dès longtemps pour vous il endure
Grands maux sans le moindre parjure.
Recevez, et tout ce qu'il a,
Le franc qui jamais ne trompa.
Voyez, jusqu'à son âme il offre ;
Pour Dieu, ne refusez telle offre,
Beau doux fils, mais le recevez,
Par la foi que vous me devez
Et par Amour qui s'en efforce
Et qui moult y a mis grand' force.
Toute chose Amour vainc, beau fils,
Tous les coeurs sous sa clef tient pris.
Virgile de même s'exprime
———
Par sentence fine et sublime.
Aux Bucoliques vous verrez
Qu'Amour vainc tout, si vous cherchez
En un seul vers tient sa sentence,
Et plus belle n'est, sans doutance.
Aussi doit-il être écouté,
Car il a dit la vérité.
Beau fils, secours, secours je vous demande
Pour cet Amant – Dieu vous amende !
La Rose en don octroyez-lui.
Ma dame, fait Bel-Accueil, oui,
De bon coeur je lui abandonne ;
Ses longs ennuis qu'il me pardonne
Et qu'il vienne ici la cueillir,
A nous deux seuls, tout à loisir,
Car il aime sans tricherie.

Fol. 153v : Courtoisie implore son fils Bel-Accueil de secourir l'Amant en lui accordant le don de la Rose
 
Fol. 154

Fol. 154

Fol. 154
Fol. 153v : Courtoisie implore son fils Bel-Accueil de secourir l'Amant en lui accordant le don de la Rose
 

Fol. 153v : Courtoisie implore son fils Bel-Accueil de secourir l'Amant en lui accordant le don de la Rose
 

Plus de détails sur la page


Prend la parole Courtoisie
Et de sa voix la plus jolie
Tout d'abord dit à Bel-Accueil :


[ Enluminure]


Courtoise qui parle à Bel-Accueil
Beau fils, j'ai senti moult grand deuil,
Au coeur j'ai moult grande tristesse eue
Que tant ayez prison tenue.
Celui-là brûle de mal feu
Qui vous avait mis en tel lieu !
Vous pouvez, Dieu merci, nous suivre ;
Car avec toute sa bande ivre
Dans les fossés est là gisant
Malebouche le médisant,
Et ne peut nous écouter mie.
Ne redoutez plus Jalousie ;
Pour elle certes on ne doit pas
Se priver de toute joie
Ni de mener très douce vie
De son amant en compagnie,
Surtout lorsqu'elle n'a pouvoir
De la chose entendre ni voir.
Elle n'a nul qui le lui dise
Et ne vous prendra par surprise,
Car les autres de tous côtés
Se sont enfuis épouvantés ;
Tous ces félons pleins d'audace
Ont vidé de l'enclos la place.
Beau très doux fils, pour Dieu, merci !
Ne vous laissez brûler ici :
Toutes trois, moi, Pitié, Franchise,
Nous vous prions que, sans remise,
Daigniez à ce loyal amant
Octroyer ce qu'il aime tant.
Dès longtemps pour vous il endure
Grands maux sans le moindre parjure.
Recevez, et tout ce qu'il a,
Le franc qui jamais ne trompa.
Voyez, jusqu'à son âme il offre ;
Pour Dieu, ne refusez telle offre,
Beau doux fils, mais le recevez,
Par la foi que vous me devez
Et par Amour qui s'en efforce
Et qui moult y a mis grand' force.
Toute chose Amour vainc, beau fils,
Tous les coeurs sous sa clef tient pris.
Virgile de même s'exprime
———
Par sentence fine et sublime.
Aux Bucoliques vous verrez
Qu'Amour vainc tout, si vous cherchez
En un seul vers tient sa sentence,
Et plus belle n'est, sans doutance.
Aussi doit-il être écouté,
Car il a dit la vérité.
Beau fils, secours, secours je vous demande
Pour cet Amant – Dieu vous amende !
La Rose en don octroyez-lui.
Ma dame, fait Bel-Accueil, oui,
De bon coeur je lui abandonne ;
Ses longs ennuis qu'il me pardonne
Et qu'il vienne ici la cueillir,
A nous deux seuls, tout à loisir,
Car il aime sans tricherie.

Fol. 153v : Courtoisie implore son fils Bel-Accueil de secourir l'Amant en lui accordant le don de la Rose
 
Fol. 154

Fol. 154

Fol. 154
Fol. 156v : Conclusion du Roman, l'Amant à son plaisir de cueillir la Rose…
 

Fol. 156v : Conclusion du Roman, l'Amant à son plaisir de cueillir la Rose…
 

Plus de détails sur la page

Un nouvel érotisme
Après avoir exalté le plaisir physique et la liberté la liberté sexuelle au nom des droits de la Nature, Jean de Meun détourne la symbolique de la Rose. Le poème, qui prenait son vol dans l'amour courtois, finit par des réflexions lestes et désabusées qui annoncent un nouvel érotisme : l'amour paillard.


Oyez la leçon présente :
Lorsque dans cette étroite sente
J'eus un petitet chevauché,
Tant du rosier je m'approchai
Qu'à mon vouloir pus la main tendre
Aux rameaux, pour le bouton prendre.
———
Bel-Accueil pour Dieu me priait
Que nul outrage n'y fût fait.
Je me rendis à sa prière
Et lui promis lors, pour lui plaire,
Que jamais je ne ferais rien
Hormis son vouloir et le mien.
Lors j'embrassai le beau rosier
Qui est plus franc que nul osier,
Et quand mes deux mains je pus joindre,
Tout doux, sans la piqûre moindre,
Le bouton me pris à férir,
Sans quoi ne l'eusse pu cueillir,
Et j'imprimai par la secousse
Aux branches émotion douce,
Mais sans aucune dépecer,
Car rien je ne voulais blesser :
Mais il me fallut bien à force
Entamer un peu de l'écorce,
Puisqu'autrement je ne pouvais
Avoir ce que tant désirais.
 En la fin, pour tout vous apprendre,
Un peu de graine dus épandre
Quand j'eus le bouton agité ;
Ce fut quand dedans l'eus touché
Au travers des feuillettes closes,
Car voulais chercher toutes choses
Jusques au fond du boutonnet,
Car il me semble que bon est.
Je fis lors tant mêler la graine
Qu'on l'eût démêlée à grand' peine,
Et que le tendre boutonnet
Fis élargir un petitet ;
C'est tout ce qu'il m'advint forfaire.
Mais j'allais d'une ardeur si fière,
Que nul mauvais gré ne m'en sut
Le doux qui nul mal n'y conçut,
Et moult joyeux me laisse faire
Tout ce qu'il sait devoir me plaire.
Il m'appelle bien, il est vrai,
D'un ton sérieux et doucet,
Inconvenant et sans usage :
Vous me faites trop grand outrage
Vraiment, dit-il ; mais, ceci dit,
Il ne met plus nul contredit
Que je ne prenne, entr'ouvre et cueille
Rosier et rose, fleur et feuille.
 Quand me vis en si haut degré,
Quand j'eus si noblement ouvré
Que mon procès n'est plus doutable,
Alors pour fin et agréable
Etre envers tous mes bienfaiteurs,
Comme doivent bons débiteurs
Car à haute voix je l'affiche,
Plus que Richesse j'étais riche,
Et partant moult vers eux tenu
Moi par eux riche devenu,
Au Dieu d'Amours et à sa mère,
Qui plus que tous m'aida naguère,
Ainsi qu'aux barons valeureux
Dieu les laisse au fin amoureux
Venir, à l'appel de ses plaintes !
En mes amoureuses étreintes
Rendis grâces dix fois ou vingt.
Mais de Raison ne me souvint
Qui tant jadis me fit de peine,
Ni de Richesse la vilaine
Qui de nulle pitié n'usa
Lorsque l'accès me refusa
Du joli sentier qu'elle garde.
Mais elle n'avait pas pris garde,
La chétive, au sentier menu,
Par où pourtant je suis venu
A bon port, en grand' recelée.
Or par là j'ai pris ma volée
Malgré mes mortels ennemis
Qui tant m'avaient arrière mis,

Fol. 156v : Conclusion du Roman, l'Amant à son plaisir de cueillir la Rose…
 
Fol. 157 : Ici finit le Roman de la Rose
 

Fol. 157 : Ici finit le Roman de la Rose
 

Plus de détails sur la page

Principalement jalousie,
La tête de soucis fleurie,
Qui Roses garde des amants
Et fait bonne garde en tout temps.
Avant de sortir de l'enceinte
Où je fusse resté, sans feinte,
Encore radieux j'ai cueilli
Le bouton du rosier joli.
Ainsi j'eus la Rose vermeille ;
Il était jour, et je m'éveille.

Ici finit le Roman de la Rose.

Fol. 157 : Ici finit le Roman de la Rose
 
Fol. 156v : Conclusion du Roman, l'Amant à son plaisir de cueillir la Rose…
 

Fol. 156v : Conclusion du Roman, l'Amant à son plaisir de cueillir la Rose…
 

Plus de détails sur la page

Un nouvel érotisme
Après avoir exalté le plaisir physique et la liberté la liberté sexuelle au nom des droits de la Nature, Jean de Meun détourne la symbolique de la Rose. Le poème, qui prenait son vol dans l'amour courtois, finit par des réflexions lestes et désabusées qui annoncent un nouvel érotisme : l'amour paillard.


Oyez la leçon présente :
Lorsque dans cette étroite sente
J'eus un petitet chevauché,
Tant du rosier je m'approchai
Qu'à mon vouloir pus la main tendre
Aux rameaux, pour le bouton prendre.
———
Bel-Accueil pour Dieu me priait
Que nul outrage n'y fût fait.
Je me rendis à sa prière
Et lui promis lors, pour lui plaire,
Que jamais je ne ferais rien
Hormis son vouloir et le mien.
Lors j'embrassai le beau rosier
Qui est plus franc que nul osier,
Et quand mes deux mains je pus joindre,
Tout doux, sans la piqûre moindre,
Le bouton me pris à férir,
Sans quoi ne l'eusse pu cueillir,
Et j'imprimai par la secousse
Aux branches émotion douce,
Mais sans aucune dépecer,
Car rien je ne voulais blesser :
Mais il me fallut bien à force
Entamer un peu de l'écorce,
Puisqu'autrement je ne pouvais
Avoir ce que tant désirais.
 En la fin, pour tout vous apprendre,
Un peu de graine dus épandre
Quand j'eus le bouton agité ;
Ce fut quand dedans l'eus touché
Au travers des feuillettes closes,
Car voulais chercher toutes choses
Jusques au fond du boutonnet,
Car il me semble que bon est.
Je fis lors tant mêler la graine
Qu'on l'eût démêlée à grand' peine,
Et que le tendre boutonnet
Fis élargir un petitet ;
C'est tout ce qu'il m'advint forfaire.
Mais j'allais d'une ardeur si fière,
Que nul mauvais gré ne m'en sut
Le doux qui nul mal n'y conçut,
Et moult joyeux me laisse faire
Tout ce qu'il sait devoir me plaire.
Il m'appelle bien, il est vrai,
D'un ton sérieux et doucet,
Inconvenant et sans usage :
Vous me faites trop grand outrage
Vraiment, dit-il ; mais, ceci dit,
Il ne met plus nul contredit
Que je ne prenne, entr'ouvre et cueille
Rosier et rose, fleur et feuille.
 Quand me vis en si haut degré,
Quand j'eus si noblement ouvré
Que mon procès n'est plus doutable,
Alors pour fin et agréable
Etre envers tous mes bienfaiteurs,
Comme doivent bons débiteurs
Car à haute voix je l'affiche,
Plus que Richesse j'étais riche,
Et partant moult vers eux tenu
Moi par eux riche devenu,
Au Dieu d'Amours et à sa mère,
Qui plus que tous m'aida naguère,
Ainsi qu'aux barons valeureux
Dieu les laisse au fin amoureux
Venir, à l'appel de ses plaintes !
En mes amoureuses étreintes
Rendis grâces dix fois ou vingt.
Mais de Raison ne me souvint
Qui tant jadis me fit de peine,
Ni de Richesse la vilaine
Qui de nulle pitié n'usa
Lorsque l'accès me refusa
Du joli sentier qu'elle garde.
Mais elle n'avait pas pris garde,
La chétive, au sentier menu,
Par où pourtant je suis venu
A bon port, en grand' recelée.
Or par là j'ai pris ma volée
Malgré mes mortels ennemis
Qui tant m'avaient arrière mis,

Fol. 156v : Conclusion du Roman, l'Amant à son plaisir de cueillir la Rose…
 
Fol. 157 : Ici finit le Roman de la Rose
 

Fol. 157 : Ici finit le Roman de la Rose
 

Plus de détails sur la page

Principalement jalousie,
La tête de soucis fleurie,
Qui Roses garde des amants
Et fait bonne garde en tout temps.
Avant de sortir de l'enceinte
Où je fusse resté, sans feinte,
Encore radieux j'ai cueilli
Le bouton du rosier joli.
Ainsi j'eus la Rose vermeille ;
Il était jour, et je m'éveille.

Ici finit le Roman de la Rose.

Fol. 157 : Ici finit le Roman de la Rose
 
Roman de la rose couverture verso
Le format de l'image est incompatible
-

Texte essentiel du Moyen Âge, le Roman de la Rose est un « art d'aimer » qui rassemble deux conceptions de l'amour. L'une, exposée par Guillaume de Lorris dans la première partie du poème, livre les codes de l'amour courtois dans un style fidèle à la poésie lyrique. D'un ton bien plus allègre et polémique, la continuation par Jean de Meun détourne l'œuvre précédente en exaltant, au nom de la Nature, le plaisir physique et la liberté sexuelle. Ces conceptions suscitèrent au début du 15e siècle la première querelle de la littérature française, notamment sur la question des femmes, Christine de Pisan critiquant vivement les positions « antiféministes » prises par Jean de Meun. Le manuscrit Français 12595 que l'on peut découvrir ici date de cette époque. C'est l'un des quatre-vingt exemplaires conservés par la BnF et numérisés intégralement grâce au mécénat de la Fondation Mellon. La sélection de feuillets qui suit emprunte aux deux parties du poème pour offrir une vision d'ensemble de l'œuvre.