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La Chanson de Roland
 

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La reliure de veau est doublée d'une page cartonnée où est inscrite la « cote » du document, qui indique son classement dans les collections de la Bibliothèque : il s'agit du manuscrit Français 860. C'est un recueil de quatre chansons de geste dédié à Ganelon. Seuls les feuillets 1 à 36v relatent la Chanson de Roland.
Ce manuscrit, composé de 275 feuillets (32 x 23 cm), a été réalisé en parchemin comme la plupart des livres du Moyen Âge. C'est une peau animale, le plus souvent de mouton, soigneusement préparée pour recevoir l'écriture. Mais le parchemin reste un produit de grand luxe : près de 300 peaux de moutons sont nécessaires pour un manuscrit, parfois bien davantage. Le papier ne se répandra en Europe qu'à la fin du 13e siècle.

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La reliure de veau est doublée d'une page cartonnée où est inscrite la « cote » du document, qui indique son classement dans les collections de la Bibliothèque : il s'agit du manuscrit Français 860. C'est un recueil de quatre chansons de geste dédié à Ganelon. Seuls les feuillets 1 à 36v relatent la Chanson de Roland.
Ce manuscrit, composé de 275 feuillets (32 x 23 cm), a été réalisé en parchemin comme la plupart des livres du Moyen Âge. C'est une peau animale, le plus souvent de mouton, soigneusement préparée pour recevoir l'écriture. Mais le parchemin reste un produit de grand luxe : près de 300 peaux de moutons sont nécessaires pour un manuscrit, parfois bien davantage. Le papier ne se répandra en Europe qu'à la fin du 13e siècle.

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Le manuscrit comporte des notes marginales de la main de Claude Fauchet (1529-1601), historiographe de France sous Henri IV. Ici, c'est un bibliothécaire du 18e siècle qui relève le nom des chansons de geste réunies dans le livre :
— « Roncevaux » pour la Chanson de Roland  ;
— « Gaydon », pour le Roman de Gaydon
— « Amis » et « Jourdain », pour la geste d'Amile, Amis et Jourdain de Blaye ;
— « Auberi », pour Auberi le Bourguignon et Lambert d’Oridon.
Ces quatre chansons constituent la geste de Ganelon qui trahit l'empereur dans la Chanson de Roland. Une telle compilation vise à réhabiliter le lignage de Ganelon, jugé et exécuté à Laon. Ce révisionnisme généalogique pourrait émaner d’une famille implantée à Laon et liée de manière lointaine aux Ganelon : les puissants comtes de Rethel, auxquels il est parfois fait allusion dans le manuscrit, sont probablement les commanditaires. Ils ont dû s’adresser à un copiste actif à Laon entre 1265 et 1290, ainsi que le suggère le style nordique de l’écriture et du décor, les nombreuses particularités dialectales ardennaises et la provenance laonnoise du manuscrit.

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Le manuscrit comporte des notes marginales de la main de Claude Fauchet (1529-1601), historiographe de France sous Henri IV. Ici, c'est un bibliothécaire du 18e siècle qui relève le nom des chansons de geste réunies dans le livre :
— « Roncevaux » pour la Chanson de Roland  ;
— « Gaydon », pour le Roman de Gaydon
— « Amis » et « Jourdain », pour la geste d'Amile, Amis et Jourdain de Blaye ;
— « Auberi », pour Auberi le Bourguignon et Lambert d’Oridon.
Ces quatre chansons constituent la geste de Ganelon qui trahit l'empereur dans la Chanson de Roland. Une telle compilation vise à réhabiliter le lignage de Ganelon, jugé et exécuté à Laon. Ce révisionnisme généalogique pourrait émaner d’une famille implantée à Laon et liée de manière lointaine aux Ganelon : les puissants comtes de Rethel, auxquels il est parfois fait allusion dans le manuscrit, sont probablement les commanditaires. Ils ont dû s’adresser à un copiste actif à Laon entre 1265 et 1290, ainsi que le suggère le style nordique de l’écriture et du décor, les nombreuses particularités dialectales ardennaises et la provenance laonnoise du manuscrit.

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Fol. 1 : Début tronqué de la Chanson de Roland
 

Fol. 1 : Début tronqué de la Chanson de Roland
 

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Décor, langue et tradition textuelle
L’homogénéité de l’écriture et la forme particulière de certaines lettres permettent d’attribuer la transcription du manuscrit à un seul copiste. Le tracé anguleux suggère une localisation de l’atelier dans le Nord de la France durant la seconde moitié du 13e siècle. La disposition du texte, sur deux colonnes de 48 lignes, avec la première lettre de chaque vers décalée à l’intérieur de la colonne, est caractéristique des œuvres rimées en ancien français.
Chaque laisse est introduite par une petite initiale filigranée de couleur bleue et rouge – les deux couleurs les plus employées au 13e siècle dans les manuscrits – qui crée un effet de rythme au sein de la page. Utilisées pour souligner les différentes articulations du texte , les initiales filigranées sont apparues dans les manuscrits médiévaux dès le milieu du XIIe siècle : lettres majuscules entourées d’un délicat décor linéaire abstrait exécuté à l’aide d’une plume très fine, elles se distinguent le plus souvent du décor par la couleur. Les savants jeux de lignes et les élégantes arabesques du décor filigrané produisent un effet de légèreté qui évoque le style raffiné de l’art gothique.
Le style des filigranes a évolué tout au long du Moyen Age, suivant le lieu et l’époque, leur observation permet ainsi souvent de fournir des éléments de datation et de localisation des manuscrits. Ici, les motifs caractéristiques des filigranes – antennes allongées, œufs de grenouille, vrilles et spirales – indiquent que le manuscrit a été réalisé au cours de la seconde moitié du 13e siècle.
Cette version rimée de la Chanson de Roland renferme un mélange de traits linguistiques picards, lorrains et wallons, qui suggèrent une origine ardennaise, localisation confirmée par des comparaisons avec la langue employée dans des chartes provenant de cette région.
Elle contient 6828 vers organisés en laisses, c’est-à-dire regroupés par une même assonance. Les vers sont en grande majorité décasyllabiques (dix syllabes), avec une césure à la fin de la quatrième syllabe, soulignée par le copiste à l’aide d’un point.
Ce manuscrit comporte plusieurs laisses que l’on ne retrouve pas dans les autres versions : certaines reflètent la volonté du compilateur de réhabiliter le lignage de Ganelon, selon la logique des commanditaires.


Pistes pédagogiques
— Quels sont les indices qui permettent de dater et de localiser ce manuscrit ?
— De quels outils dispose le copiste pour mettre en valeur un épisod ? Observez par exemple le décor, les initiales filigranées pour repérer le rythme du texte.
— Quelles sont les similitudes et les différences majeures entre le manuscrit du Moyen Age et le livre au 21e siècle ?

 

[ variante ]
Ganes li cuens noz a fait moult pener,
mais par celui qui tout a a sauver,
si Deus en France me donne retorner,
moult chierement li cuit guerredonner :
a roncins quatre le ferai traïner."
Aprez cest mot font la messe chanter.
Li cuens Rollans i vait por escouter.


[ variante ]
Quant Charlemainne ot son ost devisee,
vers douce France a sa voie tornee.
L'arrieregarde ot Rollant conmandee,
et cil la fist, ne l'a pas refusee,
a vint mil homes dou mieus de la contree.
Vait s'en la nuis, si est l'aube crevee ;
biaus fu li jors, clere la matinnee.
Li solaus luist qui abat la rousee ;
cil oisel chantent en la selve rammee.
Li arcevesques a la messe chantee.
Li cuens Rollans l'a de cuer escoutee ;
d'unne once d'or l'a li ber honoree ;
saingna son chief s'a l'ymaige anclinee.
Ist dou monstier, s'a sa corpe clammee ;
vint au perron, si demanda s'espee.
Cil li aporte cui il l'ot conmandee,
et cil la ceinst qu'en donna grans colees ;
a maint paien sera ancui privee.
Sor Viellantin, a la crope triulee,
salli li cuens sans nulle demoree.
Pas avant autre a l'angarde montee ;
soz son vert elme a sa teste anclinnee,
contre son pis a sa targe sarree.
Vit de paiens moult grant ost aünee :
soissante mille en a premiers esmee.
Par quatre senz ont porprins la valee.
Il les maudist de la Virge honoree.
"Deus ! dist Rollans, qui fis la mer salee,
mien anciant, ma mors est porparlee."


[ variante ]
Li cuens Rollans vint en l'angarde en som
et vit aval maint Sarrasin felon :
grans quatre lieues – que de fi le seit on –
orent porprins entor et environ,
en premier chief le roi Marsillion.
Bien le connut Rollans, li niés Charlon,
as garnemens qu'il ot et au dragon.
A une lieue ierent ja li glouton
et porprennoient les terres environ
quant li niés Charle conmensa s'orison :
"Deus ! dist li cuens, par ton saintisme non,
qui en la Virge preïs annuncion,
saint Daniel delivras dou Lyon
et saint Jonas dou ventre dou poisson
et suscitas de mort saint Lazaron
et tu saint Pierre posas en Pré Noiron
et convertiz saint Pol, son compaingnon,
et ton saint cors livras a passion
por pecheors venir a raenson,
sainte Susane garis dou fans tesmoing
et desrochas Simon Matefelon
et a Marie feïs tu le pardon
quant a vos piés se coucha a bandon,
merci cria – moult par fus dignes hom –,
tu li feïs gente redemption
et ses pechiés pardonnas au larron
quant vos pendirent Gïeu cuivert felon :
si voirement com noz ice creons,
vengier me lais dou conte Ganelon.
Vendus noz a par male traïson !"
A ces paroles descendi li frans hom.
[ variante ]
Li cuens Rollans ot s'orison finee ;
l'iaue dou cuer li est as ieus montee.
Vers ceuls de France a sa resne tyree ;
droit a son tref a sa voie tornee
et vit Fransois qui s'arment par la pree.
Vint mille furent a l'enseingne doree.
"Franc, dist Rollans, bonne gent honoree,
sor toutes autres cremue et redoutee,
com voz voi hui de seignor esgaree ;
tuit vendu iestez, par male destinnee ;
la traïsons ne puet iestre celee ;
moult chierement sera guerredonnee.
Bataille en iert, plenniere et aduree ;
ainz mais par home ne fu teus esgardee.
Deus ! c'or nel seit li ost qu'en est alee.
Mar i entrerent celle gent deffaee,
mais par Jhesu qui la m'a conmandee
l'arme dou cors que Deus m'i a donnee,
ainz qu'elle soit de mon cors dessevree
i ferrai tant de Durandart m'espee,
desci as poins sera ensainglantee.
Aprez ma mort en iert France doutee."
[ variante ]
Li cuens Rollans descent dou tertre aval ;
en mi la presse des Fransois rent estal.
Adont lor conte d'un angoissoz jornal,
dou roi Marsille, lor annemi mortal :
"Bien i ferez a la guise champal ;
as cops donner soienz tuit par yngal
jqu'aprez no mort nus n'i puist dire mal.
———

Fol. 1 : Début tronqué de la Chanson de Roland
 
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Décor, langue et tradition textuelle
L’homogénéité de l’écriture et la forme particulière de certaines lettres permettent d’attribuer la transcription du manuscrit à un seul copiste. Le tracé anguleux suggère une localisation de l’atelier dans le Nord de la France durant la seconde moitié du 13e siècle. La disposition du texte, sur deux colonnes de 48 lignes, avec la première lettre de chaque vers décalée à l’intérieur de la colonne, est caractéristique des œuvres rimées en ancien français.
Chaque laisse est introduite par une petite initiale filigranée de couleur bleue et rouge – les deux couleurs les plus employées au 13e siècle dans les manuscrits – qui crée un effet de rythme au sein de la page. Utilisées pour souligner les différentes articulations du texte , les initiales filigranées sont apparues dans les manuscrits médiévaux dès le milieu du XIIe siècle : lettres majuscules entourées d’un délicat décor linéaire abstrait exécuté à l’aide d’une plume très fine, elles se distinguent le plus souvent du décor par la couleur. Les savants jeux de lignes et les élégantes arabesques du décor filigrané produisent un effet de légèreté qui évoque le style raffiné de l’art gothique.
Le style des filigranes a évolué tout au long du Moyen Age, suivant le lieu et l’époque, leur observation permet ainsi souvent de fournir des éléments de datation et de localisation des manuscrits. Ici, les motifs caractéristiques des filigranes – antennes allongées, œufs de grenouille, vrilles et spirales – indiquent que le manuscrit a été réalisé au cours de la seconde moitié du 13e siècle.
Cette version rimée de la Chanson de Roland renferme un mélange de traits linguistiques picards, lorrains et wallons, qui suggèrent une origine ardennaise, localisation confirmée par des comparaisons avec la langue employée dans des chartes provenant de cette région.
Elle contient 6828 vers organisés en laisses, c’est-à-dire regroupés par une même assonance. Les vers sont en grande majorité décasyllabiques (dix syllabes), avec une césure à la fin de la quatrième syllabe, soulignée par le copiste à l’aide d’un point.
Ce manuscrit comporte plusieurs laisses que l’on ne retrouve pas dans les autres versions : certaines reflètent la volonté du compilateur de réhabiliter le lignage de Ganelon, selon la logique des commanditaires.


Pistes pédagogiques
— Quels sont les indices qui permettent de dater et de localiser ce manuscrit ?
— De quels outils dispose le copiste pour mettre en valeur un épisod ? Observez par exemple le décor, les initiales filigranées pour repérer le rythme du texte.
— Quelles sont les similitudes et les différences majeures entre le manuscrit du Moyen Age et le livre au 21e siècle ?

 

[ variante ]
Ganes li cuens noz a fait moult pener,
mais par celui qui tout a a sauver,
si Deus en France me donne retorner,
moult chierement li cuit guerredonner :
a roncins quatre le ferai traïner."
Aprez cest mot font la messe chanter.
Li cuens Rollans i vait por escouter.


[ variante ]
Quant Charlemainne ot son ost devisee,
vers douce France a sa voie tornee.
L'arrieregarde ot Rollant conmandee,
et cil la fist, ne l'a pas refusee,
a vint mil homes dou mieus de la contree.
Vait s'en la nuis, si est l'aube crevee ;
biaus fu li jors, clere la matinnee.
Li solaus luist qui abat la rousee ;
cil oisel chantent en la selve rammee.
Li arcevesques a la messe chantee.
Li cuens Rollans l'a de cuer escoutee ;
d'unne once d'or l'a li ber honoree ;
saingna son chief s'a l'ymaige anclinee.
Ist dou monstier, s'a sa corpe clammee ;
vint au perron, si demanda s'espee.
Cil li aporte cui il l'ot conmandee,
et cil la ceinst qu'en donna grans colees ;
a maint paien sera ancui privee.
Sor Viellantin, a la crope triulee,
salli li cuens sans nulle demoree.
Pas avant autre a l'angarde montee ;
soz son vert elme a sa teste anclinnee,
contre son pis a sa targe sarree.
Vit de paiens moult grant ost aünee :
soissante mille en a premiers esmee.
Par quatre senz ont porprins la valee.
Il les maudist de la Virge honoree.
"Deus ! dist Rollans, qui fis la mer salee,
mien anciant, ma mors est porparlee."


[ variante ]
Li cuens Rollans vint en l'angarde en som
et vit aval maint Sarrasin felon :
grans quatre lieues – que de fi le seit on –
orent porprins entor et environ,
en premier chief le roi Marsillion.
Bien le connut Rollans, li niés Charlon,
as garnemens qu'il ot et au dragon.
A une lieue ierent ja li glouton
et porprennoient les terres environ
quant li niés Charle conmensa s'orison :
"Deus ! dist li cuens, par ton saintisme non,
qui en la Virge preïs annuncion,
saint Daniel delivras dou Lyon
et saint Jonas dou ventre dou poisson
et suscitas de mort saint Lazaron
et tu saint Pierre posas en Pré Noiron
et convertiz saint Pol, son compaingnon,
et ton saint cors livras a passion
por pecheors venir a raenson,
sainte Susane garis dou fans tesmoing
et desrochas Simon Matefelon
et a Marie feïs tu le pardon
quant a vos piés se coucha a bandon,
merci cria – moult par fus dignes hom –,
tu li feïs gente redemption
et ses pechiés pardonnas au larron
quant vos pendirent Gïeu cuivert felon :
si voirement com noz ice creons,
vengier me lais dou conte Ganelon.
Vendus noz a par male traïson !"
A ces paroles descendi li frans hom.
[ variante ]
Li cuens Rollans ot s'orison finee ;
l'iaue dou cuer li est as ieus montee.
Vers ceuls de France a sa resne tyree ;
droit a son tref a sa voie tornee
et vit Fransois qui s'arment par la pree.
Vint mille furent a l'enseingne doree.
"Franc, dist Rollans, bonne gent honoree,
sor toutes autres cremue et redoutee,
com voz voi hui de seignor esgaree ;
tuit vendu iestez, par male destinnee ;
la traïsons ne puet iestre celee ;
moult chierement sera guerredonnee.
Bataille en iert, plenniere et aduree ;
ainz mais par home ne fu teus esgardee.
Deus ! c'or nel seit li ost qu'en est alee.
Mar i entrerent celle gent deffaee,
mais par Jhesu qui la m'a conmandee
l'arme dou cors que Deus m'i a donnee,
ainz qu'elle soit de mon cors dessevree
i ferrai tant de Durandart m'espee,
desci as poins sera ensainglantee.
Aprez ma mort en iert France doutee."
[ variante ]
Li cuens Rollans descent dou tertre aval ;
en mi la presse des Fransois rent estal.
Adont lor conte d'un angoissoz jornal,
dou roi Marsille, lor annemi mortal :
"Bien i ferez a la guise champal ;
as cops donner soienz tuit par yngal
jqu'aprez no mort nus n'i puist dire mal.
———

Fol. 1 : Début tronqué de la Chanson de Roland
 
La démesure du héros : à cor défendant

La démesure du héros : à cor défendant

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Mise en contexte
Au mois d’août 778, après sept ans de conquête en Espagne, une seule ville résiste à Charlemagne, Saragosse, aux mains de Marsile, roi des Sarrasins. Celui-ci, par ruse pour convaincre Charlemagne de rentrer en France, s’engage à se convertir au christianisme et à devenir le vassal de l’empereur. Charlemagne hésite, Roland conseille le siège de Saragosse car il ne croit pas Marsile, Ganelon – au nom de la sagesse – recommande en revanche la confiance. Roland désigne Ganelon, son parâtre, pour porter ce message et celui-ci, furieux car la mission est exposée, promet de se venger. Il propose à Marsile un plan pour anéantir dans les défilés l’arrière-garde conduite par Roland et Olivier, "le vaillant et le courtois", et priver ainsi Charlemagne de son bras droit : "Sur les reliques de son épée Murgléis il jure de trahir et devient ainsi un traître" (v. 607-608).


« Rollant est proz e Oliver est sage »
Désigné par Ganelon et soupçonnant la traîtrise, Roland conduit avec les douze pairs l’arrière-garde de l’armée de Charlemagne, 20 000 chevaliers pour affronter les 400 000 armés par Marsile. Olivier, le premier, constate la densité de l’armée adverse et met en garde Roland : pause stratégique dans le récit, les laisses 85-87 s’organisent autour d’un dialogue entre Roland et Olivier, amis de cœur mais en désaccord quant à la perception du combat. Roland inscrit ses actes dans une filiation et son refus de l’aide se comprend par une obligation morale selon lui de préserver son honneur, celui de sa famille, celui de son pays, même si pour y parvenir les chevaliers y laisseront leur vie. Olivier au contraire entrevoit les pertes humaines et considère l’appel à l’aide comme parfaitement légitime. Dans cette opposition, il est aussi question de démesure, l’hybris en grec, c’est le lien le plus fort entretenu par Roland avec les héros de la mythologie grecque. Roland, pure vaillance guerrière, opposé à Olivier qui prône une sagesse pragmatique, refuse une aide qui pourrait renverser le sens mystique du combat à venir ; en revanche il sonnera du cor pour signifier la déroute, appeler Charlemagne à venger sa mort et leur défaite, et relancer ainsi le combat.

                       

[ variante ]
...
———
Dist Anseïs : "Damme sainte Marie,
vertu me donne vers celle gent haïe.
Ganes li cuens, cui Jhesus maleïe,
nos a vendus par sa grant felonnie.
Cil noz aït qui tout a en baillie."
Couche s'an dens, doucement s'umelie ;
puis saut en piés, s'a la broingne vestie,
et lace l'iaume ou li ors reflambie ;
au flanc senestre ceinst l'espee forbie ;
a son col peut une targe florie.
On li amainne un destrier d'Orquanie ;
enz arsons saut, s'a la lance brandie ;
il laisse corre tout une praerie.
De son espié a la hanste brandie ;
puis proie Deu, qui tout a en baillie,
que droit li face de celle gent haïe.
Dist Oliviers : "Ce ne laira il mie ;
l'enseingne Charle iert ancui esbaudie."
Li Franc s'estraingnent par moult grant ahatie.


[ variante ]
Hiles s'arma com boni de grant air.
Son bon hauberc li aident a vestir
si home liege, et painnent dou servir :
sor son chief fait un vert elme asseïr.
Son cheval fait enseller et couvrir ;
n’i ot crupiere ne cendal ne samit.
Lors ceinst l’espee, puis vait l'escu saisir ;
enz arsons sault com hom de grant aïr.
Ez les voz douze, Deus les puisse garir !
Mais ne plot Deu, qui tout a a baillir :
par grant dolor les convenra morir.
Ses compaingnons fist Rollans departir.
A vois escrie : "Baron, ges voi venir ;
poingnons a euls, si les aillons ferir !"
Par mautalent vont lor escus saisir.


[ variante ]
Li cuens Rollans ne fu pas effraez.
Devant lui fu Viellantins amenez ;
li cuens i monte com vassaus adurez.
Dist Oliviers, li preus et li senez :
"Sire compains, envers moi entendez ;
maintes fois sui essaiez et prouvez ;
de couardie ne fui onques retez.
Vostre olifans, se il estoit sonez,
Charles l'orroit, li fors rois coronnez ;
je voz plevis, ja seroit retornez ;
secorroit nos par vives pöestez,
et li Fransois, qui les pors ont passez."
Respont. Rollans : "Ce seroit foletez !
Ja Deu ne place, qui en crois fu penez
et ou sepulcre et couchiez et posez
et au tierz jor de mort resuscitez –
droit a anfer fu ses chemins tonnez,
si en gieta de ses amis privez –
que mes parrastres soit ja par moi grevez.
Ainz i ferrai de Durandart assez,
ma bonne espee, qui me pent a mon lez ;
touz en sera mes brans ensainglentez.
Felon paien touz nos ont enchantez ;
mieus ainz morir que face teus viltez."


[ Laisse 84 ]
Dist Oliviers a la chiere menbree :
"Sire compains, car sonez la menee,
que je vos ai hui autre fois rouvee,
si l'orra Charles de France la löee ;
secorra nos en estrange contree.
La gent d'Espaingne ne vient pas effraee ;
chascons soz l'iaume a la teste enclinnee.
Se Deus m'aït, et la vertus nommee,
bien samblent gens de bataille aprestee."
Respont Rollans, quant cele ot escoutee :
"Ne place a Deu, qui fist ciel et rousee,
ne a Marie, la pucelle senee,
que por paiens i face ja cornee ;
ainz i ferrai de Durandart m'espee.
Felon paien mar virent la jornee.
Mieus voil morir que France en soit blasmee."


[ laisse 85 ]
"Sire compains, encor voz voil rouver,
vostre olyfant que le faitez sonner,
si l'orra Charles qui France a a garder ;
je voz plevis, s'ost fera retorner.
– Ne place a Deu, ce dist Rollans li ber,
que por paiens conmence hui a corner,
ne de ma bouche en doie estur jeter,
ne mon parraste doie on par moi blasmer,
ne douce France le doie on reprouver.
Quant je serai en la bataille entrez,
adont m'orroiz "Monjoie !" reclammer.
par bon coraige hautement escrïer.
Plus de mil cops ferrai a l'assembler
de Durandart, qui tant fait a löer.
Tost en verrez le brant ensainglenter.
Franc, se Deu plaist, voldront ainsiz errer.
Ja cil d'Espaingne ne s'en porront vanter ;
par mi les mors les convendra passer.


[ laisse 86 ]
Dist Oliviers : "N'i doit avoir hontaige.
Je ai veü d'Espaingne le barnaige :
couvert en sont li mont et li valaige
et li larris environ le boischaige ;
———
 

La démesure du héros : à cor défendant
La démesure du héros : à cor défendant

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Pistes pédagogiques
— Dans les laisses 85 à 87, relevez les champs lexicaux de la vue et de l’ouie : sont-ils équitablement répartis entre les personnages ? Lequel semble être le plus attentif à la réalité de la situation ?
— Quels sont les termes qui désignent le cor dans la traduction ? et dans le texte original ? quel est leur lien ? Vous pouvez vous aider de dictionnaires étymologiques.
— Dans les deux premiers vers de la laisse 87, repérez-vous des césures matérialisées dans le manuscrit ? Se retrouvent-elles ailleurs, sous cette forme ou sous un autre ? En observant les initiales filigranées, les caractères en retrait en début de vers, comment la mise en page choisie met-elle le texte en valeur ?


Fil rouge
Les extraits ici présentés mettent en scène quatre étapes dans la construction du héros, ils soulignent également une logique temporelle dans la mise en place de l’histoire et de la légende.
— Roland et Olivier utilisent très souvent le présent opposé au futur : pour chacun d’eux et pour chacune de leurs interventions, de quel futur s’agit-il ? Quelle est sa proximité temporelle ou factuelle ? A partir de quel moment, et pour qui, le futur est-il déjà un présent ?

 

...
———
grans sont les os d'environ le boischaige,
d'icelle gent, qui tant par est sauvaige.
Ce m'est avis, selonc le mien pansaige,
fust i li rois, n'i eüssiens dammaige.
Eu cor corner n'eüst pas grant outraige."
Respont Rollans : "Ne me vient en coraige,
ja Deu ne place, qui fist chascon laingaige.
Asez voil mieus devancier mon eaige
que cist paien aient de noz chavaige,
ne que par moi aient Franc reprouvaige,
ne nos perdons par euls nostre heritaige."


[ laisse 87 ]
Rollans fu preus et Oliviers li bers ;
par ingal furent et compaiguon et per.
Puis que ce vient a lor armes porter,
mieus aimment mort que bataille eschiever.
Preu sont li conte ; haut prinrent a parler.
Paien chevauchent, si font lor ost serrer.
Dist Oliviers : "Or les pöez mirer ;
tant en i a, nus ne les puet esmer.
Vostre olifant ne deingnastez sonner.
Loins nos est Charles, tart iert dou retorner.
Fust i li rois, ce os bien afier,
ja cil paien ne l'osaissent panser.
Envers Espaingne deveriez esgarder ;
de grant dolor vos porroit ramenbrer.
L'arrieregarde fait moult a redouter ;
cist nos feront les coraiges trorbler.
Jamais cest jor ne porrons trespasser.
Deus penst des autres, qui tout a a sauver !
– Tais, Olivier, ne te chaut d'esperer.
Fel soit li cuens puis qu'il vueult coarder.
Quant ce venra as ruistes cops donner,
nos demorrons a estal por chapler.
Nos trouveront maint demainne et maint per."


[ laisse 88 ]
Quant voit Rollans que la bataille avra,
tant par fu fiers que lyon resambla.
A vois escrie : "Olivier, que feraz ?
Sire compains, mais ne le dire ja !
Li empereres, qui Fransois nos laissa....
Mien anciant, coart home n'i a.
Por sou seignor, quant on bien l’amera,
doit on souffrir ce que li avenra
et endurer le mal c’on trouvera,
le cuir, le poil et la char c’on perdra.
Fier de t'espee et je de Durandart,
ma bonne espee que Charles me donna.
Se je i muir, dire puet qui l'avra :
"Iceste espee vassaus hom la porta."


[ laisse 89 ]
Li arcevesques, qui preus fu et eslis,
a bien ces mos entendus et oïs.
Le destrier broche, si monte an un laris.
Fransois apelle, gent sermon lor a dit :
"Seignor baron, Charles voz a norris ;
por vostre roi devez bien iestre ocis.
Or soiez preu, por Deu de paradis !
Crestïentez n'ait de vos mauvais cris.
Bataille avrez, bien en soit chascons fis,
car a vos ieus veez vos annemis.
Tendez vos mains, si proiez Deu mercis.
Gardez chascons ait ses pechiés jehis.
Quant vos avrai absols et beneïs,
cil qui morra de Deu soit tres bien fis."
Fransois descendent des destriers arrabis.
Torpins de Rains, qui preus fu et eslis,
de Deu les saingne, qui en la crois fu mis.
"Par penitance ferez sor Sarrazins
qui ce ne croient que Deus fust surrexis."


[ laisse 90 ]
Fransois se drescent, si se maitent sor piés.
Bien sont absols, cuite de lor pechié :
li arcevesques de Deu les a saingniés,
puis remontarent par lor dorez estriers
sor les chevaus corrans et affaitiez.
Rollans s'escrie : "Olivier, frere, ou iez ?
or sai je bien, verté vos disïez,
que Ganelons nos a touz engingniez :
prins en a l'or qui mar en fu bailliez.
Li empereres en iert moult correciez,
et li Fransois, cui Deus a tant aidiez,
nos vengeront as fers de lor espiés.
Li rois Marsilles a fait de nos marchiés,
mais as espees iert ancui esligiez."


[ variante ]
Fransois montarent ; ne s'i voldrent targier.
Li arcevesques les prinst a chastoier :
"Seignor baron, franc nobile guerrier,
une parole voz voldrai acointier
qui au ferir vos avra bon mestier :
s'i a Fransois qui perde son destrier,
maite la main a l'espee d'acier,
si s'en deffende a loi de chevalier !"
Estouls de Laingres conmensa a plaidier :
"Seignor Fransois, ne vos chaut esmaier.
Je vos voi moult enz elmes embronchier
et vos coulors et müer et changier.
Hui me verrez ferir et chaploier.
Desor paiens nos convient eslaissier ;
bien i porrons nos lances emploier
———
...

La démesure du héros : à cor défendant
La démesure du héros : à cor défendant

La démesure du héros : à cor défendant

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Mise en contexte
Au mois d’août 778, après sept ans de conquête en Espagne, une seule ville résiste à Charlemagne, Saragosse, aux mains de Marsile, roi des Sarrasins. Celui-ci, par ruse pour convaincre Charlemagne de rentrer en France, s’engage à se convertir au christianisme et à devenir le vassal de l’empereur. Charlemagne hésite, Roland conseille le siège de Saragosse car il ne croit pas Marsile, Ganelon – au nom de la sagesse – recommande en revanche la confiance. Roland désigne Ganelon, son parâtre, pour porter ce message et celui-ci, furieux car la mission est exposée, promet de se venger. Il propose à Marsile un plan pour anéantir dans les défilés l’arrière-garde conduite par Roland et Olivier, "le vaillant et le courtois", et priver ainsi Charlemagne de son bras droit : "Sur les reliques de son épée Murgléis il jure de trahir et devient ainsi un traître" (v. 607-608).


« Rollant est proz e Oliver est sage »
Désigné par Ganelon et soupçonnant la traîtrise, Roland conduit avec les douze pairs l’arrière-garde de l’armée de Charlemagne, 20 000 chevaliers pour affronter les 400 000 armés par Marsile. Olivier, le premier, constate la densité de l’armée adverse et met en garde Roland : pause stratégique dans le récit, les laisses 85-87 s’organisent autour d’un dialogue entre Roland et Olivier, amis de cœur mais en désaccord quant à la perception du combat. Roland inscrit ses actes dans une filiation et son refus de l’aide se comprend par une obligation morale selon lui de préserver son honneur, celui de sa famille, celui de son pays, même si pour y parvenir les chevaliers y laisseront leur vie. Olivier au contraire entrevoit les pertes humaines et considère l’appel à l’aide comme parfaitement légitime. Dans cette opposition, il est aussi question de démesure, l’hybris en grec, c’est le lien le plus fort entretenu par Roland avec les héros de la mythologie grecque. Roland, pure vaillance guerrière, opposé à Olivier qui prône une sagesse pragmatique, refuse une aide qui pourrait renverser le sens mystique du combat à venir ; en revanche il sonnera du cor pour signifier la déroute, appeler Charlemagne à venger sa mort et leur défaite, et relancer ainsi le combat.

                       

[ variante ]
...
———
Dist Anseïs : "Damme sainte Marie,
vertu me donne vers celle gent haïe.
Ganes li cuens, cui Jhesus maleïe,
nos a vendus par sa grant felonnie.
Cil noz aït qui tout a en baillie."
Couche s'an dens, doucement s'umelie ;
puis saut en piés, s'a la broingne vestie,
et lace l'iaume ou li ors reflambie ;
au flanc senestre ceinst l'espee forbie ;
a son col peut une targe florie.
On li amainne un destrier d'Orquanie ;
enz arsons saut, s'a la lance brandie ;
il laisse corre tout une praerie.
De son espié a la hanste brandie ;
puis proie Deu, qui tout a en baillie,
que droit li face de celle gent haïe.
Dist Oliviers : "Ce ne laira il mie ;
l'enseingne Charle iert ancui esbaudie."
Li Franc s'estraingnent par moult grant ahatie.


[ variante ]
Hiles s'arma com boni de grant air.
Son bon hauberc li aident a vestir
si home liege, et painnent dou servir :
sor son chief fait un vert elme asseïr.
Son cheval fait enseller et couvrir ;
n’i ot crupiere ne cendal ne samit.
Lors ceinst l’espee, puis vait l'escu saisir ;
enz arsons sault com hom de grant aïr.
Ez les voz douze, Deus les puisse garir !
Mais ne plot Deu, qui tout a a baillir :
par grant dolor les convenra morir.
Ses compaingnons fist Rollans departir.
A vois escrie : "Baron, ges voi venir ;
poingnons a euls, si les aillons ferir !"
Par mautalent vont lor escus saisir.


[ variante ]
Li cuens Rollans ne fu pas effraez.
Devant lui fu Viellantins amenez ;
li cuens i monte com vassaus adurez.
Dist Oliviers, li preus et li senez :
"Sire compains, envers moi entendez ;
maintes fois sui essaiez et prouvez ;
de couardie ne fui onques retez.
Vostre olifans, se il estoit sonez,
Charles l'orroit, li fors rois coronnez ;
je voz plevis, ja seroit retornez ;
secorroit nos par vives pöestez,
et li Fransois, qui les pors ont passez."
Respont. Rollans : "Ce seroit foletez !
Ja Deu ne place, qui en crois fu penez
et ou sepulcre et couchiez et posez
et au tierz jor de mort resuscitez –
droit a anfer fu ses chemins tonnez,
si en gieta de ses amis privez –
que mes parrastres soit ja par moi grevez.
Ainz i ferrai de Durandart assez,
ma bonne espee, qui me pent a mon lez ;
touz en sera mes brans ensainglentez.
Felon paien touz nos ont enchantez ;
mieus ainz morir que face teus viltez."


[ Laisse 84 ]
Dist Oliviers a la chiere menbree :
"Sire compains, car sonez la menee,
que je vos ai hui autre fois rouvee,
si l'orra Charles de France la löee ;
secorra nos en estrange contree.
La gent d'Espaingne ne vient pas effraee ;
chascons soz l'iaume a la teste enclinnee.
Se Deus m'aït, et la vertus nommee,
bien samblent gens de bataille aprestee."
Respont Rollans, quant cele ot escoutee :
"Ne place a Deu, qui fist ciel et rousee,
ne a Marie, la pucelle senee,
que por paiens i face ja cornee ;
ainz i ferrai de Durandart m'espee.
Felon paien mar virent la jornee.
Mieus voil morir que France en soit blasmee."


[ laisse 85 ]
"Sire compains, encor voz voil rouver,
vostre olyfant que le faitez sonner,
si l'orra Charles qui France a a garder ;
je voz plevis, s'ost fera retorner.
– Ne place a Deu, ce dist Rollans li ber,
que por paiens conmence hui a corner,
ne de ma bouche en doie estur jeter,
ne mon parraste doie on par moi blasmer,
ne douce France le doie on reprouver.
Quant je serai en la bataille entrez,
adont m'orroiz "Monjoie !" reclammer.
par bon coraige hautement escrïer.
Plus de mil cops ferrai a l'assembler
de Durandart, qui tant fait a löer.
Tost en verrez le brant ensainglenter.
Franc, se Deu plaist, voldront ainsiz errer.
Ja cil d'Espaingne ne s'en porront vanter ;
par mi les mors les convendra passer.


[ laisse 86 ]
Dist Oliviers : "N'i doit avoir hontaige.
Je ai veü d'Espaingne le barnaige :
couvert en sont li mont et li valaige
et li larris environ le boischaige ;
———
 

La démesure du héros : à cor défendant
La démesure du héros : à cor défendant

La démesure du héros : à cor défendant

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Pistes pédagogiques
— Dans les laisses 85 à 87, relevez les champs lexicaux de la vue et de l’ouie : sont-ils équitablement répartis entre les personnages ? Lequel semble être le plus attentif à la réalité de la situation ?
— Quels sont les termes qui désignent le cor dans la traduction ? et dans le texte original ? quel est leur lien ? Vous pouvez vous aider de dictionnaires étymologiques.
— Dans les deux premiers vers de la laisse 87, repérez-vous des césures matérialisées dans le manuscrit ? Se retrouvent-elles ailleurs, sous cette forme ou sous un autre ? En observant les initiales filigranées, les caractères en retrait en début de vers, comment la mise en page choisie met-elle le texte en valeur ?


Fil rouge
Les extraits ici présentés mettent en scène quatre étapes dans la construction du héros, ils soulignent également une logique temporelle dans la mise en place de l’histoire et de la légende.
— Roland et Olivier utilisent très souvent le présent opposé au futur : pour chacun d’eux et pour chacune de leurs interventions, de quel futur s’agit-il ? Quelle est sa proximité temporelle ou factuelle ? A partir de quel moment, et pour qui, le futur est-il déjà un présent ?

 

...
———
grans sont les os d'environ le boischaige,
d'icelle gent, qui tant par est sauvaige.
Ce m'est avis, selonc le mien pansaige,
fust i li rois, n'i eüssiens dammaige.
Eu cor corner n'eüst pas grant outraige."
Respont Rollans : "Ne me vient en coraige,
ja Deu ne place, qui fist chascon laingaige.
Asez voil mieus devancier mon eaige
que cist paien aient de noz chavaige,
ne que par moi aient Franc reprouvaige,
ne nos perdons par euls nostre heritaige."


[ laisse 87 ]
Rollans fu preus et Oliviers li bers ;
par ingal furent et compaiguon et per.
Puis que ce vient a lor armes porter,
mieus aimment mort que bataille eschiever.
Preu sont li conte ; haut prinrent a parler.
Paien chevauchent, si font lor ost serrer.
Dist Oliviers : "Or les pöez mirer ;
tant en i a, nus ne les puet esmer.
Vostre olifant ne deingnastez sonner.
Loins nos est Charles, tart iert dou retorner.
Fust i li rois, ce os bien afier,
ja cil paien ne l'osaissent panser.
Envers Espaingne deveriez esgarder ;
de grant dolor vos porroit ramenbrer.
L'arrieregarde fait moult a redouter ;
cist nos feront les coraiges trorbler.
Jamais cest jor ne porrons trespasser.
Deus penst des autres, qui tout a a sauver !
– Tais, Olivier, ne te chaut d'esperer.
Fel soit li cuens puis qu'il vueult coarder.
Quant ce venra as ruistes cops donner,
nos demorrons a estal por chapler.
Nos trouveront maint demainne et maint per."


[ laisse 88 ]
Quant voit Rollans que la bataille avra,
tant par fu fiers que lyon resambla.
A vois escrie : "Olivier, que feraz ?
Sire compains, mais ne le dire ja !
Li empereres, qui Fransois nos laissa....
Mien anciant, coart home n'i a.
Por sou seignor, quant on bien l’amera,
doit on souffrir ce que li avenra
et endurer le mal c’on trouvera,
le cuir, le poil et la char c’on perdra.
Fier de t'espee et je de Durandart,
ma bonne espee que Charles me donna.
Se je i muir, dire puet qui l'avra :
"Iceste espee vassaus hom la porta."


[ laisse 89 ]
Li arcevesques, qui preus fu et eslis,
a bien ces mos entendus et oïs.
Le destrier broche, si monte an un laris.
Fransois apelle, gent sermon lor a dit :
"Seignor baron, Charles voz a norris ;
por vostre roi devez bien iestre ocis.
Or soiez preu, por Deu de paradis !
Crestïentez n'ait de vos mauvais cris.
Bataille avrez, bien en soit chascons fis,
car a vos ieus veez vos annemis.
Tendez vos mains, si proiez Deu mercis.
Gardez chascons ait ses pechiés jehis.
Quant vos avrai absols et beneïs,
cil qui morra de Deu soit tres bien fis."
Fransois descendent des destriers arrabis.
Torpins de Rains, qui preus fu et eslis,
de Deu les saingne, qui en la crois fu mis.
"Par penitance ferez sor Sarrazins
qui ce ne croient que Deus fust surrexis."


[ laisse 90 ]
Fransois se drescent, si se maitent sor piés.
Bien sont absols, cuite de lor pechié :
li arcevesques de Deu les a saingniés,
puis remontarent par lor dorez estriers
sor les chevaus corrans et affaitiez.
Rollans s'escrie : "Olivier, frere, ou iez ?
or sai je bien, verté vos disïez,
que Ganelons nos a touz engingniez :
prins en a l'or qui mar en fu bailliez.
Li empereres en iert moult correciez,
et li Fransois, cui Deus a tant aidiez,
nos vengeront as fers de lor espiés.
Li rois Marsilles a fait de nos marchiés,
mais as espees iert ancui esligiez."


[ variante ]
Fransois montarent ; ne s'i voldrent targier.
Li arcevesques les prinst a chastoier :
"Seignor baron, franc nobile guerrier,
une parole voz voldrai acointier
qui au ferir vos avra bon mestier :
s'i a Fransois qui perde son destrier,
maite la main a l'espee d'acier,
si s'en deffende a loi de chevalier !"
Estouls de Laingres conmensa a plaidier :
"Seignor Fransois, ne vos chaut esmaier.
Je vos voi moult enz elmes embronchier
et vos coulors et müer et changier.
Hui me verrez ferir et chaploier.
Desor paiens nos convient eslaissier ;
bien i porrons nos lances emploier
———
...

La démesure du héros : à cor défendant
Les prouesses de Roland : la fin d’un monde ?

Les prouesses de Roland : la fin d’un monde ?

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Mise en contexte
Roland n’a pas sonné du cor et la bataille est aussi inéluctable que son issue fatale. L’archevêque Turpin soutient les chevaliers en les plaçant sous la protection divine, Olivier a renoncé aux paroles rendues vaines par le silence du cor mais exhorte les Français au cri de guerre de Charlemagne : « Montjoie » . La bataille s’ouvre à la laisse 93 par une injure du neveu de Marsile. Le combat fait rage et les personnages, désignés par leur nom et leur titre, se succèdent dans un ballet parfaitement orchestré de combats singuliers commentés par les protagonistes et le narrateur.
« La bataille est merveilluse e pesant. »
Dans cette description qui va crescendo jusqu’à l’apothéose qui se devine, les personnages surgissent à l’appel de la narration, nommés individuellement dans le camp des Francs, à présent rassemblés sous le terme générique de païens pour les adversaires. Le combat est aussi une histoire numéraire : les païens meurent par centaines et milliers, de leur côté est la tentation de la fuite. Mais la victoire se dessine dans leur camp et le courage des preux ne peut rien changer à un destin déjà avéré par les éléments naturels, sous la forme d’une tempête en France qui confère au combat sa dimension mystique : la filiation divine est directe et le personnage de Roland s’inscrit ici bien au-delà du vassal ayant refusé de sonner du cor et exposant de fait ses troupes à la mort.

 

[ laisse 108 ]

———
Dist l'arcevesques: "Ci a riche chembel."
Respont Rollans : "Bien fierent no donzel.
Olivier, frere, cist cop me sont moult bel."


[ laisse 109 ]
La bataille est miravillouse et grans.
Mesleement fierent paien as Frans.
Se l'uns assaut, l'autres est deffendans.
La veïst on tans vers elmes luisans
et tant escus a or reflamboians,
tant bons haubers saffrez et jazerans,
et tans destriers, lor resnes traïnnans,
dont li vassal gisent mort par les champs.
Deus ! Tant preudom perdi iluec son tans
qui puis ne vit ne fame ne anfans,
ne lor amis qui sont as pors passans.
Charles li mainnes en sera moult dolans.
Cui chaut de ce ? Ja ne lor iert aidans.
Li maus traïtres, Ganes li soudoians,
mauvais service lor fist a icel tans,
que les Fransois vendi as mescreans,
puis en morut par merveillouz ahans,
ensamble o lui de ses apartenans.
Trente en i ot, teus fu li roi conmans.


[ laisse 110 ]
En la bataille sor la paiene jant,
fiert i Rollans par moult grant mautalant
et Oliviers monstre son hardement.
Li arcevesques plus de mil cops i rant.
Li douze per ne se targent noiant,
et li Fransois fierent communement.
Muerent paien conme chaitif dolant.
Qui ne s'en fuit tost i pert son jovant.
Fransois i perdent tant riche garnement,
tant bon espié nöelé a arjant,
et si perdirent tant chevalier vaillant !
De or espees sont tuit sainglant li brant.
cui chaut de ce ? Ja ne lor vault noiant.
Ne verront mais ne amis ne parans,
ne Charlemainne qui as pors est passans.
En France en ot moult dolirouz torment
qui apparut de tonnoirre et de vant ;
pluet et grezeille desmesureement ;
chieent i foudre et menu souvant,
et terremeute i est conmunemant.
De Bezanson jusqu'as pors de Wissant,
des Saint Michiel jusqu'a Rains ausiment,
n'i a cité dont li murs ne cravant.
Home n'i a qui ne s'en espoant.
Dïent qu'il est li jors dou jugement.
la fins dou siecle qui lor vient en presant.
Il ne le sevent, ne dïent voir noiant,
ainz est dolors por la mort de Rollant


[ variante ]
Fort sont li singne et li oraige grant.
En France en a mainte chose apparant.
Des le matin jusqu'a soleil couchant,
jors ne solaus n'i vait clarté faisant ;
home n'i a ne cuit morir a tant.
Bien pueent iestre en cel regne dolant,
car li bon muerent a cui sont atendant.
A Saint Denis, cui Deus par ama tant,
la treuve l'on ceste estoire lisant :
ce est dolors por la mort de Rollant.
Mieudres de lui ne ceindra jamais brant ;
por chevalier ne chaï d'aufferrant.


[ variante ]
La bataille est plenniere et aduree.
D'ambesdouz pars fu forment redoutee.
Fierent Fransois au tranchant de l'espee :
n'i a celui ne l'ait ensainglantee.
"Monjoie !" escrïent, l'enseingne renommee.
La veïst on tante broingne saffree,
tant pié, tant poing, tante teste copee,
tant destrier vont lor resne traïnnee
dont li vassal gisent mort par la pree.
Paiera s’en fuient par toute la contree ;
Franc les enchaucent de la terre sauvee.


[ variante ]
Paienne gens, dolante et irascue,
devers Espaingne ont lor voie tenue.
Franc les enchaucent de la terre absolue.
Mainte chiere arme i ont le jor perdue.
Paienne gens est morte et confondue.
Li cuens Rollans durement les argüe.
La veïst on tante targe fandue,
tant elme fraint, tante broingne rompue,
et tant destrier lor resne desrompue,
dont li vassal gisent sor l’erbe drue.
Ceste bataille ont li Fransois vaincue ;
c'est la premiere qui lor estoit venue.
Deus ! Puis lor est si grans painne creüe,
en grant dolor en est France cheüe.


[ laisse 111 ]
Nostre Fransois ont feru a baudor.
Paiens ont mors par force et par vigor ;
de cent milliers n'en sont dui en retor.
Dist l'arcevesques : "Nos gens ont grant valor ;
nus rois en terre n'en ot onques meillor.
Il est escript en la geste Francor :
drois est a iestre en la Terre Major,
que vassal soient avec l'empereor."
Vont par les champs, si recerchent les lor.
———

Les prouesses de Roland : la fin d’un monde ?
Les prouesses de Roland : la fin d’un monde ?

Les prouesses de Roland : la fin d’un monde ?

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Pistes pédagogiques
— Observez la construction de la laisse 110 en repérant les personnages cités : quelle est la logique des nombres ? Que souligne cette évolution du point de vue ? Quel est le dernier mot de la laisse ? Qu’en déduisez-vous quant à la place accordée à ce personnage ?
— Deux lieux sont ici présentés, le combat à Roncevaux, la tempête en France : dans le manuscrit d’Oxford (Xe siècle) c’est le même qualificatif, « merveilleux », qui est utilisé. Quels sont les termes présents dans le manuscrit Français 860 ? En vous aidant de l’étymologie de "merveilleux", quelle dimension ce changement fait-il disparaître ?


Fil rouge
— Quels sont les temps utilisés dans la laisse 110 ? Quel est l’effet produit sur la narration ? Tous les présents ont-ils la même valeur temporelle ?


———
Qui dont oïst le duel et la clammor !
Ez vos Marsille et d'Espaingne la flor.
Li augalie chevauche par vigor ;
voit le Oliviers, si mue la coulor.
Rollant apelle, si li dist par amor :
"Sire compains, por Deu le criator,
no compaingnie partira a dolor ;
ja moi et voz n'isterons d’ui cest jor.
Ganes li fel, cui Deus doinst deshonor,
nos a vendus a la gent paienor !"


[ variante ]
Li cuens Rollans s'est forment desmentez ;
mains ruistes cops a ferus et donnez,
et Oliviers li preus et li senez.
Li douze per resont de grans bontez,
et Franc i fierent par ruistes pöestez.
Sarrasins ont a martyre livrez ;
de cent milliers n'en est c'uns eschapez :
c'est Margaris, qui mar fust engendrez.
Se il s'en fuit, n'en doit iestre blasmez,
car il estoit de quatre espiés navrez ;
ses brans d'acier iert touz ensainglentez
et ses haubers desromps et descirrez.
Envers Espaingne est ses chevaus tonnez ;
de la bataille s'en est fuiant tornez.
Se il s'en fuit, n'en doit iestre blasmez.
Le roi Marsille a touz les fais contez.


[ variante ]
Rois Margaris seuls s'en est repairiez.
Sa lance est frainte et ses escus perciez
et ses haubers desromps et desmailliez,
et ses bons brans est de sanc vermoilliez
et il meïsmez de quatre espiés plaiez.
Il vint dou champ, qui mar fu conmenciez ;
le roi Marsille touz les fais a nunciez.
Hastivement li est cheüz as piés :
"Bons rois d'Espaingne, erranment chevauchiez !
Les Frans de France trouverez anoiez
des cops ferir, de nos cors martyrier.
Touz les pluisors trouverez ensaingniez.
Perdu i ont maint chevaliers proisiez
et de lor gent prez de l'unne moitié.
Li remanans est moult affoibloiez :
il n'en ont armes dont se puissent aidier.
Bon sont a vaintre, de verté le saichiez.
Legierement avrez les nos vengiez."
A ces paroles se drescierent en piés.
Fransois escrïent : "Sire Rollant, ou iez ?
Li douze per, por Deu, car nos aidiez !"
Li arcevesques parla com afaitiez :
"Li home Deu, or ne vouz esmaiez ;
sains paradis noz est appareilliez.
Deus noz donra coronnes en nos chiés."
Fransois en ont les cuers atenroiez :
l'uns pleure l'autre par moult grans amistiez ;
par charité se sont entrebaisié.
Torpins de Rains, qui moult fu veziiez,
de Deu les saingne qui fu crucefiiez.
Rollans s'escrie : "Baron, ne voz targiez !"
Li rois Marsilles chevauche touz rengiez.
[ début de la laisse 112]
Marsilles vint par mi une valee
et sa grans os que il ot assamblee.
Par vint eschielles l'a li rois ordonnee.
I.a veïst on tante targe röee,
tant point escu, tante selle doree,
tant fort espié, tante lance aceree.
A sept cens graisles font sonner la menee ;
trestoute en font retentir la valee
et la contree de loins quatre lieuees.


[ variante ]
Li cuens Rollans s'est forment desmentez ;
mains ruistes cops a ferus et donnez,
et Oliviers li preus et li senez.
Li douze per resont de grans bontez,
et li Fransois se sont bien esprouvé.
Deus ait des armes et merci et pité,
car li cors sont a martyre livré.
Li cuens Rollans devant lui a gardé
et voit venir Sarrasins bien armez.
Tant en i a nus rie les puet numbrer.
Il les maudist de Deu de majesté,
et les putains qu'enz cors les ont portez
et les gloutons qui les ont engendrez.
Li rois Marsilles chevauche toz irez.


[ fin de la laisse 112]
Marsilles vint par une grant valee
et sa grans gens que il ot assamblee.
Deus les confonde qui fist ciel et rousee !
Tant en i a que ne puet iestre esmee.
Sa grant bataille a Marsille ordonnee.
La veïssiez tante enseingne fermee
as fers des lances atachie et levee,
tant bon hauberc dont l'euvre estoit saffree,
et tant bon elme, tante targe röee,
tant bel escu, tante selle doree,
tant fort espié, tante lance aceree.
A sept cens graisles font sonner la menee ;
trestoute en font resonner la contree.
Fransois l'oïrent ; mie ne lor agree.
Li cuens Rollans dist parole menbree :
———

Les prouesses de Roland : la fin d’un monde ?
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Mise en contexte
Roland n’a pas sonné du cor et la bataille est aussi inéluctable que son issue fatale. L’archevêque Turpin soutient les chevaliers en les plaçant sous la protection divine, Olivier a renoncé aux paroles rendues vaines par le silence du cor mais exhorte les Français au cri de guerre de Charlemagne : « Montjoie » . La bataille s’ouvre à la laisse 93 par une injure du neveu de Marsile. Le combat fait rage et les personnages, désignés par leur nom et leur titre, se succèdent dans un ballet parfaitement orchestré de combats singuliers commentés par les protagonistes et le narrateur.
« La bataille est merveilluse e pesant. »
Dans cette description qui va crescendo jusqu’à l’apothéose qui se devine, les personnages surgissent à l’appel de la narration, nommés individuellement dans le camp des Francs, à présent rassemblés sous le terme générique de païens pour les adversaires. Le combat est aussi une histoire numéraire : les païens meurent par centaines et milliers, de leur côté est la tentation de la fuite. Mais la victoire se dessine dans leur camp et le courage des preux ne peut rien changer à un destin déjà avéré par les éléments naturels, sous la forme d’une tempête en France qui confère au combat sa dimension mystique : la filiation divine est directe et le personnage de Roland s’inscrit ici bien au-delà du vassal ayant refusé de sonner du cor et exposant de fait ses troupes à la mort.

 

[ laisse 108 ]

———
Dist l'arcevesques: "Ci a riche chembel."
Respont Rollans : "Bien fierent no donzel.
Olivier, frere, cist cop me sont moult bel."


[ laisse 109 ]
La bataille est miravillouse et grans.
Mesleement fierent paien as Frans.
Se l'uns assaut, l'autres est deffendans.
La veïst on tans vers elmes luisans
et tant escus a or reflamboians,
tant bons haubers saffrez et jazerans,
et tans destriers, lor resnes traïnnans,
dont li vassal gisent mort par les champs.
Deus ! Tant preudom perdi iluec son tans
qui puis ne vit ne fame ne anfans,
ne lor amis qui sont as pors passans.
Charles li mainnes en sera moult dolans.
Cui chaut de ce ? Ja ne lor iert aidans.
Li maus traïtres, Ganes li soudoians,
mauvais service lor fist a icel tans,
que les Fransois vendi as mescreans,
puis en morut par merveillouz ahans,
ensamble o lui de ses apartenans.
Trente en i ot, teus fu li roi conmans.


[ laisse 110 ]
En la bataille sor la paiene jant,
fiert i Rollans par moult grant mautalant
et Oliviers monstre son hardement.
Li arcevesques plus de mil cops i rant.
Li douze per ne se targent noiant,
et li Fransois fierent communement.
Muerent paien conme chaitif dolant.
Qui ne s'en fuit tost i pert son jovant.
Fransois i perdent tant riche garnement,
tant bon espié nöelé a arjant,
et si perdirent tant chevalier vaillant !
De or espees sont tuit sainglant li brant.
cui chaut de ce ? Ja ne lor vault noiant.
Ne verront mais ne amis ne parans,
ne Charlemainne qui as pors est passans.
En France en ot moult dolirouz torment
qui apparut de tonnoirre et de vant ;
pluet et grezeille desmesureement ;
chieent i foudre et menu souvant,
et terremeute i est conmunemant.
De Bezanson jusqu'as pors de Wissant,
des Saint Michiel jusqu'a Rains ausiment,
n'i a cité dont li murs ne cravant.
Home n'i a qui ne s'en espoant.
Dïent qu'il est li jors dou jugement.
la fins dou siecle qui lor vient en presant.
Il ne le sevent, ne dïent voir noiant,
ainz est dolors por la mort de Rollant


[ variante ]
Fort sont li singne et li oraige grant.
En France en a mainte chose apparant.
Des le matin jusqu'a soleil couchant,
jors ne solaus n'i vait clarté faisant ;
home n'i a ne cuit morir a tant.
Bien pueent iestre en cel regne dolant,
car li bon muerent a cui sont atendant.
A Saint Denis, cui Deus par ama tant,
la treuve l'on ceste estoire lisant :
ce est dolors por la mort de Rollant.
Mieudres de lui ne ceindra jamais brant ;
por chevalier ne chaï d'aufferrant.


[ variante ]
La bataille est plenniere et aduree.
D'ambesdouz pars fu forment redoutee.
Fierent Fransois au tranchant de l'espee :
n'i a celui ne l'ait ensainglantee.
"Monjoie !" escrïent, l'enseingne renommee.
La veïst on tante broingne saffree,
tant pié, tant poing, tante teste copee,
tant destrier vont lor resne traïnnee
dont li vassal gisent mort par la pree.
Paiera s’en fuient par toute la contree ;
Franc les enchaucent de la terre sauvee.


[ variante ]
Paienne gens, dolante et irascue,
devers Espaingne ont lor voie tenue.
Franc les enchaucent de la terre absolue.
Mainte chiere arme i ont le jor perdue.
Paienne gens est morte et confondue.
Li cuens Rollans durement les argüe.
La veïst on tante targe fandue,
tant elme fraint, tante broingne rompue,
et tant destrier lor resne desrompue,
dont li vassal gisent sor l’erbe drue.
Ceste bataille ont li Fransois vaincue ;
c'est la premiere qui lor estoit venue.
Deus ! Puis lor est si grans painne creüe,
en grant dolor en est France cheüe.


[ laisse 111 ]
Nostre Fransois ont feru a baudor.
Paiens ont mors par force et par vigor ;
de cent milliers n'en sont dui en retor.
Dist l'arcevesques : "Nos gens ont grant valor ;
nus rois en terre n'en ot onques meillor.
Il est escript en la geste Francor :
drois est a iestre en la Terre Major,
que vassal soient avec l'empereor."
Vont par les champs, si recerchent les lor.
———

Les prouesses de Roland : la fin d’un monde ?
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Pistes pédagogiques
— Observez la construction de la laisse 110 en repérant les personnages cités : quelle est la logique des nombres ? Que souligne cette évolution du point de vue ? Quel est le dernier mot de la laisse ? Qu’en déduisez-vous quant à la place accordée à ce personnage ?
— Deux lieux sont ici présentés, le combat à Roncevaux, la tempête en France : dans le manuscrit d’Oxford (Xe siècle) c’est le même qualificatif, « merveilleux », qui est utilisé. Quels sont les termes présents dans le manuscrit Français 860 ? En vous aidant de l’étymologie de "merveilleux", quelle dimension ce changement fait-il disparaître ?


Fil rouge
— Quels sont les temps utilisés dans la laisse 110 ? Quel est l’effet produit sur la narration ? Tous les présents ont-ils la même valeur temporelle ?


———
Qui dont oïst le duel et la clammor !
Ez vos Marsille et d'Espaingne la flor.
Li augalie chevauche par vigor ;
voit le Oliviers, si mue la coulor.
Rollant apelle, si li dist par amor :
"Sire compains, por Deu le criator,
no compaingnie partira a dolor ;
ja moi et voz n'isterons d’ui cest jor.
Ganes li fel, cui Deus doinst deshonor,
nos a vendus a la gent paienor !"


[ variante ]
Li cuens Rollans s'est forment desmentez ;
mains ruistes cops a ferus et donnez,
et Oliviers li preus et li senez.
Li douze per resont de grans bontez,
et Franc i fierent par ruistes pöestez.
Sarrasins ont a martyre livrez ;
de cent milliers n'en est c'uns eschapez :
c'est Margaris, qui mar fust engendrez.
Se il s'en fuit, n'en doit iestre blasmez,
car il estoit de quatre espiés navrez ;
ses brans d'acier iert touz ensainglentez
et ses haubers desromps et descirrez.
Envers Espaingne est ses chevaus tonnez ;
de la bataille s'en est fuiant tornez.
Se il s'en fuit, n'en doit iestre blasmez.
Le roi Marsille a touz les fais contez.


[ variante ]
Rois Margaris seuls s'en est repairiez.
Sa lance est frainte et ses escus perciez
et ses haubers desromps et desmailliez,
et ses bons brans est de sanc vermoilliez
et il meïsmez de quatre espiés plaiez.
Il vint dou champ, qui mar fu conmenciez ;
le roi Marsille touz les fais a nunciez.
Hastivement li est cheüz as piés :
"Bons rois d'Espaingne, erranment chevauchiez !
Les Frans de France trouverez anoiez
des cops ferir, de nos cors martyrier.
Touz les pluisors trouverez ensaingniez.
Perdu i ont maint chevaliers proisiez
et de lor gent prez de l'unne moitié.
Li remanans est moult affoibloiez :
il n'en ont armes dont se puissent aidier.
Bon sont a vaintre, de verté le saichiez.
Legierement avrez les nos vengiez."
A ces paroles se drescierent en piés.
Fransois escrïent : "Sire Rollant, ou iez ?
Li douze per, por Deu, car nos aidiez !"
Li arcevesques parla com afaitiez :
"Li home Deu, or ne vouz esmaiez ;
sains paradis noz est appareilliez.
Deus noz donra coronnes en nos chiés."
Fransois en ont les cuers atenroiez :
l'uns pleure l'autre par moult grans amistiez ;
par charité se sont entrebaisié.
Torpins de Rains, qui moult fu veziiez,
de Deu les saingne qui fu crucefiiez.
Rollans s'escrie : "Baron, ne voz targiez !"
Li rois Marsilles chevauche touz rengiez.
[ début de la laisse 112]
Marsilles vint par mi une valee
et sa grans os que il ot assamblee.
Par vint eschielles l'a li rois ordonnee.
I.a veïst on tante targe röee,
tant point escu, tante selle doree,
tant fort espié, tante lance aceree.
A sept cens graisles font sonner la menee ;
trestoute en font retentir la valee
et la contree de loins quatre lieuees.


[ variante ]
Li cuens Rollans s'est forment desmentez ;
mains ruistes cops a ferus et donnez,
et Oliviers li preus et li senez.
Li douze per resont de grans bontez,
et li Fransois se sont bien esprouvé.
Deus ait des armes et merci et pité,
car li cors sont a martyre livré.
Li cuens Rollans devant lui a gardé
et voit venir Sarrasins bien armez.
Tant en i a nus rie les puet numbrer.
Il les maudist de Deu de majesté,
et les putains qu'enz cors les ont portez
et les gloutons qui les ont engendrez.
Li rois Marsilles chevauche toz irez.


[ fin de la laisse 112]
Marsilles vint par une grant valee
et sa grans gens que il ot assamblee.
Deus les confonde qui fist ciel et rousee !
Tant en i a que ne puet iestre esmee.
Sa grant bataille a Marsille ordonnee.
La veïssiez tante enseingne fermee
as fers des lances atachie et levee,
tant bon hauberc dont l'euvre estoit saffree,
et tant bon elme, tante targe röee,
tant bel escu, tante selle doree,
tant fort espié, tante lance aceree.
A sept cens graisles font sonner la menee ;
trestoute en font resonner la contree.
Fransois l'oïrent ; mie ne lor agree.
Li cuens Rollans dist parole menbree :
———

Les prouesses de Roland : la fin d’un monde ?
Vers la mort de Roland : à travers les cols

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Mise en contexte
Le combat se poursuit, la mort des Français est inévitable et l’archevêque l’annonce aux troupes (laisse 115) en évoquant le Paradis : l’arrière-garde devient martyre. Les morts glorieuses s’enchaînent et les rangs des Français se déciment, provoquant l’horreur des chevaliers et la douleur de Roland. A la laisse 129, se repose la question du cor, à l’initiative de Roland qui, constatant l’hécatombe, aimerait prévenir Charlemagne. Olivier s’en défend avançant cette fois l’argument de l’honneur à préserver et considérant qu’il est trop tard. Roland au contraire considère que l’honneur est sauf puisqu’ils ont combattu courageusement, peu importe l’issue, l’objectif est ici de relancer à nouveau le combat par la vengeance, ce que l’archevêque confirme (laisse 132) : « Sonner du cor maintenant ne servirait plus à rien. Pourtant il vaut beaucoup mieux le faire : que le roi vienne et il pourra nous venger. »


Chanson de geste et fil narratif
La Chanson de Roland est une chanson de geste destinée en premier lieu à être racontée ou déclamée par un jongleur, ainsi s’expliquent les retours, les répétitions, les points de vue successifs associés à un même événement : il s’agit à la fois de susciter et d’entretenir l’intérêt d’un public pour la plupart analphabète et de faciliter la mémorisation d’un récit souvent interrompu – 1000 à 1300 vers par unité de récit. C’est aussi le rôle joué par la versification et les assonances qui, en créant des échos internes, participent non seulement à la poésie de l’ensemble mais souligne le talent du conteur.
Les laisses 133 à 135 en sont un exemple puisqu’elles s’articulent toutes trois autour de Roland et de Charlemagne entouré de ses conseillers et de son armée. Le cor permet un plan de coupe entre Roland et les troupes françaises alors qu’ils se trouvent séparés par un col, il devient ainsi le lien narratif entre les deux fils de l’histoire et c’est précisément car la rencontre se fait trop tard que le drame éclate… et que Charlemagne fait sonner ses cors. Roland s’éteint, Charlemagne s’ouvre à la compréhension de la traîtrise, ces temporalités parallèles confèrent au récit une perspective dramatique.

 

[ laisse 127 ]

———
que moult i ot de la gent l'adversier.
Ainz tant li nostre n'en sorent detranchier
que il les puissent de riens amenuisier.
Grant sont li chaple et li estor plennier.
Ez vos poingnant Estorgant d'Alijer :
sist el destrier qui bien fu aaisiez ;
onques enz piés n'ot ne fer ne acier.
Lors dist Rollans au preu conte Olivier :
"Sire compains, par Deu le droiturier,
ceste gent font forment a resoingnier.
Or cornerai, sel volez otroier."


[ laisse 129 ]
Sire compains, ce dist li cuens Rollans,
or cornerai, s'il vos vient a talant,
si l'orra Charles, qui est as pors passans ;
je vos plevis, sempres iert retornans,
ensamble o lui li barnaiges des Frans."
Dist Oliviers : "Vos en serez blasmans ;
reprouvans iert a toz nos barons frans.
Quant gel rouvai, onques ne fus cornans,
ne ja par moi n'i serez mais cornans,
car li corners n'est or mie avenans
puis que sainglans en est li vostres brans."
Respont Rollans : "Encor est avenans.
Je n'en doi iestre par nul home blasmans."


[ laisse 130 ]
Sire Olivier, dist Rollans li senez,
nostre bataille est moult fors, ce savez.
Je cornerai, se vos le me löez."
Dist Oliviers : "Voz en serez blasmez.
Vostres lyngnaiges en sera mains amez
et, par celui qui en crois fu penez,
se venir puis el regne dont fui nes,
ma seror Aude jamais nul jor n'avrez :
entre ses bras jamais nuit ne gerrez."
Et dist Rollans : "Par Deu, tort en avez !
Deus ! aidiez moi par bonnes volentez."


[ laisse 131 ]
Li cuens Rollans a la chiere hardie
oit Olivier qui moult le contrarie.
Par grant raison li dist sans felonnie :
"Sire compains, par Deu le fil Marie,
vos me portez ranscunne et felonnie."
Dist Oliviers : "Vos l'avez desservie :
Fransois sont mort par vostre legerie.
Fust ci li rois, drois est que gel vos die,
prins fust Marsilles et si perdist la vie,
ceste bataille fust piesa departie.
Vostre pröesce iert hui toute fenie ;
jamais li rois n'avra de vos baillie.
Vos i morrez, France en iert abaissie
et je meïsmez n'en porterai la vie."
Li uns por l'autre plore par compaingnie.


[ laisse 132 ]
Li arcevesques les oit contralïer.
Celle part broche son bon corrant destrier ;
vint jusqu'a euls ses prinst a chastoier :
"Por Deu vos proi, qui tout a a jugier,
que ne vos chaille ensamble a correcier.
Ja li corners ne nos avra mestier
que hui cest jor morrons sans recouvrier.
Loins nos est Charles, tart iert au repairier.
Et nonporquant se vos pöez aidier,
ja cil d'Espaingne n'en iroient entier.
Nostre Fransois, li baron chevalier,
nos trouveront a moult grant destorbier.
Plorreront nos que nel porront laissier ;
panront les mors si les feront couchier
dedens la terre sans point de detriier,
et metront nos a oevre de monstier
que nulle beste ne nos puisse mengier."
Dist Oliviers : "Bien fait a otroier."


[ variante ]
Sire Rollans, se sonnez est li cors,
Charles l'orra qui est passans as pors,
si ramenra sa gent et ses effors.
Trouveront nos et abatus et mors ;
plorreront nos por les delis des cors.
Je sai de voir que mains poins en iert tors
et maint chevel esraigié dou chief fors ;
n'en porront mais ; perdu avront lor los.
Et car sonnez por Deu tout le plus gros !"


[ laisse 133 ]
Li cuens Rouans, cui la raisons agree
que l'arcevesques li a dite et contee,
de l'olyfant la lumiere doree
rnist a sa bouche, si corne la menee,
puis l'oït Charles de France la löee.
As barons dist : "Nostre gens est meslee ;
vers Sarrasins ont bataille ajoustee."
Ganes respont quant celle a escoutee
et dist au roi : "Ceste avez controuvee.
Sel deïst autres, mensonge fust prouvee."


[ laisse 134 ]
A moult grant painne et a moult grans ahans
et a dolor sonna son cor Rollans.
De sa cervelle li temples est rompans ;
par mi la bouche li ist fors li clers sans.
Dou cor qu'il sonne en est li sons si grans
Charles l'oït qui est as pors passans.
Naymmes l’oït qui est avec les Frans
et dist au roi : "Cil cors est connoissans :
Rollans le sonne ; ce est ses olyfans.
———

Vers la mort de Roland : à travers les cols
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Pistes pédagogiques
— Dans les laisses 133 à 135, quels sont les personnages en présence, dans quels lieux ? Comment se décompose l’action dans chacune d’elles ? A partir de quel moment l’inquiétude s’invite-t-elle dans la narration ? Comment s’explique ce décalage temporel ? Quelles sont les informations essentielles pour la suite du récit apportées par ces laisses ?
 — Quel type de vers apparaît ici ? Dans la laisse 133, où apparaissent les signes de ponctuation ? Que peut-on en déduire quant à l’organisation des vers ? Les laisses constituent chacune une entité, quel élément de versification y participe, avec quel effet sur la lecture ?
 
Fil rouge
« Mais à quoi bon ? ils ont déjà trop tardé », ainsi s’achève la laisse 136. Si, de toute évidence, il est trop tard pour Roland car il est impossible de réécrire l’histoire, quel est selon vous l’intérêt de la narration, de sa lecture et de sa réception par le public ? Connaissez-vous d’autres exemples de récit dont la fin est connue dès l’incipit ?  

 


———
Ja nel sonnast s'il ne fust combatans
et apressez de la paienne jant."
Ganes respont, li cuivers souduians :
"Ja iestez vos et chenus et ferrans,
et vostres poils est touz chenus et blans,
et vos paroles resamblent bien d'anfant.
Assez savez queus est li siens samblans :
Rollans est moult et cointes et puissans
et fel et fiers, orgoillouz et prisans ;
ja prinst il Nobles sans le vostre conmant.
Li Sarrasin s'en fuïrent as champs ;
il les ocist a s'espee tranchant.
La nos mena par les pres verdoians.
Por un seul lieVre va toute jor cornant.
Chevauche, rois ! Ne te va delaiant !
Terre de France, qui par est tant vaillans,
loins est encor ; trop nos va detriant.
Vos n'i serez an piece sejornans."


[ laisse 135 ]
Li cuens Rollans son olyfant sonna
par tel vertu li temples li faussa,
et la cervelle li fremist et mesla ;
par mi la bouche li sans clers li raia
et le menton trestout ensainglanta.
Tint l'olyfant ; autre fois le sonna
que savoir vueult se Charles revenra.
Bruient li mont et li vauls résonna ;
bien quinze lieues li oïe an ala.
Fransois l'oïrent et Charles l'escouta
et dist li rois: "Cil cors grant alainne a."
Respont dus Naymmes que fors hom le sonna.
Li cuens Rollans ou cor se desmenta ;
de grant vertu l'oïe s'en ala.
Naymmes li dus hautement s'escria :
"Drois empereres, je nel celerai ja :
Rollans, vos niés, jamais ne vos verra."
Respont li rois : "Se Deu plaist, si fera!
Crïez "Monjoie !" Chascons s'arrestera,
si secorrons nos amis qui sont la ;
assez öez, Rollans mestier en a !"


[ laisse 136 ]
Nostre empereres a fait ses cors sonner.
Chascons se painne de son cors adouber.
Qui dont veïst ces haubers endosser.
elmes lacier et ventailles fermer,
les ecsus panre et es chevaus monter,
qui dont oïst "Monjoie !" reclammer
por venir la ou est Rollans li ber,
ainz qu'il i muire, voldra grans cops donner.
Tant i ferra a son brant d'acier cler,
ja cil d'Espaingne ne s'en porront vanter.
Cui chaut de ce ? Trop est nuis por esrer.


[ laisse 137 ]
Li rois chevauche a force et a bandon
et ses grans os a coite d'esporon.
La nuis aproche, li jors vait a estons.
La nuit fist Deus miracles por Charlon ;
li jors lors esclarci, que de fi le seit on.
Charles chevauche a force et a bandon.
La veïssiez tant riche confanon.
Et Charles pleure por Rollant le baron,
puis a fait panre le conte Ganelon ;
garder le fait par tel devision,
s'il lor eschape, n'i a si haut baron
que il n'en face justice et vengison.
Li rois chevauche a force et a bandon ;
vers ceuls s'en vont qui croient en Mahom.
"Deus ! dist li rois, par ton saintisme non,
garis ma gent de l’ost Marsillion !"


[ variante ]
Charles chevauche correciez et dolans ;
sa blanche barbe vait souvent detirant.
Plore des ieus ; souvent vait sozpirant.
"Deus ! dist il, peres, vrais rois omnipotens,
par Ganelon me croist ci painne grant,
et li Fransois sont en sozpeson grant.
En vielle geste le treuve l'on lisant
que ses lingnaiges est fel et souduians
et traïson firent fort et pezant.
El Capitoile de Romme est il lisant,
li vieuls Cesar, qui tant par fu vaillans,
celui murtrirent a lor espiés tranchans,
puis en morurent assez vilainnement.
D'euls est estraiz Ganes li souduians
qui ce juja que remansist Rollans
l'arrieregarde de mes homes faisans.
Las ! c'est par moi, de fi en sui saichans.
Jamais n'iert jors que n'en soie dolans,
desus mon chief mais coronne portans."
Ainz que li rois fust parvenus au champ,
sera vaincue la bataille Rollant.
Li rois Marsilles, trente mil Auffriquant,
sen fu fuïs, matez et recrëans,
et li Fransois tinrent toz nus les brans,
tains et vermeuls et toz noirs de lor sanc.


[ laisse 140 ]
Rollans esgarde es mons et es larris :
de ceuls de France en i vit moult jesir.
Il les regrete, com chevaliers gentiz :
"Baron Fransois, pansez de Deu servir !
Toutes nos armes metra en Paradis ;
———

 

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Mise en contexte
Le combat se poursuit, la mort des Français est inévitable et l’archevêque l’annonce aux troupes (laisse 115) en évoquant le Paradis : l’arrière-garde devient martyre. Les morts glorieuses s’enchaînent et les rangs des Français se déciment, provoquant l’horreur des chevaliers et la douleur de Roland. A la laisse 129, se repose la question du cor, à l’initiative de Roland qui, constatant l’hécatombe, aimerait prévenir Charlemagne. Olivier s’en défend avançant cette fois l’argument de l’honneur à préserver et considérant qu’il est trop tard. Roland au contraire considère que l’honneur est sauf puisqu’ils ont combattu courageusement, peu importe l’issue, l’objectif est ici de relancer à nouveau le combat par la vengeance, ce que l’archevêque confirme (laisse 132) : « Sonner du cor maintenant ne servirait plus à rien. Pourtant il vaut beaucoup mieux le faire : que le roi vienne et il pourra nous venger. »


Chanson de geste et fil narratif
La Chanson de Roland est une chanson de geste destinée en premier lieu à être racontée ou déclamée par un jongleur, ainsi s’expliquent les retours, les répétitions, les points de vue successifs associés à un même événement : il s’agit à la fois de susciter et d’entretenir l’intérêt d’un public pour la plupart analphabète et de faciliter la mémorisation d’un récit souvent interrompu – 1000 à 1300 vers par unité de récit. C’est aussi le rôle joué par la versification et les assonances qui, en créant des échos internes, participent non seulement à la poésie de l’ensemble mais souligne le talent du conteur.
Les laisses 133 à 135 en sont un exemple puisqu’elles s’articulent toutes trois autour de Roland et de Charlemagne entouré de ses conseillers et de son armée. Le cor permet un plan de coupe entre Roland et les troupes françaises alors qu’ils se trouvent séparés par un col, il devient ainsi le lien narratif entre les deux fils de l’histoire et c’est précisément car la rencontre se fait trop tard que le drame éclate… et que Charlemagne fait sonner ses cors. Roland s’éteint, Charlemagne s’ouvre à la compréhension de la traîtrise, ces temporalités parallèles confèrent au récit une perspective dramatique.

 

[ laisse 127 ]

———
que moult i ot de la gent l'adversier.
Ainz tant li nostre n'en sorent detranchier
que il les puissent de riens amenuisier.
Grant sont li chaple et li estor plennier.
Ez vos poingnant Estorgant d'Alijer :
sist el destrier qui bien fu aaisiez ;
onques enz piés n'ot ne fer ne acier.
Lors dist Rollans au preu conte Olivier :
"Sire compains, par Deu le droiturier,
ceste gent font forment a resoingnier.
Or cornerai, sel volez otroier."


[ laisse 129 ]
Sire compains, ce dist li cuens Rollans,
or cornerai, s'il vos vient a talant,
si l'orra Charles, qui est as pors passans ;
je vos plevis, sempres iert retornans,
ensamble o lui li barnaiges des Frans."
Dist Oliviers : "Vos en serez blasmans ;
reprouvans iert a toz nos barons frans.
Quant gel rouvai, onques ne fus cornans,
ne ja par moi n'i serez mais cornans,
car li corners n'est or mie avenans
puis que sainglans en est li vostres brans."
Respont Rollans : "Encor est avenans.
Je n'en doi iestre par nul home blasmans."


[ laisse 130 ]
Sire Olivier, dist Rollans li senez,
nostre bataille est moult fors, ce savez.
Je cornerai, se vos le me löez."
Dist Oliviers : "Voz en serez blasmez.
Vostres lyngnaiges en sera mains amez
et, par celui qui en crois fu penez,
se venir puis el regne dont fui nes,
ma seror Aude jamais nul jor n'avrez :
entre ses bras jamais nuit ne gerrez."
Et dist Rollans : "Par Deu, tort en avez !
Deus ! aidiez moi par bonnes volentez."


[ laisse 131 ]
Li cuens Rollans a la chiere hardie
oit Olivier qui moult le contrarie.
Par grant raison li dist sans felonnie :
"Sire compains, par Deu le fil Marie,
vos me portez ranscunne et felonnie."
Dist Oliviers : "Vos l'avez desservie :
Fransois sont mort par vostre legerie.
Fust ci li rois, drois est que gel vos die,
prins fust Marsilles et si perdist la vie,
ceste bataille fust piesa departie.
Vostre pröesce iert hui toute fenie ;
jamais li rois n'avra de vos baillie.
Vos i morrez, France en iert abaissie
et je meïsmez n'en porterai la vie."
Li uns por l'autre plore par compaingnie.


[ laisse 132 ]
Li arcevesques les oit contralïer.
Celle part broche son bon corrant destrier ;
vint jusqu'a euls ses prinst a chastoier :
"Por Deu vos proi, qui tout a a jugier,
que ne vos chaille ensamble a correcier.
Ja li corners ne nos avra mestier
que hui cest jor morrons sans recouvrier.
Loins nos est Charles, tart iert au repairier.
Et nonporquant se vos pöez aidier,
ja cil d'Espaingne n'en iroient entier.
Nostre Fransois, li baron chevalier,
nos trouveront a moult grant destorbier.
Plorreront nos que nel porront laissier ;
panront les mors si les feront couchier
dedens la terre sans point de detriier,
et metront nos a oevre de monstier
que nulle beste ne nos puisse mengier."
Dist Oliviers : "Bien fait a otroier."


[ variante ]
Sire Rollans, se sonnez est li cors,
Charles l'orra qui est passans as pors,
si ramenra sa gent et ses effors.
Trouveront nos et abatus et mors ;
plorreront nos por les delis des cors.
Je sai de voir que mains poins en iert tors
et maint chevel esraigié dou chief fors ;
n'en porront mais ; perdu avront lor los.
Et car sonnez por Deu tout le plus gros !"


[ laisse 133 ]
Li cuens Rouans, cui la raisons agree
que l'arcevesques li a dite et contee,
de l'olyfant la lumiere doree
rnist a sa bouche, si corne la menee,
puis l'oït Charles de France la löee.
As barons dist : "Nostre gens est meslee ;
vers Sarrasins ont bataille ajoustee."
Ganes respont quant celle a escoutee
et dist au roi : "Ceste avez controuvee.
Sel deïst autres, mensonge fust prouvee."


[ laisse 134 ]
A moult grant painne et a moult grans ahans
et a dolor sonna son cor Rollans.
De sa cervelle li temples est rompans ;
par mi la bouche li ist fors li clers sans.
Dou cor qu'il sonne en est li sons si grans
Charles l'oït qui est as pors passans.
Naymmes l’oït qui est avec les Frans
et dist au roi : "Cil cors est connoissans :
Rollans le sonne ; ce est ses olyfans.
———

Vers la mort de Roland : à travers les cols
Vers la mort de Roland : à travers les cols

Vers la mort de Roland : à travers les cols

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Pistes pédagogiques
— Dans les laisses 133 à 135, quels sont les personnages en présence, dans quels lieux ? Comment se décompose l’action dans chacune d’elles ? A partir de quel moment l’inquiétude s’invite-t-elle dans la narration ? Comment s’explique ce décalage temporel ? Quelles sont les informations essentielles pour la suite du récit apportées par ces laisses ?
 — Quel type de vers apparaît ici ? Dans la laisse 133, où apparaissent les signes de ponctuation ? Que peut-on en déduire quant à l’organisation des vers ? Les laisses constituent chacune une entité, quel élément de versification y participe, avec quel effet sur la lecture ?
 
Fil rouge
« Mais à quoi bon ? ils ont déjà trop tardé », ainsi s’achève la laisse 136. Si, de toute évidence, il est trop tard pour Roland car il est impossible de réécrire l’histoire, quel est selon vous l’intérêt de la narration, de sa lecture et de sa réception par le public ? Connaissez-vous d’autres exemples de récit dont la fin est connue dès l’incipit ?  

 


———
Ja nel sonnast s'il ne fust combatans
et apressez de la paienne jant."
Ganes respont, li cuivers souduians :
"Ja iestez vos et chenus et ferrans,
et vostres poils est touz chenus et blans,
et vos paroles resamblent bien d'anfant.
Assez savez queus est li siens samblans :
Rollans est moult et cointes et puissans
et fel et fiers, orgoillouz et prisans ;
ja prinst il Nobles sans le vostre conmant.
Li Sarrasin s'en fuïrent as champs ;
il les ocist a s'espee tranchant.
La nos mena par les pres verdoians.
Por un seul lieVre va toute jor cornant.
Chevauche, rois ! Ne te va delaiant !
Terre de France, qui par est tant vaillans,
loins est encor ; trop nos va detriant.
Vos n'i serez an piece sejornans."


[ laisse 135 ]
Li cuens Rollans son olyfant sonna
par tel vertu li temples li faussa,
et la cervelle li fremist et mesla ;
par mi la bouche li sans clers li raia
et le menton trestout ensainglanta.
Tint l'olyfant ; autre fois le sonna
que savoir vueult se Charles revenra.
Bruient li mont et li vauls résonna ;
bien quinze lieues li oïe an ala.
Fransois l'oïrent et Charles l'escouta
et dist li rois: "Cil cors grant alainne a."
Respont dus Naymmes que fors hom le sonna.
Li cuens Rollans ou cor se desmenta ;
de grant vertu l'oïe s'en ala.
Naymmes li dus hautement s'escria :
"Drois empereres, je nel celerai ja :
Rollans, vos niés, jamais ne vos verra."
Respont li rois : "Se Deu plaist, si fera!
Crïez "Monjoie !" Chascons s'arrestera,
si secorrons nos amis qui sont la ;
assez öez, Rollans mestier en a !"


[ laisse 136 ]
Nostre empereres a fait ses cors sonner.
Chascons se painne de son cors adouber.
Qui dont veïst ces haubers endosser.
elmes lacier et ventailles fermer,
les ecsus panre et es chevaus monter,
qui dont oïst "Monjoie !" reclammer
por venir la ou est Rollans li ber,
ainz qu'il i muire, voldra grans cops donner.
Tant i ferra a son brant d'acier cler,
ja cil d'Espaingne ne s'en porront vanter.
Cui chaut de ce ? Trop est nuis por esrer.


[ laisse 137 ]
Li rois chevauche a force et a bandon
et ses grans os a coite d'esporon.
La nuis aproche, li jors vait a estons.
La nuit fist Deus miracles por Charlon ;
li jors lors esclarci, que de fi le seit on.
Charles chevauche a force et a bandon.
La veïssiez tant riche confanon.
Et Charles pleure por Rollant le baron,
puis a fait panre le conte Ganelon ;
garder le fait par tel devision,
s'il lor eschape, n'i a si haut baron
que il n'en face justice et vengison.
Li rois chevauche a force et a bandon ;
vers ceuls s'en vont qui croient en Mahom.
"Deus ! dist li rois, par ton saintisme non,
garis ma gent de l’ost Marsillion !"


[ variante ]
Charles chevauche correciez et dolans ;
sa blanche barbe vait souvent detirant.
Plore des ieus ; souvent vait sozpirant.
"Deus ! dist il, peres, vrais rois omnipotens,
par Ganelon me croist ci painne grant,
et li Fransois sont en sozpeson grant.
En vielle geste le treuve l'on lisant
que ses lingnaiges est fel et souduians
et traïson firent fort et pezant.
El Capitoile de Romme est il lisant,
li vieuls Cesar, qui tant par fu vaillans,
celui murtrirent a lor espiés tranchans,
puis en morurent assez vilainnement.
D'euls est estraiz Ganes li souduians
qui ce juja que remansist Rollans
l'arrieregarde de mes homes faisans.
Las ! c'est par moi, de fi en sui saichans.
Jamais n'iert jors que n'en soie dolans,
desus mon chief mais coronne portans."
Ainz que li rois fust parvenus au champ,
sera vaincue la bataille Rollant.
Li rois Marsilles, trente mil Auffriquant,
sen fu fuïs, matez et recrëans,
et li Fransois tinrent toz nus les brans,
tains et vermeuls et toz noirs de lor sanc.


[ laisse 140 ]
Rollans esgarde es mons et es larris :
de ceuls de France en i vit moult jesir.
Il les regrete, com chevaliers gentiz :
"Baron Fransois, pansez de Deu servir !
Toutes nos armes metra en Paradis ;
———

 

Vers la mort de Roland : à travers les cols
Durandal, l'épée merveilleuse

Durandal, l'épée merveilleuse

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Mise en contexte
Blessé par Roland, le roi Marsile fuit avec 100 000 hommes (laisse 142) mais le combat n’est pas terminé : Olivier meurt en héros après avoir tué Marganice à l’origine de sa mort (laisse 150), Gautier disparaît peu après (laisse 154). Roland sonne à nouveau du cor et la réponse des 60 000 cors de l’armée de Charlemagne plonge dans l’effroi les païens qui veulent en finir au plus vite. Roland affronte avec l’archevêque une pluie de lances et de javelots avant la fuite des adversaires vers l’Espagne. Roland parcourt alors le champ de bataille et ramène un à un les cadavres de ses pairs autour de l’archevêque. A bout de forces, il extermine un dernier Sarrasin qui tentait de lui prendre son épée Durandal.


Durandal, divine épée
L’imminence de la mort, la proximité des deux emblèmes de Roland, le cor et l’épée, participent à la création d’un instant suspendu où l’histoire devient légende. C’est au moment où la vie terrestre abandonne Roland que la filiation divine de son épée Durandal est rappelée : elle fut confiée par Dieu à Charlemagne afin qu’il la remette à celui qui en serait digne. Ainsi se justifie le dernier effort de Roland pour épargner à son arme un destin contraire à sa grandeur : les reliques, longuement décrites ici, conservées dans le pommeau soutiennent le chevalier dans sa lutte contre le Mal et confèrent à l’arme une dimension surnaturelle, d’où la nécessité de la préserver de l’ennemi. Les épées des principaux personnages portent un nom – Hauteclere pour Olivier, Joyeuse pour Charlemagne, Murgleis pour Ganelon... – parfois cités au cœur du combat ou dans un moment stratégique : Ganelon s’engage à trahir Roland sur son épée Murgleis et cet engagement revêt un sens pour les païens.

 

[ laisse 169 ]

———
Durandart trait ; moult ot el cors la raige.
Rollans le sent ; duel ot en son coraige.

 


[ laisse 170 ]
Rollans sentit que cil li traist s'espee ;
oevre les ieus si dist raison menbree :
" Mien ancïent, n’iés pas de ma contree."
Rollans se dresce en piés en mi la pree.
"Cuivers, dist il, vostre vie est alee !"
De l'olyfant li a tele donnee
amont sor l'iaume dont la teste est armee,
froisse l'acier, s'a la teste quassee ;
andui li oil li volent en la pree.
Mort le trebuche ; l'arme s'en est alee,
car desverie ot li glouz empansee
quant il au conte ot sa barbe tyree.
Par sa folie a la mort conquestee ;
icelle chose li fu a mal tornee.
"Dou cor me poise quant l'euvre en est quassee :
devers le gros ai fandu la baee."


[ laisse 171 ]
Quant Rollans voit que la mors si l'argüe,
de son visaige a la coulor perdue.
Il esgarda ; une bosne a veüe.
Durandart hauce, si l'a dedens ferue
et li espee l'a par milieu fandue.
Rollans l'an trait, a cui la mors argüe.
Quant la voit sainne, touz li sans li remue.
En une pierre de griez si l'a ferue,
si la porfent jusqu'an l'erbe menue.
Se bien ne la tenist, jamais ne fust veüe.
"Deus ! dist li cuens, sainte Marie, aiüe !
Hé ! Durandart, de bonne conneüe,
quant je vos lais, grans dolors m'est creüe.
Tante bataille avrai de voz vaincue,
et tantes terres en avrai assaillue
que or tient Charles a la barbe chenue.
Ja Deu ne place, qui se rnist en la nue,
que mauvais hom vos ait au flanc pandue !
A mon vivant ne me serez tolue,
qu'an mon vivant vos ai lonc tans eüe.
Teus n'iert jamais en France l'absolue !"


[ laisse 172 ]
Li dus Rollans voit la mort qui l'engraingne.
Tint Durandart, pas ne li fu estraingne.
Grant cop en fiert ou perron de sartaingne ;
tout le porfant et depiece et degraingne.
Quant Durandars ne ploie ne mehaingne,
sa dolors tote li espant et engraingne :
"Hé! Durandart, com iez de bonne ouvraingne !
Deus ne consent que mauvais hom la teingne !
Charles estoit enz el val de Moraingne.
L'angres li dist, sans nulle demoraingne,
qu'il la donnast au prince de Chastaingne.
Il la me ceinst, n'est drois que il s'en plaingne.
Et, dist Rollans a la chiere grifaingne,
j'en ai conquis Anjou et Alemaingne ;
s'en ai conquis et Poitau et Bretaingne,
Puille et Calabre et la terre d'Espaingne,
s'en ai conquise et Hongrie et Poulaingne,
Constantinnoble, qui siet en son demaingne,
et Mon Brinné, qui siet en la montaingne,
et Bierlande prins je et ma compaingne,
et Engleterre et maint païs estraingne.
Ja Deu ne place, qui tout a en son regne,
de ceste espee que mauvais hom la ceingne !
Mieus voil morir qu'antre paiens remaingne
et France en ait et dolor et souffraingne.
Ja Deu ne place que ce lor en avaingne !"


[ laisse 173 ]
Quant Rollans voit que la mors si l'aigrie,
tint Durandart ou li ors reflambie.
Fiert el perron, que ne l'espargne mie ;
tres qu'en milieu a la pierre tranchie ;
fors est l'espee, n'est frainte ne brisie.
Or la regrete et raconte sa vie :
"Hé ! Durandart, de grant sainté garnie,
dedens ton poing a moult grant seingnorie :
un dent saint Pierre et dou sanc saint Denise,
dou vestiment i a sainte Marie.
Il n'est pas drois paiens t'ait en baillie ;
de crestïens dois iestre bien servie.
Mainte bataille avrai de toi fornie,
et mainte terre conquise et agastie
que or tient Charles a la barbe florie.
Li empereres en a grant manandie.
Hom qui te port ne face coardie !
Deus ne consente que France en soit honnie !"


[ laisse 175 ]
Quant voit Rollans de son tans n'i a plus,
devers Espaingne est couchiez estendus.
A une main fu donc ses pis batus :
" Deus ! dist il, sire, a voz rant je salus !
Ma corpe ranz vos et a vos vertus
de mes pechiés, des grans et des menus,
que je ai fais puis que je fui nascus
jusqu'icest jor que sui ci mors chaüz ."
Ses destres gans en fu a Deu tendus.
Angre dou ciel en descendirent jus ;
des mains Rollant fu li gans receüz.
[ laisse 174 ]
Quant Rouans voit que la mors l'entreprent,
desoz un pin est alez erranment.
———

 

Durandal, l'épée merveilleuse
Durandal, l'épée merveilleuse

Durandal, l'épée merveilleuse

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Pistes pédagogiques
— La structure de la laisse 172 place Roland entre l’ange qui a donné l’épée et Charlemagne qui la lui a confiée pour le servir. Comment la syntaxe en rend-elle compte dans la longue énumération des conquêtes, alors même que l’affirmation d’un Royaume fut historiquement une préoccupation centrale du règne de l’Empereur ?
— Dans la laisse 173, Roland commence comme dans la précédente par une adresse à Durandal, cette fois cependant il maintient ce choix de discours mais en changeant de personne au fil du monologue : quels effets remarquez-vous dans la narration ?
 

Fil rouge
Une autre temporalité paraît ici s’installer, portée par une épée qui survit à Roland comme elle l’a précédé : les deux laisses reprennent une image identique qui place en résonance la figure de l’ange, Charlemagne, les païens et, au milieu de cet ensemble, Roland qui défend farouchement son épée contre un avenir qui ne serait pas à sa mesure. Connaissez-vous d’autres exemples d’épées de la même façon porteuses d’un destin qui les transcende ?


———
Sor l'erbe vert la s'est couchiez as dens.
Por ce l'a fait que il vueult voirement
que Charles die, et trestoute sa gent,
dou gentil conte qu'il soit mors conquerant.
Claimme sa corpe et menu et souvent ;
por ses pechiés vers Deu son gaige tent.
Li angre Deu le prinrent erranment.


[ laisse 176 ]
Rollans se gist soz un aubre foilli ;
devers Espaingne a retorné son vis.
De maintes choses a porpanser se prinst :
de tantes terres conmë il a conquis,
de douce France, de ceuls de son païs,
et des Fransois, par cui il a tel pris.
Ne puet müer que ne plort li marchis,
et lui meïsmez ne puet maitre en oubli.
Claimme sa corpe, si prie Deu mercis :
"Ahi ! voirs peres, qui onques ne mentis,
saint Lazaron de mort resurrexis
et Daniel dou lyon garantis,
Deus ! resoif m'arme en ton saint paradis !
Sire, ma corpe, se je onques menti,
de mes pechiés que je ai fais touz dis."
Ses destres gans en fu vers Deu offris.
Desoz son brans estoit ses elmes mis.
Jointes ses mains l'a la mors entreprins.
Deus li tramist ses angres beneïs :
saint Gabriel et bien des autres dis.
L'arme de lui portent en paradis.


[ laisse 177 ]
Mors est Rollans ; n'i a plus recouvrier.
Deus en ait l'arme, qui tout a a jugier.
En paradis le face harbergier !
Charles li rois panse dou chevauchier.
Desci el champ ne se volt atargier
ou il reciut le mortel encombrier.
A haute vois conmensa a huchier :
"Biaus niés Rollans, a dolor voz requier,
et l'arcevesque qui tant fist a prisier.
Qu'avez voz fait dou cortois Olivier ?
Las ! Perdu ai et Gerin et Gelier,
Estoult le conte et le preu Berrangier,
Yve et Yvoire que j'avoie tant chier,
Sanson le duc ne Anseÿs le fier,
Et de Girart me puis moult merveillier –
tout Roussillon avoit a justicier –,
des douze pers que avoie tant chiers.
De toutes pars me puis moult esmaier.
Ci les laissai ; mort sont sans recouvrier.
Hé ! Deus, dist Charles, conme puis enraigier !
Ce m'a fait Ganes que je fiz messaigier.
De cest grant duel me convient il vengier.
Forment me poise, par Deu le droiturier,
quant je n'i fui a l'estor conmencier."
Tyre sa barbe et fait un duel plennier ;
plore des ieus et li franc chevalier.
Naymmes li dus le prinst a chastoier :
"Drois empereres, trop vos pöez irier ;
diaus sor doloir ne vault pas un denier."


[ laisse 178 ]
En Ronscevaus fu moult grans la dolors.
Il n'i a prince, de tant fiere vigor,
ne chevalier qui tant ait grant valor
qui de pitié moult tenrement ne plort.
Plaingnent lor freres et lor fiz par tristor ;
de lor nevouz ont auques grant iror.
Lor amis pleurent et chascons son seignor ;
encontre terre se pasment li pluisor.
Naymmes li dus a parlé par amors ;
tot premerains dist a l'empereor :
"Gardez avant a deus lieues entor !
Prez de vostre ost, gel vos di sans faussor,
veoir pöiez el chemin grant poudror.
Assez i a de la gent païenor.
Car chevauchiez a force et a vigor !
Vengiez les contes de la gent traïtor
par cui sont mort li douze poingneor !
– Hé ! Deus, dist Charles, biaus pere criators !
Trop me sont loing, si s'en vont a vigor.
Dammledeus peres, par la toie dousor,
consentez moi et droiture et honor.
De douce France m'ont tolue la flor."
Li rois appelle Guibuïn par amor
et puis Hoedon, le noble poingneor,
Thiebaut de Rains, le noble jousteor :
"Gardez le champ a vostre sens meillor
que nulle beste n'i adoist hui cest jor,
garson a pié ne fil de vavassor.
Tant que Deus voille, dou champ aienz l'onnor."
Cil li respondent, chascons par grant amor :
"Par cel apostre que quierent pecheor,
n'en tornerons por criminal estor,
s'avronz vengié Rollant le poingneor ! "
Autretel dïrent cent chevalier des lor.


[ laisse 179 ]
Li empereres fist ses graisles soner
et puis chevauche o sa grant ost li ber.
Des Sarrasins ont les esclos mirez ;
adont chevauchent sans plus de demorer.
Ses grans os fait et conduire et guier,
———

Durandal, l'épée merveilleuse
Durandal, l'épée merveilleuse

Durandal, l'épée merveilleuse

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Mise en contexte
Blessé par Roland, le roi Marsile fuit avec 100 000 hommes (laisse 142) mais le combat n’est pas terminé : Olivier meurt en héros après avoir tué Marganice à l’origine de sa mort (laisse 150), Gautier disparaît peu après (laisse 154). Roland sonne à nouveau du cor et la réponse des 60 000 cors de l’armée de Charlemagne plonge dans l’effroi les païens qui veulent en finir au plus vite. Roland affronte avec l’archevêque une pluie de lances et de javelots avant la fuite des adversaires vers l’Espagne. Roland parcourt alors le champ de bataille et ramène un à un les cadavres de ses pairs autour de l’archevêque. A bout de forces, il extermine un dernier Sarrasin qui tentait de lui prendre son épée Durandal.


Durandal, divine épée
L’imminence de la mort, la proximité des deux emblèmes de Roland, le cor et l’épée, participent à la création d’un instant suspendu où l’histoire devient légende. C’est au moment où la vie terrestre abandonne Roland que la filiation divine de son épée Durandal est rappelée : elle fut confiée par Dieu à Charlemagne afin qu’il la remette à celui qui en serait digne. Ainsi se justifie le dernier effort de Roland pour épargner à son arme un destin contraire à sa grandeur : les reliques, longuement décrites ici, conservées dans le pommeau soutiennent le chevalier dans sa lutte contre le Mal et confèrent à l’arme une dimension surnaturelle, d’où la nécessité de la préserver de l’ennemi. Les épées des principaux personnages portent un nom – Hauteclere pour Olivier, Joyeuse pour Charlemagne, Murgleis pour Ganelon... – parfois cités au cœur du combat ou dans un moment stratégique : Ganelon s’engage à trahir Roland sur son épée Murgleis et cet engagement revêt un sens pour les païens.

 

[ laisse 169 ]

———
Durandart trait ; moult ot el cors la raige.
Rollans le sent ; duel ot en son coraige.

 


[ laisse 170 ]
Rollans sentit que cil li traist s'espee ;
oevre les ieus si dist raison menbree :
" Mien ancïent, n’iés pas de ma contree."
Rollans se dresce en piés en mi la pree.
"Cuivers, dist il, vostre vie est alee !"
De l'olyfant li a tele donnee
amont sor l'iaume dont la teste est armee,
froisse l'acier, s'a la teste quassee ;
andui li oil li volent en la pree.
Mort le trebuche ; l'arme s'en est alee,
car desverie ot li glouz empansee
quant il au conte ot sa barbe tyree.
Par sa folie a la mort conquestee ;
icelle chose li fu a mal tornee.
"Dou cor me poise quant l'euvre en est quassee :
devers le gros ai fandu la baee."


[ laisse 171 ]
Quant Rollans voit que la mors si l'argüe,
de son visaige a la coulor perdue.
Il esgarda ; une bosne a veüe.
Durandart hauce, si l'a dedens ferue
et li espee l'a par milieu fandue.
Rollans l'an trait, a cui la mors argüe.
Quant la voit sainne, touz li sans li remue.
En une pierre de griez si l'a ferue,
si la porfent jusqu'an l'erbe menue.
Se bien ne la tenist, jamais ne fust veüe.
"Deus ! dist li cuens, sainte Marie, aiüe !
Hé ! Durandart, de bonne conneüe,
quant je vos lais, grans dolors m'est creüe.
Tante bataille avrai de voz vaincue,
et tantes terres en avrai assaillue
que or tient Charles a la barbe chenue.
Ja Deu ne place, qui se rnist en la nue,
que mauvais hom vos ait au flanc pandue !
A mon vivant ne me serez tolue,
qu'an mon vivant vos ai lonc tans eüe.
Teus n'iert jamais en France l'absolue !"


[ laisse 172 ]
Li dus Rollans voit la mort qui l'engraingne.
Tint Durandart, pas ne li fu estraingne.
Grant cop en fiert ou perron de sartaingne ;
tout le porfant et depiece et degraingne.
Quant Durandars ne ploie ne mehaingne,
sa dolors tote li espant et engraingne :
"Hé! Durandart, com iez de bonne ouvraingne !
Deus ne consent que mauvais hom la teingne !
Charles estoit enz el val de Moraingne.
L'angres li dist, sans nulle demoraingne,
qu'il la donnast au prince de Chastaingne.
Il la me ceinst, n'est drois que il s'en plaingne.
Et, dist Rollans a la chiere grifaingne,
j'en ai conquis Anjou et Alemaingne ;
s'en ai conquis et Poitau et Bretaingne,
Puille et Calabre et la terre d'Espaingne,
s'en ai conquise et Hongrie et Poulaingne,
Constantinnoble, qui siet en son demaingne,
et Mon Brinné, qui siet en la montaingne,
et Bierlande prins je et ma compaingne,
et Engleterre et maint païs estraingne.
Ja Deu ne place, qui tout a en son regne,
de ceste espee que mauvais hom la ceingne !
Mieus voil morir qu'antre paiens remaingne
et France en ait et dolor et souffraingne.
Ja Deu ne place que ce lor en avaingne !"


[ laisse 173 ]
Quant Rollans voit que la mors si l'aigrie,
tint Durandart ou li ors reflambie.
Fiert el perron, que ne l'espargne mie ;
tres qu'en milieu a la pierre tranchie ;
fors est l'espee, n'est frainte ne brisie.
Or la regrete et raconte sa vie :
"Hé ! Durandart, de grant sainté garnie,
dedens ton poing a moult grant seingnorie :
un dent saint Pierre et dou sanc saint Denise,
dou vestiment i a sainte Marie.
Il n'est pas drois paiens t'ait en baillie ;
de crestïens dois iestre bien servie.
Mainte bataille avrai de toi fornie,
et mainte terre conquise et agastie
que or tient Charles a la barbe florie.
Li empereres en a grant manandie.
Hom qui te port ne face coardie !
Deus ne consente que France en soit honnie !"


[ laisse 175 ]
Quant voit Rollans de son tans n'i a plus,
devers Espaingne est couchiez estendus.
A une main fu donc ses pis batus :
" Deus ! dist il, sire, a voz rant je salus !
Ma corpe ranz vos et a vos vertus
de mes pechiés, des grans et des menus,
que je ai fais puis que je fui nascus
jusqu'icest jor que sui ci mors chaüz ."
Ses destres gans en fu a Deu tendus.
Angre dou ciel en descendirent jus ;
des mains Rollant fu li gans receüz.
[ laisse 174 ]
Quant Rouans voit que la mors l'entreprent,
desoz un pin est alez erranment.
———

 

Durandal, l'épée merveilleuse
Durandal, l'épée merveilleuse

Durandal, l'épée merveilleuse

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Pistes pédagogiques
— La structure de la laisse 172 place Roland entre l’ange qui a donné l’épée et Charlemagne qui la lui a confiée pour le servir. Comment la syntaxe en rend-elle compte dans la longue énumération des conquêtes, alors même que l’affirmation d’un Royaume fut historiquement une préoccupation centrale du règne de l’Empereur ?
— Dans la laisse 173, Roland commence comme dans la précédente par une adresse à Durandal, cette fois cependant il maintient ce choix de discours mais en changeant de personne au fil du monologue : quels effets remarquez-vous dans la narration ?
 

Fil rouge
Une autre temporalité paraît ici s’installer, portée par une épée qui survit à Roland comme elle l’a précédé : les deux laisses reprennent une image identique qui place en résonance la figure de l’ange, Charlemagne, les païens et, au milieu de cet ensemble, Roland qui défend farouchement son épée contre un avenir qui ne serait pas à sa mesure. Connaissez-vous d’autres exemples d’épées de la même façon porteuses d’un destin qui les transcende ?


———
Sor l'erbe vert la s'est couchiez as dens.
Por ce l'a fait que il vueult voirement
que Charles die, et trestoute sa gent,
dou gentil conte qu'il soit mors conquerant.
Claimme sa corpe et menu et souvent ;
por ses pechiés vers Deu son gaige tent.
Li angre Deu le prinrent erranment.


[ laisse 176 ]
Rollans se gist soz un aubre foilli ;
devers Espaingne a retorné son vis.
De maintes choses a porpanser se prinst :
de tantes terres conmë il a conquis,
de douce France, de ceuls de son païs,
et des Fransois, par cui il a tel pris.
Ne puet müer que ne plort li marchis,
et lui meïsmez ne puet maitre en oubli.
Claimme sa corpe, si prie Deu mercis :
"Ahi ! voirs peres, qui onques ne mentis,
saint Lazaron de mort resurrexis
et Daniel dou lyon garantis,
Deus ! resoif m'arme en ton saint paradis !
Sire, ma corpe, se je onques menti,
de mes pechiés que je ai fais touz dis."
Ses destres gans en fu vers Deu offris.
Desoz son brans estoit ses elmes mis.
Jointes ses mains l'a la mors entreprins.
Deus li tramist ses angres beneïs :
saint Gabriel et bien des autres dis.
L'arme de lui portent en paradis.


[ laisse 177 ]
Mors est Rollans ; n'i a plus recouvrier.
Deus en ait l'arme, qui tout a a jugier.
En paradis le face harbergier !
Charles li rois panse dou chevauchier.
Desci el champ ne se volt atargier
ou il reciut le mortel encombrier.
A haute vois conmensa a huchier :
"Biaus niés Rollans, a dolor voz requier,
et l'arcevesque qui tant fist a prisier.
Qu'avez voz fait dou cortois Olivier ?
Las ! Perdu ai et Gerin et Gelier,
Estoult le conte et le preu Berrangier,
Yve et Yvoire que j'avoie tant chier,
Sanson le duc ne Anseÿs le fier,
Et de Girart me puis moult merveillier –
tout Roussillon avoit a justicier –,
des douze pers que avoie tant chiers.
De toutes pars me puis moult esmaier.
Ci les laissai ; mort sont sans recouvrier.
Hé ! Deus, dist Charles, conme puis enraigier !
Ce m'a fait Ganes que je fiz messaigier.
De cest grant duel me convient il vengier.
Forment me poise, par Deu le droiturier,
quant je n'i fui a l'estor conmencier."
Tyre sa barbe et fait un duel plennier ;
plore des ieus et li franc chevalier.
Naymmes li dus le prinst a chastoier :
"Drois empereres, trop vos pöez irier ;
diaus sor doloir ne vault pas un denier."


[ laisse 178 ]
En Ronscevaus fu moult grans la dolors.
Il n'i a prince, de tant fiere vigor,
ne chevalier qui tant ait grant valor
qui de pitié moult tenrement ne plort.
Plaingnent lor freres et lor fiz par tristor ;
de lor nevouz ont auques grant iror.
Lor amis pleurent et chascons son seignor ;
encontre terre se pasment li pluisor.
Naymmes li dus a parlé par amors ;
tot premerains dist a l'empereor :
"Gardez avant a deus lieues entor !
Prez de vostre ost, gel vos di sans faussor,
veoir pöiez el chemin grant poudror.
Assez i a de la gent païenor.
Car chevauchiez a force et a vigor !
Vengiez les contes de la gent traïtor
par cui sont mort li douze poingneor !
– Hé ! Deus, dist Charles, biaus pere criators !
Trop me sont loing, si s'en vont a vigor.
Dammledeus peres, par la toie dousor,
consentez moi et droiture et honor.
De douce France m'ont tolue la flor."
Li rois appelle Guibuïn par amor
et puis Hoedon, le noble poingneor,
Thiebaut de Rains, le noble jousteor :
"Gardez le champ a vostre sens meillor
que nulle beste n'i adoist hui cest jor,
garson a pié ne fil de vavassor.
Tant que Deus voille, dou champ aienz l'onnor."
Cil li respondent, chascons par grant amor :
"Par cel apostre que quierent pecheor,
n'en tornerons por criminal estor,
s'avronz vengié Rollant le poingneor ! "
Autretel dïrent cent chevalier des lor.


[ laisse 179 ]
Li empereres fist ses graisles soner
et puis chevauche o sa grant ost li ber.
Des Sarrasins ont les esclos mirez ;
adont chevauchent sans plus de demorer.
Ses grans os fait et conduire et guier,
———

Durandal, l'épée merveilleuse
Fol. 36v : Fin de la Chanson de Roland

Fol. 36v : Fin de la Chanson de Roland

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[ variante ]

———
Et li garson sont si bien porpansé,
les chevaus font aler de trestouz lez
por le glouton morir a grant vilté.
Que vos diroie ? Tant l'ont detraïné,
l'arme s'en va, si l'emportent maufé.
Charles le voit, si en a Deu löé :
"Deus ! dis li rois, vos soiez aourez
quant j'ai vengié Rollant le tres sené
et Olivier et touz les douze pers."

 
[ variante ]
Baron, dist Charles, or ai quant que je voil,
quant cel ai mort qui m'a tolu l'orgoil,
Rollant et Olivire, par cui reposer soil ;
les douze pers a mis en mal aquoil.
Por tant com vive, nes verront mais mi oil.
Par euls conquis Jone et Tyre et Marsoil.
J'ai laissié la columbe et l'escharboucle a foil.
Bien le puet on veoir jusques el val de Doil."
Explicit le Rommant de Roncevals

Fol. 36v : Fin de la Chanson de Roland
Fol. 37 : Début du Roman de Gaydon

Fol. 37 : Début du Roman de Gaydon

Fol. 37 : Début du Roman de Gaydon
Fol. 36v : Fin de la Chanson de Roland

Fol. 36v : Fin de la Chanson de Roland

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[ variante ]

———
Et li garson sont si bien porpansé,
les chevaus font aler de trestouz lez
por le glouton morir a grant vilté.
Que vos diroie ? Tant l'ont detraïné,
l'arme s'en va, si l'emportent maufé.
Charles le voit, si en a Deu löé :
"Deus ! dis li rois, vos soiez aourez
quant j'ai vengié Rollant le tres sené
et Olivier et touz les douze pers."

 
[ variante ]
Baron, dist Charles, or ai quant que je voil,
quant cel ai mort qui m'a tolu l'orgoil,
Rollant et Olivire, par cui reposer soil ;
les douze pers a mis en mal aquoil.
Por tant com vive, nes verront mais mi oil.
Par euls conquis Jone et Tyre et Marsoil.
J'ai laissié la columbe et l'escharboucle a foil.
Bien le puet on veoir jusques el val de Doil."
Explicit le Rommant de Roncevals

Fol. 36v : Fin de la Chanson de Roland
Fol. 37 : Début du Roman de Gaydon

Fol. 37 : Début du Roman de Gaydon

Fol. 37 : Début du Roman de Gaydon
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Au début du 12e siècle, l'historien Guillaume de Malmesbury attestait qu'un jongleur, Taillefer, entonna la « cantilena Rolandi » lors de la bataille de Hastings en 1066, pour galvaniser les troupes normandes qui combattaient aux côtés de Guillaume le Conquérant. Il s'agit de la première mention connue de la Chanson de Roland, presque trois siècles après les faits. Est-ce en passant le col de Roncevaux que pèlerins et jongleurs en route vers Saint-Jacques de Compostelle, ont gardé le souvenir du sacrifice de Roland ? Comme tous les poèmes épiques, la Chanson de Roland a été composée et transmise oralement avant d'être fixée par écrit. Elle constitue par principe un texte mouvant comprenant de nombreuses variantes : sept manuscrits conservés, sept versions connues, dont la plus ancienne a été consignée dans un manuscrit anglo-normand vers 1090. La BnF dispose d'une version rimée vers 1125, dont on peut découvrir ici une sélection de feuillets datant du 13e siècle. Avec ses développements originaux, cette version rappelle que l'art épique ne vit que de variantes