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Anthologie

Robinson Crusoé dans le texte

Fabication de vêtements

Daniel Defoe, Robinson Crusoé, 1719

La raison pour laquelle je ne pouvais aller tout-à-fait nu, c’est que l’ardeur du soleil m’était plus insupportable quand j’étais ainsi que lorsque j’avais quelques vêtements. La grande chaleur me faisait même souvent venir des ampoules sur la peau ; mais quand je portais une chemise, le vent l’agitait et soufflait par-dessous, et je me trouvais doublement au frais. Je ne pus pas davantage m’accoutumer à aller au soleil sans un bonnet ou un chapeau : ses rayons dardent si violemment dans ces climats, qu’en tombant d’aplomb sur ma tête, ils me donnaient immédiatement des migraines, qui se dissipaient aussitôt que je m’étais couvert.

À ces fins je commençai de songer à mettre un peu d’ordre dans les quelques haillons que j’appelais des vêtements. J’avais usé toutes mes vestes : il me fallait alors essayer à me fabriquer des jaquettes avec de grandes houppelandes et les autres effets semblables que je pouvais avoir. Je me mis donc à faire le métier de tailleur, ou plutôt de ravaudeur, car je faisais de la piteuse besogne. Néanmoins je vins à bout de bâtir deux ou trois casaques, dont j’espérais me servir longtemps. Quant aux caleçons, ou hauts-de-chausses, je les fis d’une façon vraiment pitoyable.

J’ai noté que je conservais les peaux de tous les animaux que je tuais, des bêtes à quatre pieds, veux-je dire. Comme je les étendais au soleil sur des bâtons, quelques-unes étaient devenues si sèches et si dures qu’elles n’étaient bonnes à rien ; mais d’autres me furent réellement très profitables. La première chose que je fis de ces peaux fut un grand bonnet, avec le poil tourné en dehors pour rejeter la pluie ; et je m’en acquittai si bien qu’aussitôt après j’entrepris un habillement tout entier, c’est-à-dire une casaque et des hauts-de-chausses ouverts aux genoux, le tout fort lâche, car ces vêtements devaient me servir plutôt contre la chaleur que contre le froid. Je dois avouer qu’ils étaient très méchamment faits ; si j’étais mauvais charpentier, j’étais encore plus mauvais tailleur. Néanmoins ils me furent d’un fort bon usage ; et quand j’étais en course, s’il venait à pleuvoir, le poil de ma casaque et de mon bonnet étant extérieur, j’étais parfaitement garanti.

J’employai ensuite beaucoup de temps et de peines à me fabriquer un parasol, dont véritablement j’avais grand besoin et grande envie. J’en avais vu faire au Brésil, où ils sont d’une très grande utilité dans les chaleurs excessives qui s’y font sentir, et celles que je ressentais en mon île étaient pour le moins tout aussi fortes, puisqu’elle est plus proche de l’équateur. En somme, fort souvent obligé d’aller au loin, c’était pour moi une excellente chose par les pluies comme par les chaleurs. Je pris une peine infinie, et je fus extrêmement longtemps sans rien pouvoir faire qui y ressemblât. Après même que j’eus pensé avoir atteint mon but, j’en gâtai deux ou trois avant d’en trouver à ma fantaisie. Enfin j’en façonnai un qui y répondait assez bien. La principale difficulté fut de le rendre fermant ; car si j’eusse pu l’étendre et n’eusse pu le ployer, il m’aurait toujours fallu le porter au-dessus de ma tête, ce qui eût été impraticable. Enfin, ainsi que je le disais, j’en fis un qui m’agréait assez ; je le couvris de peau, le poil en dehors, de sorte qu’il rejetait la pluie comme un auvent, et repoussait si bien le soleil, que je pouvais marcher dans le temps le plus chaud avec plus d’agrément que je ne le faisais auparavant dans le temps le plus frais. Quand je n’en avais pas besoin je le fermais et le portais sous mon bras.

Daniel Defoe, Robinson Crusoé, tome 1, traduction de Pétrus Borel, Paris : F. Borel et A. Varenne, 1836, p. 209-211.

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Robinson Crusoé et sa cour

Daniel Defoe, Robinson Crusoé, 1719

Je fus trois mois environ à entourer cette première pièce. Jusqu’à ce que ce fût achevé je fis paître les trois chevreaux, avec des entraves aux pieds, dans le meilleur pacage et aussi près de moi que possible pour les rendre familiers. Très souvent je leur portais quelques épis d’orge et une poignée de riz, qu’ils mangeaient dans ma main. Si bien qu’après l’achèvement de mon enclos, lorsque je les eus débarrassés de leurs liens, ils me suivaient partout, bêlant après moi pour avoir une poignée de grains. Ceci répondit à mon dessein, et au bout d’an an et demi environ j’eus un troupeau de douze têtes : boucs, chèvres et chevreaux ; et deux ans après j’en eus quarante-trois, quoique j’en eusse pris et tué plusieurs pour ma nourriture. J’entourai ensuite cinq autres pièces de terre à leur usage, y pratiquant de petits parcs où je les faisais entrer pour les prendre quand j’en avais besoin, et des portes pour communiquer d’un enclos à l’autre.

Ce ne fut pas tout ; car alors j’eus à manger quand bon me semblait, non seulement la viande de mes chèvres, mais leur lait, chose à laquelle je n’avais pas songé dans le commencement, et qui lorsqu’elle me vint à l’esprit me causa une joie vraiment inopinée. J’établis aussitôt ma laiterie, et quelquefois en une journée j’obtins jusqu’à deux gallons de lait. La nature, qui donne aux créatures les aliments qui leur sont nécessaires, leur suggère en même temps les moyens d’en faire usage. Ainsi, moi, qui n’avais jamais trait une vache, encore moins une chèvre, qui n’avais jamais vu faire ni beurre ni fromage, je parvins, après il est vrai beaucoup d’essais infructueux, à faire très promptement et très adroitement et du beurre et du fromage, et depuis je n’en eus jamais faute.

Que notre sublime Créateur peut traiter miséricordieusement ses créatures, même dans ces conditions où elles semblent être plongées dans la désolation ! Qu’il sait adoucir nos plus grandes amertumes, et nous donner occasion de le glorifier du fond même de nos cachots ! Quelle table il m’avait dressée dans le désert, où je n’avais d’abord entrevu que la faim et la mort !

Un stoïcien eût souri de me voir assis à dîner au milieu de ma petite famille. Là régnait ma Majesté le Prince et Seigneur de toute l’île : j’avais droit de vie et de mort sur tous mes sujets ; je pouvais les pendre, les vider, leur donner et leur reprendre leur liberté. Point de rebelles parmi mes peuples !

Seul, ainsi qu’un Roi, je dînais entouré de mes courtisans ! Poll, comme s’il eût été mon favori, avait seul la permission de me parler ; mon chien, qui était alors devenu vieux et infirme, et qui n’avait point trouvé de compagne de son espèce pour multiplier sa race, était toujours assis à ma droite ; mes deux chats étaient sur la table, l’un d’un côté et l’autre de l’autre, attendant le morceau que de temps en temps ma main leur donnait comme une marque de faveur spéciale.

Daniel Defoe, Robinson Crusoé, tome 1, traduction de Pétrus Borel, Paris : F. Borel et A. Varenne, 1836, p. 228-230.

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Découverte de pas dans le sable

Daniel Defoe, Robinson Crusoé, 1719

Il advint qu’un jour, vers midi, comme j’allais à ma pirogue, je fus excessivement surpris en découvrant le vestige humain d’un pied nu parfaitement empreint sur le sable. Je m’arrêtai court, comme frappé de la foudre, ou comme si j’eusse entrevu un fantôme. J’écoutai, je regardai autour de moi, mais je n’entendis rien ni ne vis rien. Je montai sur un tertre pour jeter au loin mes regards, puis je revins sur le rivage et descendis jusqu’à la rive. Elle était solitaire, et je ne pus rencontrer aucun autre vestige que celui-là. J’y retournai encore pour m’assurer s’il n’y en avait pas quelque autre, ou si ce n’était point une illusion ; mais non, le doute n’était point possible : car c’était bien l’empreinte d’un pied, l’orteil, le talon, enfin toutes les parties d’un pied. Comment cela était-il venu là ? je ne le savais ni ne pouvais l’imaginer. Après mille pensées désordonnées, comme un homme confondu, égaré, je m’enfuis à ma forteresse, ne sentant pas, comme on dit, la terre où je marchais. Horriblement épouvanté, je regardais derrière moi tous les deux ou trois pas, me méprenant à chaque arbre, à chaque buisson, et transformant en homme chaque tronc dans l’éloignement. Il n’est pas possible de décrire les formes diverses dont une imagination frappée revêt tous les objets. Combien d’idées extravagantes me vinrent à la tête ! Que d’étranges et d’absurdes bizarreries assaillirent mon esprit durant le chemin !

Quand j’arrivai à mon château, car c’est ainsi que je le nommai toujours depuis lors, je m’y jetai comme un homme poursuivi. Y rentrai-je d’emblée par l’échelle ou par l’ouverture dans le roc que j’appelais une porte, je ne puis me le remémorer, car jamais lièvre effrayé ne se cacha, car jamais renard ne se terra avec plus d’effroi que moi dans cette retraite.

Je ne pus dormir de la nuit. À mesure que je m’éloignais de la cause de ma terreur, mes craintes augmentaient, contrairement à toute loi des choses et surtout à la marche ordinaire de la peur chez les animaux. J’étais toujours si troublé de mes propres imaginations que je n’entrevoyais rien que de sinistre. Quelquefois je me figurais qu’il fallait que ce fût le diable, et j’appuyais cette supposition sur ce raisonnement : Comment quelque autre chose ayant forme humaine aurait-elle pu parvenir en cet endroit ? Où était le vaisseau qui l’aurait amenée ? Quelle trace y avait-il de quelque autre pas ? et comment était-il possible qu’un homme fût venu là ? Mais d’un autre côté je retombais dans le même embarras quand je me demandais pourquoi Satan se serait incarné en un semblable lieu, sans autre but que celui de laisser une empreinte de son pied, ce qui même n’était pas un but, car il ne pouvait avoir l’assurance que je la rencontrerais. Je considérai d’ailleurs que le diable aurait eu pour m’épouvanter bien d’autres moyens que la simple marque de son pied ; et que, lorsque je vivais tout-à-fait de l’autre côté de l’île, il n’aurait pas été assez simple pour laisser un vestige dans un lieu où il y avait dix mille à parier contre un que je ne le verrais pas, et qui plus est, sur du sable où la première vague de la mer et la première rafale pouvaient l’effacer totalement. En un mot, tout cela me semblait contradictoire en soi, et avec toutes les idées communément admises sur la subtilité du démon.

Quantité de raisons semblables détournèrent mon esprit de toute appréhension du diable ; et je conclus que ce devaient être de plus dangereuses créatures, c’est-à-dire des Sauvages de la terre ferme située à l’opposite, qui, rôdant en mer dans leurs pirogues, avaient été entraînés par les courants ou les vents contraires, et jetés sur mon île ; d’où, après être descendus au rivage, ils étaient repartis, ne se souciant sans doute pas plus de rester sur cette île déserte que je ne me serais soucié moi-même de les y avoir.

Daniel Defoe, Robinson Crusoé, tome 1, traduction de Pétrus Borel, Paris : F. Borel et A. Varenne, 1836, p. 238-240.

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Utilisation du fusil devant Vendredi

Daniel Defoe, Robinson Crusoé, 1719

Trois ou quatre jours après mon retour au château je pensai que, pour détourner Vendredi de son horrible nourriture accoutumée et de son appétit cannibale, je devais lui faire goûter d’autre viande : je l’emmenai donc un matin dans les bois. J’y allais, au fait, dans l’intention de tuer un cabri de mon troupeau pour l’apporter et l’apprêter au logis ; mais, chemin faisant, je vis une chèvre couchée à l’ombre, avec deux jeunes chevreaux à ses côtés. Là-dessus j’arrêtai Vendredi. Holà ! ne bouge pas, lui dis-je en lui faisant signe de ne pas remuer. Au même instant je mis mon fusil en joue, je tirai et je tuai un des chevreaux. Le pauvre diable, qui m’avait vu, il est vrai, tuer à une grande distance le Sauvage son ennemi, mais qui n’avait pu imaginer comment cela s’était fait, fut jeté dans une étrange surprise. Il tremblait, il chancelait, et avait l’air si consterné que je pensai le voir tomber en défaillance. Il ne regarda pas le chevreau sur lequel j’avais fait feu ou ne s’aperçut pas que je l’avais tué, mais il arracha sa veste pour s’assurer s’il n’était point blessé lui-même. Il croyait sans doute que j’avais résolu de me défaire de lui ; car il vint s’agenouiller devant moi, et, embrassant mes genoux, il me dit une multitude de choses où je n’entendis rien, sinon qu’il me suppliait de ne pas le tuer.
 
Je trouvai bientôt un moyen de le convaincre que je ne voulais point lui faire de mal : je le pris par la main et le relevai en souriant, et lui montrant du doigt le chevreau que j’avais atteint, je lui fis signe de l’aller quérir. Il obéit. Tandis qu’il s’émerveillait et cherchait à voir comment cet animal avait été tué, je rechargeai mon fusil, et au même instant j’aperçus, perché sur un arbre à portée de mousquet, un grand oiseau semblable à un faucon. Afin que Vendredi comprît un peu ce que j’allais faire, je le rappelai vers moi en lui montrant l’oiseau ; c’était, au fait, un perroquet, bien que je l’eusse pris pour un faucon. Je lui désignai donc le perroquet, puis mon fusil, puis la terre au-dessous du perroquet, pour lui indiquer que je voulais l’abattre et lui donner à entendre que je voulais tirer sur cet oiseau et le tuer. En conséquence je fis feu ; je lui ordonnai de regarder, et sur-le-champ il vit tomber le perroquet. Nonobstant tout ce que je lui avais dit, il demeura encore là comme un effaré. Je conjecturai qu’il était épouvanté ainsi parce qu’il ne m’avait rien vu mettre dans mon fusil, et qu’il pensait que c’était une source merveilleuse de mort et de destruction propre à tuer hommes, bêtes, oiseaux, ou quoi que ce fût, de près ou de loin.
 
Son étonnement fut tel, que de longtemps il n’en put revenir ; et je crois que si je l’eusse laissé faire il m’aurait adoré moi et mon fusil. Quant au fusil lui-même, il n’osa pas y toucher de plusieurs jours ; mais lorsqu’il en était près il lui parlait et l’implorait comme s’il eût pu lui répondre. C’était, je l’appris dans la suite, pour le prier de ne pas le tuer.

Daniel Defoe, Robinson Crusoé, tome 1, traduction de Pétrus Borel, Paris : F. Borel et A. Varenne, 1836, p. 319-322.

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