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Anthologie

Contes d’Espagne et d’Italie dans le texte

Préface

Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie, 1829

Au lecteur.

Une préface est presque toujours, sinon une histoire ou une théorie, une espèce de salutation théâtrale, où l’auteur, comme nouveau venu, rend hommage à ses devanciers, cite des noms, la plupart anciens ; pareil à un provincial qui, en entrant au bal, s’incline à droite et à gauche, cherchant un visage ami.
C’est cette habitude qui nous ferait trouver étrange qu’on entrât à l’Académie sans compliment et en silence. Me pardonnera-t-on d’imiter le comte d’Essex, qui arriva dans le conseil de la reine crotté et éperonné ?
On a discuté avec talent et avec chaleur, dans les salons et dans les feuilles quotidiennes, la question littéraire qui succède aujourd’hui à la question oubliée de la musique italienne. On n’a sans doute rien prouvé entièrement.
Il est certain que la plupart de nos anciennes pièces de théâtre, à défaut de grands acteurs, demeurent sans intérêt ; Molière seul, inimitable, est resté amusant.
Le moule de Racine a été brisé ; c’est là le principal grief ; car, pour cet adultère tant discuté du fou et du sérieux, il nous est familier. Les règles de la trinité de l’unité, établies par Aristote, ont été outrepassées. En un mot, les chastes Muses ont été, je crois, violées.
La pédanterie a exercé de grands ravages ; plus d’une perruque s’est dédaigneusement ébranlée, pareille à celle de Haendel qui battait la mesure des oratorios.
Le genre historique toutefois est assez à la mode, et nous a valu bien des Mémoires. À Dieu ne plaise que je veuille décider s’ils sont véridiques ou apocryphes !
De nobles essais ont été faits ; plus d’un restera comme monument. Qu’importe le reste ? La sévère et impartiale critique est celle du temps. Elle seule a voix délibérative, et ne repousse jamais un siècle pour en élever un autre ; elle se souvient, en lisant Dante et Shakespeare, que l’héroïne du premier roman du monde, Clarisse Harlowe, portait des paniers. »

Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie, Paris, A. Levavasseur ; M. Canel, 1830.

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Portia

Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie, 1829

​Les amants regardaient, sous les rayons tremblants
De la lampe déjà par l’aurore obscurcie,
Ce vieillard d’une nuit, cette tête blanchie,
Avec ses longs cheveux plus pâles que son front.
« Portia, dit-il, d’un ton de voix lent et profond,
Quand ton père, en mourant, joignit nos mains, la mienne
Resta pourtant ouverte, en retirer la tienne
Était aisé. Pourquoi l’as-tu donc fait si tard ? »
 
Mais le jeune Dalti s’était levé. « Vieillard,
Ne perdons pas de temps. Vous voulez cette femme ?
En garde ! Qu’un de nous la rende avec son âme.
 
 Je le veux, » dit le comte ; et deux lames déjà
Brillaient en se heurtant. — Vainement la Portia
Se traînait à leurs pieds, tremblante, échevelée.
Qui peut sous le soleil tromper sa destinée ?
Quand des jours et des nuits qu’on nous compte ici-bas
Le terme est arrivé, la terre sous nos pas
S’entr’ouvrirait plutôt : que sert qu’on s’en défende ?
Lorsque la fosse attend, il faut qu’on y descende.
 
Le comte ne poussa qu’un soupir, et tomba.
 
Dalti n’hésita pas. « Viens, dit-il à Portia,
Sortons. » Mais elle était sans parole, et mourante.
Il prit donc d’une main le cadavre, l’amante
De l’autre, et s’éloigna. La nuit ne permit pas
De voir de quel côté se dirigeaient ses pas.​

Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie, Paris, A. Levavasseur ; M. Canel, 1830, pp. 147-148.

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Ballade à la Lune

Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie, 1829

C’était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune,
Comme un point sur un i.
 
Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d’un fil,
Dans l’ombre,
Ta face et ton profil ?
 
Es-tu l’œil du ciel borgne ?
Quel chérubin cafard
Nous lorgne
Sous ton masque blafard ?
 
N’es-tu rien qu’une boule  ?
Qu’un grand faucheux bien gras
Qui roule
Sans pattes et sans bras ?
 
Es-tu, je t’en soupçonne,
Le vieux cadran de fer
Qui sonne
L’heure aux damnés d’enfer ?
 
Sur ton front qui voyage,
Ce soir ont-ils compté
Quel âge
A leur éternité ?
 
Est-ce un ver qui te ronge,
Quand ton disque noirci
S’allonge
En croissant rétréci ?
 
Qui t’avait éborgnée
L’autre nuit ? T’étais-tu
Cognée
À quelque arbre pointu ?
 
Car tu vins, pâle et morne,
Coller sur mes carreaux
Ta corne,
À travers les barreaux.
 
[…]
 
Et qu’il vente ou qu’il neige,
Moi-même, chaque soir,
Que fais-je,
Venant ici m’asseoir ?
 
Je viens voir à la brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i.

Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie, Paris, A. Levavasseur ; M. Canel, 1830, pp. 197-203.

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Mardoche

Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie, 1829

XV
Philosophes du jour, je vous arrête ici.
Ô sages demi-dieux, expliquez-moi ceci :
On ne volerait pas, à coup sûr, une obole
À son voisin ; pourtant, quand on peut, on lui vole…
Sa femme ! — Car il faut, ô lecteur bien appris,
Vous dire que Rosine, entre tous les maris,
Avait reçu du ciel, par les mains d’un notaire,
Le meilleur qu’à Dijon avait trouvé son père.
On pense, avec raison, que sa mère, en partant
N’avait rien oublié sur le point important.
 
XVI
Rien n’est plus amusant qu’un premier jour de noce ;
Au débotté, d’ailleurs, on avait pris carrosse.
 Le reste à l’avenant. — Sans compter les chapeaux
D’Herbeau, rien n’y manquait. — C’est un méchant propos
De dire qu’à six ans une poupée amuse
Autant qu’à dix-neuf ans un mari. — Mais tout s’use.
Une lune de miel n’a pas trente quartiers
Comme un baron saxon, — et gare les derniers!
L’amour (hélas ! l’étrange et la fausse nature !)
Vit d’inanition et meurt de nourriture.
 
XVII
Et puis, que faire ? — Un jour, c’est bien long. — Et demain
Et toujours ? — L’ennui gagne. — À quoi rêver au bain ?
 Hélas ! l’Oisiveté s’endort, laissant sa porte
Ouverte. — Entre l’Amour. — Pour que la Raison sorte,
Il ne faut pas longtemps. La vie en un moment
Se remplit ; — on se trouve avoir pris un amant.
 L’un attaque en hussard la déesse qu’il aime,
L’autre fait l’écolier ; chacun a son système.
Hier un de mes amis, se trouvant à souper
Auprès d’une duchesse, eut soin de se tromper
 
XVIII
De verre. « Mais, vraiment, dit la dame en colère,
Êtes-vous fou, monsieur ? vous buvez dans mon verre. »
Ô l’homme peu galant, qui ne répondit rien,
Si ce n’est : « Faites-en, madame, autant du mien. »
Assurément, lecteur, le tour était perfide,
Car, l’ayant pris tout plein, il le replaça vide.
La dame avait du blanc, et pourtant en rougit.
Qu’y faire ? On chuchota. Dieu sut ce qu’on en dit.
Mon Dieu ! qui peut savoir lequel on récompense
Le mieux, ou du respect — ou de certaine offense ?

Alfred de Musset, Contes d’Espagne et d’Italie, Paris, A. Levavasseur ; M. Canel, 1830, pp. 216-218.

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