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Anthologie

Pierre et Jean dans le texte

À propos du roman

Guy de Maupassant, « Le Roman », dans Pierre et Jean, 1888
Dans cette étude considérée à tort comme une préface car destinée à étoffer le volume contenant Pierre et Jean, Maupassant donne sa vision du genre romanesque et une définition du réalisme en littérature.

Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.
Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence.
Un choix s’impose donc, – ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité.
La vie, en outre, est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers.
Voilà pourquoi l’artiste, ayant choisi son thème, ne prendra dans cette vie encombrée de hasards et de futilités que les détails caractéristiques utiles à son sujet, et il rejettera tout le reste, tout l’à-côté.
Un exemple entre mille :
Le nombre des gens qui meurent chaque jour par accident est considérable sur la terre. Mais pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d’un personnage principal, ou le jeter sous les roues d’une voiture, au milieu d’un récit, sous prétexte qu’il faut faire la part de l’accident ?
La vie encore laisse tout au même plan, précipite les faits ou les traîne indéfiniment. L’art, au contraire, consiste à user de précautions et de préparations, à ménager des transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine lumière, par la seule adresse de la composition, les événements essentiels et à donner à tous les autres le degré de relief qui leur convient, suivant leur importance, pour produire la sensation profonde de la vérité spéciale qu’on veut montrer.
Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession.
J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes.

Guy de Maupassant, Œuvres complètes, vol. 19, Pierre et Jean, Louis Conard, Paris, 1908-1910, pp. XIV-XV.

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Incipit du roman

Guy de Maupassant, Pierre et Jean, 1888
Le début du roman est resté célèbre pour son juron initial permettant de faire entrer directement le lecteur dans la partie de pêche organisée par les Roland.

« Zut ! » s’écria tout à coup le père Roland qui depuis un quart d’heure demeurait immobile, les yeux fixés sur l’eau, et soulevant par moments, d’un mouvement très léger, sa ligne descendue au fond de la mer.
Mme Roland, assoupie à l’arrière du bateau, à côté de Mme Rosémilly invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers son mari :
« Eh bien !… eh bien !… Gérôme ! »
Le bonhomme furieux répondit :
« Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n’ai rien pris. On ne devrait jamais pêcher qu’entre hommes ; les femmes vous font embarquer toujours trop tard. »
Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l’un à bâbord, l’autre à tribord, chacun une ligne enroulée à l’index, se mirent à rire en même temps et Jean répondit :
« Tu n’es pas galant pour notre invitée, papa. »
M. Roland fut confus et s’excusa :
« Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça. J’invite des dames parce que j’aime me trouver avec elles, et puis, dès que je sens de l’eau sous moi, je ne pense plus qu’au poisson. »
Mme Roland s’était tout à fait réveillée et regardait d’un air attendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura :
« Vous avez cependant fait une belle pêche. »
Mais son mari remuait la tête, pour dire non, tout en jetant un coup d’œil bienveillant sur le panier où le poisson capturé par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d’écailles gluantes et de nageoires soulevées, d’efforts impuissants et mous, et de bâillements dans l’air mortel.
Le père Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler jusqu’au bord le flot d’argent des bêtes pour voir celles du fond, et leur palpitation d’agonie s’accentua, et l’odeur forte de leur corps, une saine puanteur de marée, monta du ventre plein de la corbeille.
Le vieux pêcheur la huma vivement, comme on sent des roses, et déclara :
« Cristi ! ils sont frais, ceux-là ! »
Puis il continua :
« Combien en as-tu pris, toi, docteur ? »
Son fils aîné, Pierre, un homme de trente ans à favoris noirs coupés comme ceux des magistrats, moustaches et menton rasés, répondit :
« Oh ! pas grand-chose, trois ou quatre. »
Le père se tourna vers le cadet :
« Et toi, Jean ? »
Jean, un grand garçon blond, très barbu, beaucoup plus jeune que son frère, sourit et murmura :
« À peu près comme Pierre, quatre ou cinq. »
Ils faisaient, chaque fois, le même mensonge qui ravissait le père Roland.
Il avait enroulé son fil au tolet d’un aviron, et croisant ses bras il annonça :
« Je n’essayerai plus jamais de pêcher l’après-midi. Une fois dix heures passées, c’est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au soleil. »
Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de propriétaire.
C’était un ancien bijoutier parisien qu’un amour immodéré de la navigation et de la pêche avait arraché au comptoir dès qu’il eut assez d’aisance pour vivre modestement de ses rentes.
Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, restèrent à Paris pour continuer leurs études et vinrent en congé de temps en temps partager les plaisirs de leur père.

Guy de Maupassant, Œuvres complètes, vol. 19, Pierre et Jean, Louis Conard, Paris, 1908-1910, pp. 1-4.

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La promenade à Trouville

Guy de Maupassant, Pierre et Jean, 1888
Alors que Pierre soupçonne sa mère d’infidélité, il se rend sur la plage de Trouville que le lecteur perçoit par le regard du personnage. Cette description est un modèle d’écriture impressionniste.

En moins d’une heure on parvint au port de Trouville, et comme c’était le moment du bain, Pierre se rendit sur la plage.
De loin, elle avait l’air d’un long jardin plein de fleurs éclatantes. Sur la grande dune de sable jaune, depuis la jetée jusqu’aux Roches-Noires, les ombrelles de toutes les couleurs, les chapeaux de toutes les formes, les toilettes de toutes les nuances, par groupes devant les cabines, par lignes le long du flot ou dispersés çà et là, ressemblaient vraiment à des bouquets énormes dans une prairie démesurée. Et le bruit confus, proche et lointain des voix égrenées dans l’air léger, les appels, les cris d’enfants qu’on baigne, les rires clairs des femmes faisaient une rumeur continue et douce, mêlée à la brise insensible et qu’on aspirait avec elle.
Pierre marchait au milieu de ces gens, plus perdu, plus séparé d’eux, plus isolé, plus noyé dans sa pensée torturante, que si on l’avait jeté à la mer du pont d’un navire, à cent lieues au large. Il les frôlait, entendait, sans écouter, quelques phrases ; et il voyait, sans regarder, les hommes parler aux femmes et les femmes sourire aux hommes.
Mais tout à coup, comme s’il s’éveillait, il les aperçut distinctement ; et une haine surgit en lui contre eux, car ils semblaient heureux et contents.
Il allait maintenant frôlant les groupes, tournant autour, saisi par des pensées nouvelles. Toutes ces toilettes multicolores qui couvraient le sable comme un bouquet, ces étoffes jolies, ces ombrelles voyantes, la grâce factice des tailles emprisonnées, toutes ces inventions ingénieuses de la mode depuis la chaussure mignonne jusqu’au chapeau extravagant, la séduction du geste, de la voix et du sourire, la coquetterie enfin étalée sur cette plage lui apparaissaient soudain comme une immense floraison de la perversité féminine. Toutes ces femmes parées voulaient plaire, séduire, et tenter quelqu’un. Elles s’étaient faites belles pour les hommes, pour tous les hommes, excepté pour l’époux qu’elles n’avaient plus besoin de conquérir. Elles s’étaient faites belles pour l’amant d’aujourd’hui et l’amant de demain, pour l’inconnu rencontré, remarqué, attendu peut-être.
Et ces hommes, assis près d’elles, les yeux dans les yeux, parlant la bouche près de la bouche, les appelaient et les désiraient, les chassaient comme un gibier souple et fuyant, bien qu’il semblât si proche et si facile. Cette vaste plage n’était donc qu’une halle d’amour où les unes se vendaient, les autres se donnaient, celles-ci marchandaient leurs caresses et celles-là se promettaient seulement. Toutes ces femmes ne pensaient qu’à la même chose, offrir et faire désirer leur chair déjà donnée, déjà vendue, déjà promise à d’autres hommes. Et il songea que sur la terre entière c’était toujours la même chose.
Sa mère avait fait comme les autres, voilà tout ! Comme les autres ? – non ! Il existait des exceptions, et beaucoup, beaucoup ! Celles qu’il voyait autour de lui, des riches, des folles, des chercheuses d’amour, appartenaient en somme à la galanterie élégante et mondaine ou même à la galanterie tarifée, car on ne rencontrait pas sur les plages piétinées par la légion des désœuvrées, le peuple des honnêtes femmes enfermées dans la maison close.

Guy de Maupassant, Œuvres complètes, vol. 19, Pierre et Jean, Louis Conard, Paris, 1908-1910, pp. 122-125.

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La révélation de la bâtardise

Guy de Maupassant, Pierre et Jean, 1888
Lors d’une violente dispute, Pierre apprend à son frère Jean qu’il est le fils de Maréchal, tandis que leur mère entend tout de la pièce à côté.

 Je dis qu’on n’accepte pas la fortune d’un homme quand on passe pour le fils d’un autre.
Jean demeurait immobile, ne comprenant pas, effaré devant l’insinuation qu’il pressentait :
« Comment ? Tu dis… répète encore ?
 Je dis ce que tout le monde chuchote, ce que tout le monde colporte, que tu es le fils de l’homme qui t’a laissé sa fortune. Eh bien ! un garçon propre n’accepte pas l’argent qui déshonore sa mère.
 Pierre… Pierre… Pierre… y songes-tu ?… Toi… c’est toi… toi… qui prononces cette infamie ?
 Oui… moi… c’est moi. Tu ne vois donc point que j’en crève de chagrin depuis un mois, que je passe mes nuits sans dormir et mes jours à me cacher comme une bête, que je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais, ni ce que je deviendrai tant je souffre, tant je suis affolé de honte et de douleur, car j’ai deviné d’abord et je sais maintenant.
 Pierre… Tais-toi… Maman est dans la chambre à côté ! Songe qu’elle peut nous entendre… qu’elle nous entend… »
Mais il fallait qu’il vidât son cœur ! et il dit tout, ses soupçons, ses raisonnements, ses luttes, sa certitude, et l’histoire du portrait encore une fois disparu.
Il parlait par phrases courtes, hachées, presque sans suite, des phrases d’halluciné.
Il semblait maintenant avoir oublié Jean et sa mère dans la pièce voisine. Il parlait comme si personne ne l’écoutait, parce qu’il devait parler, parce qu’il avait trop souffert, trop comprimé et refermé sa plaie. Elle avait grossi comme une tumeur, et cette tumeur venait de crever, éclaboussant tout le monde. Il s’était mis à marcher comme il faisait presque toujours ; et les yeux fixes devant lui, gesticulant, dans une frénésie de désespoir, avec des sanglots dans la gorge, des retours de haine contre lui-même, il parlait comme s’il eût confessé sa misère et la misère des siens, comme s’il eût jeté sa peine à l’air invisible et sourd où s’envolaient ses paroles.
Jean éperdu, et presque convaincu soudain par l’énergie aveugle de son frère, s’était adossé contre la porte derrière laquelle il devinait que leur mère les avait entendus.
Elle ne pouvait point sortir ; il fallait passer par le salon. Elle n’était point revenue ; donc elle n’avait pas osé.
Pierre tout à coup frappant du pied, cria :
« Tiens, je suis un cochon d’avoir dit ça ! »
Et il s’enfuit, nu-tête, dans l’escalier.

Guy de Maupassant, Œuvres complètes, vol. 19, Pierre et Jean, Louis Conard, Paris, 1908-1910, pp. 175-177.

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La fin du roman

Guy de Maupassant, Pierre et Jean, 1888
Se sentant étranger dans sa propre famille, Pierre s’engage comme médecin de marine sur un paquebot transatlantique. Les Roland assistent à son départ.

La Lorraine arrivait, lancée à toute vitesse dès sa sortie du port, par ce beau temps clair, calme. Beausire, la lunette braquée, annonça :
« Attention ! M. Pierre est à l’arrière, tout seul, bien en vue. Attention ! »
Haut comme une montagne et rapide comme un train, le navire, maintenant, passait presque à toucher la Perle.
Et Mme Roland, éperdue, affolée, tendit les bras vers lui, et elle vit son fils, son fils Pierre, coiffé de sa casquette galonnée, qui lui jetait à deux mains des baisers d’adieu.
Mais il s’en allait, il fuyait, disparaissait, devenu déjà tout petit, effacé comme une tache imperceptible sur le gigantesque bâtiment. Elle s’efforçait de le reconnaître encore et ne le distinguait plus.
Jean lui avait pris la main :
« Tu as vu ? dit-il.
 Oui, j’ai vu. Comme il est bon ! »
Et on retourna vers la ville.
« Cristi ! ça va vite », déclarait Roland avec une conviction enthousiaste.
Le paquebot, en effet, diminuait de seconde en seconde comme s’il eût fondu dans l’Océan. Mme Roland tournée vers lui le regardait s’enfoncer à l’horizon vers une terre inconnue, à l’autre bout du monde. Sur ce bateau que rien ne pouvait arrêter, sur ce bateau qu’elle n’apercevrait plus tout à l’heure, était son fils, son pauvre fils. Et il lui semblait que la moitié de son cœur s’en allait avec lui, il lui semblait aussi que sa vie était finie, il lui semblait encore qu’elle ne reverrait jamais plus son enfant.
« Pourquoi pleures-tu, demanda son mari, puisqu’il sera de retour avant un mois ? »
Elle balbutia :
« Je ne sais pas. Je pleure parce que j’ai mal. »
Lorsqu’ils furent revenus à terre, Beausire les quitta tout de suite pour aller déjeuner chez un ami. Alors Jean partit en avant avec Mme Rosémilly, et Roland dit à sa femme :
« Il a une belle tournure, tout de même, notre Jean.
 Oui », répondit la mère.
Et comme elle avait l’âme trop troublée pour songer à ce qu’elle disait, elle ajouta :
« Je suis bien heureuse qu’il épouse Mme Rosémilly. »
Le bonhomme fut stupéfait :
« Ah bah ! Comment ? Il va épouser Mme Rosémilly ?
 Mais oui. Nous comptions te demander ton avis aujourd’hui même.
 Tiens ! tiens ! Y a-t-il longtemps qu’il est question de cette affaire-là ?
 Oh ! non. Depuis quelques jours seulement. Jean voulait être sûr d’être agréé par elle avant de te consulter. »
Roland se frottait les mains :
« Très bien, très bien. C’est parfait. Moi je l’approuve absolument. »
Comme ils allaient quitter le quai et prendre le boulevard François-Ier, sa femme se retourna encore une fois pour jeter un dernier regard sur la haute mer ; mais elle ne vit plus rien qu’une petite fumée grise, si lointaine, si légère qu’elle avait l’air d’un peu de brume.

Guy de Maupassant, Œuvres complètes, vol. 19, Pierre et Jean, Louis Conard, Paris, 1908-1910, pp. 239-242.

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