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Anthologie

Scènes de la vie de bohème dans le texte

Préface

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, Préface, 1851
La préface de Murger aux Scènes de la vie de bohème est restée comme un texte canonique sur la bohème du 19e siècle. Après avoir réinscrit cette dimension de la vie littéraire et artistique dans l’histoire mais de manière comique et parodique, il aborde la situation présente et tente de mettre en garde les candidats contre les mirages de cette existence.

Les voies de l’art, si encombrées et si périlleuses, malgré l’encombrement et malgré les obstacles, sont pourtant chaque jour de plus en plus encombrées, et par conséquent jamais la Bohême ne fut plus nombreuse.
Si on cherchait parmi toutes les raisons qui ont pu déterminer cette affluence, on pourrait peut-être trouver celle-ci.
Beaucoup de jeunes gens ont pris au sérieux les déclamations faites à propos des artistes et des poètes malheureux. Les noms de Gilbert, de Malfilâtre, de Chatterton, de Moreau, ont été trop souvent, trop imprudemment, et surtout trop inutilement jetés en l’air. On a fait de la tombe de ces infortunés une chaire du haut de laquelle on prêchait le martyre de l’art et de la poésie.

            Adieu, trop inféconde terre,
            Fléaux humains, soleil glacé !
            Comme un fantôme solitaire,
            Inaperçu j’aurai passé.

Ce chant désespéré de Victor Escousse, asphyxié par l’orgueil que lui avait inoculé un triomphe factice, est devenu un certain temps la Marseillaise des volontaires de l’art, qui allaient s’inscrire au martyrologe de la médiocrité.
Car toutes ces funèbres apothéoses, ce requiem louangeur, ayant tout l’attrait de l’abîme pour les esprits faibles et les vanités ambitieuses, beaucoup, subissant cette fatale attraction, ont pensé que la fatalité était la moitié du génie ; beaucoup ont rêvé ce lit d’hôpital où mourut Gilbert, espérant qu’ils y deviendraient poètes comme il le devint un quart d’heure avant de mourir, et croyant que c’était là une étape obligée pour arriver à la gloire.
On ne saurait trop blâmer ces mensonges immoraux, ces paradoxes meurtriers, qui détournent d’une voie où ils auraient pu réussir tant de gens qui viennent finir misérablement dans une carrière où ils gênent ceux à qui une vocation réelle donne seulement le droit d’entrer.
Ce sont ces prédications dangereuses, ces inutiles exaltations posthumes qui ont créé la race ridicule des incompris, des poètes pleurards dont la Muse a toujours les yeux rouges et les cheveux mal peignés, et toutes les médiocrités impuissantes qui, enfermées sous l’écrou de l’inédit, appellent la Muse marâtre et l’art bourreau.
Tous les esprits vraiment puissants ont leur mot à dire et le disent en effet tôt ou tard. Le génie ou le talent ne sont pas des accidents imprévus dans l’humanité ; ils ont une raison d’être, et par cela même ne sauraient rester toujours dans l’obscurité ; car si la foule ne va pas au-devant d’eux, ils savent aller au-devant d’elle. Le génie, c’est le soleil : tout le monde le voit. Le talent, c’est le diamant qui peut rester longtemps perdu dans l’ombre, mais qui toujours est aperçu par quelqu’un. On a donc tort de s’apitoyer aux lamentations et aux rengaines de cette classe d’intrus et d’inutiles entrés dans l’art malgré l’art lui-même, et qui composent dans la Bohême une catégorie dans laquelle la paresse, la débauche et le parasitisme forment le fond des mœurs.

            Axiome.
            « La Bohême ignorée n’est pas un chemin, c’est un cul-de-sac. »

En effet, cette vie-là est quelque chose qui ne mène à rien. C’est une misère abrutie, au milieu de laquelle l’intelligence s’éteint comme une lampe dans un lieu sans air ; où le cœur se pétrifie dans une misanthropie féroce, et où les meilleures natures deviennent les pires. Si on a le malheur d’y rester trop longtemps et de s’engager trop avant dans cette impasse, on ne peut plus en sortir, ou on en sort par des brèches dangereuses, et pour retomber dans une bohême voisine, dont les mœurs appartiennent à une autre juridiction que celle de la physiologie littéraire.
Nous citerons encore une singulière variété de bohèmes qu’on pourrait appeler amateurs. Ceux-là ne sont pas les moins curieux. Ils trouvent la vie de bohême une existence pleine de séductions : ne pas dîner tous les jours, coucher à la belle étoile sous les larmes des nuits pluvieuses et s’habiller de nankin dans le mois de décembre leur paraît le paradis de la félicité humaine, et pour s’y introduire ils désertent, celui-ci le foyer de la famille, celui-là l’étude conduisant à un résultat certain. Ils tournent brusquement le dos à un avenir honorable pour aller courir les aventures de l’existence de hasard. Mais comme les plus robustes ne tiendraient pas à un régime qui rendrait Hercule poitrinaire, ils ne tardent pas à quitter la partie, et, repiquant des deux vers le rôti paternel, ils s’en retournent épouser leur petite cousine, et s’établir notaires dans une ville de trente mille âmes ; et le soir, au coin de leur feu, ils ont la satisfaction de raconter leur misère d’artiste, avec l’emphase d’un voyageur qui raconte une chasse au tigre. D’autres s’obstinent et mettent de l’amour-propre ; mais une fois qu’ils ont épuisé les ressources du crédit que trouvent toujours les fils de famille, ils sont plus malheureux que les vrais bohèmes, qui, n’ayant jamais eu d’autres ressources, ont au moins celles que donne l’intelligence. Nous avons connu un de ces bohèmes amateurs, qui, après avoir resté trois ans dans la Bohême et s’être brouillé avec sa famille, est mort un beau matin, et a été conduit à la fosse commune dans le corbillard des pauvres : il avait dix mille francs de rente !
Inutile de dire que ces bohémiens-là n’ont d’aucune façon rien de commun avec l’art, et qu’ils sont les plus obscurs parmi les plus inconnus de la Bohême ignorée.
Nous arrivons maintenant à la vraie Bohême ; à celle qui fait en partie le sujet de ce livre. Ceux qui la composent sont vraiment les appelés de l’art, et ont chance d’être aussi ses élus. Cette Bohême-là est comme les autres hérissée de dangers ; deux gouffres la bordent de chaque côté : la misère et le doute. Mais entre ces deux gouffres il y a du moins un chemin menant à un but que les bohémiens peuvent toucher du regard, en attendant qu’ils le touchent du doigt.
C’est la Bohême officielle : ainsi nommée, parce que ceux qui en font partie ont constaté publiquement leur existence, qu’ils ont signalé leur présence dans la vie ailleurs que sur un registre d’état civil ; qu’enfin, pour employer une expression de leur langage, leurs noms sont sur l’affiche ; qu’ils sont connus sur la place littéraire et artistique, et que leurs produits, qui portent leur marque, y ont cours, à des prix modérés, il est vrai.
Pour arriver à leur but, qui est parfaitement déterminé, tous les chemins sont bons, et les bohèmes savent mettre à profit jusqu’aux accidents de la route. Pluie ou poussière, ombre ou soleil, rien n’arrête ces hardis aventuriers, dont tous les vices sont doublés d’une vertu. L’esprit toujours tenu en éveil par leur ambition, qui bat la charge devant eux et les pousse à l’assaut de l’avenir : sans relâche aux prises avec la nécessité, leur invention, qui marche toujours mèche allumée, fait sauter l’obstacle qu’à peine il les gêne. Leur existence de chaque jour est une œuvre de génie, un problème quotidien qu’ils parviennent toujours à résoudre à l’aide d’audacieuses mathématiques. Ces gens-là se feraient prêter de l’argent par Harpagon, et auraient trouvé des truffes sur le radeau de la Méduse. Au besoin ils savent aussi pratiquer l’abstinence avec toute la vertu d’un anachorète ; mais qu’il leur tombe un peu de fortune entre les mains, vous les voyez aussitôt cavalcader sur les plus ruineuses fantaisies, aimant les plus belles et les plus jeunes, buvant des meilleurs et des plus vieux, et ne trouvant jamais assez de fenêtres par où jeter leur argent. Puis, quand leur dernier écu est mort et enterré, ils recommencent à dîner à la table d’hôte du hasard où leur couvert est toujours mis, et, précédés d’une meute de ruses, braconnant dans toutes les industries qui se rattachent à l’art, chassent du matin au soir cet animal féroce qu’on appelle la pièce de cinq francs.
Les bohèmes savent tout, et vont partout, selon qu’ils ont des bottes vernies ou des bottes crevées. On les rencontre un jour accoudés à la cheminée d’un salon du monde, et le lendemain attablés sous les tonnelles des guinguettes dansantes. Ils ne sauraient faire dix pas sur le boulevard sans rencontrer un ami, et trente pas n’importe où sans rencontrer un créancier.
La Bohême parle entre elle un langage particulier, emprunté aux causeries de l’atelier, au jargon des coulisses et aux discussions des bureaux de rédaction. Tous les éclectismes de style se donnent rendez-vous dans cet idiome inouï, où les tournures apocalyptiques coudoient le coq-à-l’âne, où la rusticité du dicton populaire s’allie à des périodes extravagantes sorties du même moule où Cyrano coulait ses tirades matamores ; où le paradoxe, cet enfant gâté de la littérature moderne, traite la raison comme on traite Cassandre dans les pantomimes ; où l’ironie a la violence des acides les plus prompts, et l’adresse de ces tireurs qui font mouche les yeux bandés ; argot intelligent quoique inintelligible pour tous ceux qui n’en ont pas la clef, et dont l’audace dépasse celle des langues les plus libres. Ce vocabulaire de bohême est l’enfer de la rhétorique et le paradis du néologisme.
Telle est, en résumé, cette vie de bohème, mal connue des puritains du monde, décriée par les puritains de l’art, insultée par toutes les médiocrités craintives et jalouses qui n’ont pas assez de clameurs, de mensonges et de calomnies pour étouffer les voix et les noms de ceux qui arrivent par ce vestibule de la renommée en attelant l’audace à leur talent. Vie de patience et de courage, où l’on ne peut lutter que revêtu d’une forte cuirasse d’indifférence à l’épreuve des sots et des envieux, où l’on ne doit pas, si l’on ne veut trébucher en chemin, quitter un seul moment l’orgueil de soi-même, qui sert de bâton d’appui ; vie charmante et vie terrible, qui a ses victorieux et ses martyrs, et dans laquelle on ne doit entrer qu’en se résignant d’avance à subir l’impitoyable loi du vae victis !

Henry Murger, Scènes de la bohème, Paris : Michel Lévy frères, 1851, p. IX-XIV.

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Un café de la bohème

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, chapitre XI, 1851
Toutes les bohèmes, de 1840 jusqu’au début du 20e siècle, avaient leur café d’élection. Ici c’est le café Momus que s’approprie la bande de Rodolphe. Le nom de ce cabaret est inspiré par la divinité grecque puis latine « Momus » qui symbolisait la raillerie, la moquerie. Aussi est-ce en toute logique que les bohèmes toujours privés d’argent chahutent quelque peu le tenancier de l’établissement.

En ce temps-là, Gustave Colline, le grand philosophe, Marcel, le grand peintre, Schaunard, le grand musicien, et Rodolphe, le grand poète, comme ils s’appelaient entre eux, fréquentaient régulièrement le café Momus, où on les avait surnommés les quatre mousquetaires, à cause qu’on les voyait toujours ensemble. En effet, ils venaient, s’en allaient ensemble, jouaient ensemble, et quelquefois aussi ne payaient pas leur consommation, toujours avec un ensemble digne de l’orchestre du Conservatoire.
Ils avaient choisi pour se réunir une salle où quarante personnes eussent été à l’aise ; mais on les trouvait toujours seuls, car ils avaient fini par rendre le lieu inabordable aux habitués ordinaires.
Le consommateur de passage qui s’aventurait dans cet antre y devenait, dès son entrée, la victime du farouche quatuor, et, la plupart du temps, se sauvait sans achever sa gazette et sa demi-tasse, dont des aphorismes inouïs sur l’art, le sentiment et l’économie politique faisaient tourner la crème. Les conversations des quatre compagnons étaient de telle nature que le garçon qui les servait était devenu idiot à la fleur de l’âge.
Cependant les choses arrivèrent à un tel point d’arbitraire, que le maître du café perdit enfin patience, et il monta un soir faire gravement l’exposé de ses griefs :
 M. Rodolphe venait dès le matin déjeuner, et emportait dans sa salle tous les journaux de l’établissement ; il poussait même l’exigence jusqu’à se fâcher quand il trouvait les bandes rompues, ce qui faisait que les autres habitués, privés des organes de l’opinion, demeuraient jusqu’au dîner ignorants comme des carpes en matière politique. La société Bosquet savait à peine les noms des membres du dernier cabinet.
M. Rodolphe avait même obligé le café à s’abonner au Castor, dont il était rédacteur en chef. Le maître de l’établissement s’y était d’abord refusé ; mais comme M. Rodolphe et sa compagnie appelaient tous les quarts d’heure le garçon, et criaient à haute voix : Le Castor ! apportez-nous Le Castor ! quelques autres abonnés, dont la curiosité était excitée par ces demandes acharnées, demandèrent aussi Le Castor. On prit donc un abonnement au Castor, journal de la chapellerie, qui paraissait tous les mois, orné d’une vignette et d’un article de philosophie en Variétés, par Gustave Colline.
 Ledit M. Colline et son ami M. Rodolphe se délassaient des travaux de l’intelligence en jouant au trictrac depuis dix heures du matin jusqu’à minuit ; et comme l’établissement ne possédait qu’une seule table de trictrac, les autres personnes se trouvaient lésées dans leur passion pour ce jeu par l’accaparement de ces messieurs, qui, chaque fois qu’on venait le leur demander, se bornaient à répondre :
 Le trictrac est en lecture ; qu’on repasse demain.
La société Bosquet se trouvait donc réduite à se raconter ses premières amours ou à jouer au piquet.
 M. Marcel, oubliant qu’un café est un lieu public, s’est permis d’y transporter son chevalet, sa boîte à peindre et tous les instruments de son art. Il pousse même l’inconvenance jusqu’à appeler des modèles de sexes divers.
Ce qui peut affliger les mœurs de la société Bosquet.
 Suivant l’exemple de son ami, M. Schaunard parle de transporter son piano dans le café, et n’a pas craint d’y faire chanter en chœur un motif tiré de sa symphonie : l’Influence du bleu dans les arts. M. Schaunard a été plus loin, il a glissé dans la lanterne qui sert d’enseigne au café un transparent sur lequel on lit :
 
COURS GRATUIT DE MUSIQUE VOCALE ET INSTRUMENTALE, À L’USAGE DES DEUX SEXES.
                                                                                     S’adresser au comptoir.
 
Ce qui fait que ledit comptoir est tous les soirs encombré de personnes d’une mise négligée, qui viennent s’informer par où qu’on passe.
En outre, M. Schaunard y donne des rendez-vous à une dame qui s’appelle Phémie, teinturière, et qui a toujours oublié son bonnet.
Aussi M. Bosquet le jeune a-t-il déclaré qu’il ne mettrait plus les pieds dans un établissement où l’on outrageait ainsi la nature.
 Non contents de ne faire qu’une consommation très modérée, ces messieurs ont essayé de la modérer davantage. Sous prétexte qu’ils ont surpris le moka de l’établissement en adultère avec de la chicorée, ils ont apporté un filtre à esprit-de-vin, et rédigent eux-mêmes leur café, qu’ils édulcorent avec du sucre acquis au dehors à bas prix, ce qui est une insulte faite au laboratoire.
 Corrompu par les discours de ces messieurs, le garçon Bergami (ainsi nommé à cause de ses favoris), oubliant son humble naissance et bravant toute retenue, s’est permis d’adresser à la dame de comptoir une pièce de vers dans laquelle il l’excite à l’oubli de ses devoirs de mère et d’épouse ; au désordre de son style on a reconnu que cette lettre avait été écrite sous l’influence pernicieuse de M. Rodolphe et de sa littérature.
En conséquence, et malgré le regret qu’il éprouve, le directeur de l’établissement se voit dans la nécessité de prier la société Colline de choisir un autre endroit pour y établir ses conférences révolutionnaires.
Gustave Colline, qui était le Cicéron de la bande, prit la parole, et, a priori, prouva au maître du café que ses doléances étaient ridicules et mal fondées ; qu’on lui faisait grand honneur en choisissant son établissement pour en faire un foyer d’intelligence ; que son départ et celui de ses amis causeraient la ruine de sa maison, élevée par leur présence à la hauteur de café artistique et littéraire.
 Mais, dit le maître du café, vous et ceux qui viennent vous voir, vous consommez si peu.
 Cette sobriété dont vous vous plaignez est un argument en faveur de nos mœurs, répliqua Colline. Au reste, il ne tient qu’à vous que nous fassions une dépense plus considérable ; il suffira de nous ouvrir un compte.
 Nous fournirons le registre, dit Marcel.
Le cafetier n’eut pas l’air d’entendre, et demanda quelques éclaircissements à propos de la lettre incendiaire que Bergami avait adressée à sa femme. Rodolphe, accusé d’avoir servi de secrétaire à cette passion illicite, s’innocenta avec vivacité.
 D’ailleurs, ajouta-t-il, la vertu de Madame était une sûre barrière qui…
 Oh ! dit le cafetier avec un sourire d’orgueil, ma femme a été élevée à Saint-Denis.
Bref, Colline acheva de l’enferrer complètement dans les replis de son éloquence insidieuse, et tout s’arrangea sur la promesse que les quatre amis ne feraient plus leur café eux-mêmes, que l’établissement recevrait désormais Le Castor gratis, que Phémie, teinturière, mettrait un bonnet ; que le trictrac serait abandonné à la société Bosquet, tous les dimanches de midi à deux heures, et surtout qu’on ne demanderait pas de nouveaux crédits.

Henry Murger, Scènes de la bohème, Paris : Michel Lévy frères, 1851, p. 150-154.

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Une réception dans la bohème

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, chapitre XII, 1851
Carolus Barbemuche souhaite faire partie du groupe des bohèmes, il sollicite l’aide de Colline pour être accepté.

Le soir où il avait, dans un café, soldé sur sa cassette particulière la note d’un souper consommé par les bohèmes, Carolus s’était arrangé de façon à se faire accompagner par Gustave Colline. Depuis qu’il assistait aux réunions des quatre amis dans l’estaminet où il les avait tirés d’embarras, Carolus avait spécialement remarqué Colline, et éprouvait déjà une sympathie attractive pour ce Socrate, dont il devait plus tard devenir le Platon. C’est pourquoi il l’avait choisi tout d’abord pour être son introducteur dans le cénacle. Chemin faisant, Barbemuche offrit à Colline d’entrer prendre quelque chose dans un café qui se trouvait encore ouvert. Non seulement Colline refusa, mais encore il doubla le pas en passant devant ledit café, et renfonça soigneusement sur ses yeux son feutre hyperphysique.
 Pourquoi ne voulez-vous pas entrer là ? dit Barbemuche, en insistant avec une politesse de bon goût.
 J’ai des raisons, répliqua Colline : il y a dans cet établissement une dame de comptoir qui s’occupe beaucoup de sciences exactes, et je ne pourrais m’empêcher d’avoir avec elle une discussion fort prolongée, ce que j’essaie d’éviter en ne passant jamais dans cette rue à midi, ni aux autres heures du soleil. Oh ! c’est bien simple, répondit naïvement Colline, j’ai habité ce quartier avec Marcel.
 J’aurais pourtant bien voulu vous offrir un verre de punch et causer un instant avec vous. Ne connaîtriez-vous pas dans les alentours un endroit où vous pourriez entrer sans être arrêté par des difficultés… mathématiques ? ajouta Barbemuche, qui jugea à propos d’être énormément spirituel.
Colline rêva un instant.
 Voici un petit local où ma situation est plus nette, dit-il.
Et il indiquait un marchand de vin.
Barbemuche fit la grimace et parut hésiter.
 Est-ce un lieu convenable ? fit-il.
Vu son attitude glaciale et réservée, sa parole rare, son sourire discret, et vu surtout sa chaîne à breloques et sa montre, Colline s’était imaginé que Barbemuche était employé dans une ambassade, et il pensa qu’il craignait de se compromettre en entrant dans un cabaret.
 Il n’y a pas de danger que nous soyons vus, dit-il ; à cette heure, tout le corps diplomatique est couché.
Barbemuche se décida à entrer ; mais, au fond de l’âme, il aurait bien voulu avoir un faux nez. Pour plus de sûreté, il demanda un cabinet et eut soin d’attacher une serviette aux carreaux de la porte vitrée. Ces précautions prises, il parut moins inquiet et fit venir un bol de punch. Excité un peu par la chaleur du breuvage, Barbemuche devint plus communicatif ; et, après avoir donné quelques détails sur lui-même, il osa articuler l’espérance qu’il avait conçue de faire officiellement partie de la Société des bohèmes, et il sollicitait l’appui de Colline pour l’aider dans la réussite de ce dessein ambitieux.
Colline répondit que pour son compte il se tenait tout à la disposition de Barbemuche, mais qu’il ne pouvait cependant rien assurer d’une manière absolue.
 Je vous promets ma voix, dit-il, mais je ne puis prendre sur moi de disposer de celle de mes camarades.
 Mais, fit Barbemuche, pour quelles raisons refuseraient-ils de m’admettre parmi eux ?
Colline déposa sur la table le verre qu’il se disposait à porter à sa bouche, et d’un air très sérieux parla à peu près ainsi à l’audacieux Carolus :
 Vous cultivez les beaux-arts ? demanda Colline.
 Je laboure modestement ces nobles champs de l’intelligence, répondit Carolus, qui tenait à arborer les couleurs de son style.
Colline trouva la phrase bien mise, et s’inclina :
 Vous connaissez la musique ? fit-il.
 J’ai joué de la contrebasse.
 C’est un instrument philosophique, il rend des sons graves. Alors, si vous connaissez la musique, vous comprenez qu’on ne peut pas, sans blesser les lois de l’harmonie, introduire un cinquième exécutant dans un quatuor ; autrement ça cesse d’être un quatuor.
 Ça devient un quintette, répondit Carolus.
 Vous dites ? fit Colline.
 Quintette.
 Parfaitement, de même que, si à la Trinité, ce divin triangle, vous ajoutez une autre personne, ça ne sera plus la Trinité, ce sera un carré, et voilà une religion fêlée dans son principe !
 Permettez, dit Carolus, dont l’intelligence commençait à trébucher parmi toutes les ronces du raisonnement de Colline, je ne vois pas bien…
 Regardez et suivez-moi… continua Colline, connaissez-vous l’astronomie ?
 Un peu ; je suis bachelier.
 Il y a une chanson là-dessus, fit Colline. « Bachelier, dit Lisette… » Je ne me souviens plus de l’air… Allons, vous devez savoir qu’il y a quatre points cardinaux. Eh bien, s’il surgissait un cinquième point cardinal, toute l’harmonie de la nature serait bouleversée. C’est ce qu’on appelle un cataclysme. Vous comprenez ?
 J’attends la conclusion.
 En effet, la conclusion est le terme du discours, de même que la mort est le terme de la vie, et que le mariage est le terme de l’amour. Eh bien ! mon cher monsieur, moi et mes amis nous sommes habitués à vivre ensemble, et nous craignons de voir rompre, par l’introduction d’un autre, l’harmonie qui règne dans notre concert de mœurs, d’opinions, de goûts et de caractères. Nous devons être un jour les quatre points cardinaux de l’art contemporain ; je vous le dis sans mitaines ; et, habitués à cette idée, cela nous gênerait de voir un cinquième point cardinal…
 Cependant, quand on est quatre, on peut bien être cinq, hasarda Carolus.
 Oui, mais on n’est plus quatre.
 Le prétexte est futile.
 Il n’y a rien de futile en ce monde, tout est dans tout, les petits ruisseaux font les grandes rivières, les petites syllabes font des alexandrins, et les montagnes sont faites de grains de sable ; c’est dans la Sagesse des Nations ; il y en a un exemplaire sur le quai.
 Vous croyez alors que ces messieurs feront des difficultés pour m’admettre à l’honneur de leur compagnie intime ?
 Je le crains, de cheval, fit Colline, qui ne ratait jamais cette plaisanterie.
 Vous avez dit ?... demanda Carolus étonné.
 Pardon… c’est une paillette ! Et Colline reprit : Dites-moi, mon cher monsieur, quel est, dans les nobles champs de l’intelligence, le sillon que vous creusez de préférence ?
 Les grands philosophes et les bons auteurs classiques sont mes modèles ; je me nourris de leur étude. Télémaque m’a le premier inspiré la passion qui me dévore.
 Télémaque, il est beaucoup sur le quai, fit Colline. On l’y trouve à toute heure, je l’ai acheté cinq sous, parce que c’était une occasion ; cependant je consentirais à m’en défaire pour vous obliger. Au reste, bon ouvrage, et bien rédigé, pour le temps.
 Oui, Monsieur, continua Carolus, la haute philosophie et la saine littérature, voilà où j’aspire. À mon sens, l’art est un sacerdoce.
 Oui, oui, oui… dit Colline, il y a aussi une chanson là-dessus.
Et il se mit à chanter :
 
Oui, l’art est un sacerdoce
Et sachons nous en servir.
 
Je crois que c’est dans Robert le Diable, ajouta-t-il.
 Je disais donc que, l’art étant une fonction solennelle, les écrivains doivent incessamment…
 Pardon, Monsieur, interrompit Colline qui entendait sonner une heure avancée, il va être demain matin, et je crains de rendre inquiète une personne qui m’est chère ; d’ailleurs, murmura-t-il à lui-même, je lui avais promis de rentrer… c’est son jour !
 En effet, il est tard, dit Carolus ; retirons-nous.
 Vous logez loin ? demanda Colline.
 Rue Royale-Saint-Honoré, n° 10…
Colline avait eu autrefois l’occasion d’aller dans cette maison, et se ressouvint que c’était un magnifique hôtel.
 Je parlerai de vous à ces messieurs, dit-il à Carolus en le quittant, et soyez sûr que j’userai de toute mon influence pour qu’ils vous soient favorables… Ah ! permettez-moi de vous donner un conseil.
 Parlez, dit Carolus.
 Soyez aimable et galant avec mesdemoiselles Mimi, Musette et Phémie ; ces dames exercent une autorité sur mes amis, et, en sachant les mettre sous la pression de leurs maîtresses, vous arriveriez plus facilement à obtenir ce que vous voulez de Marcel, Schaunard et Rodolphe.
 Je tâcherai, dit Carolus.
 

Henry Murger, Scènes de la bohème, Paris : Michel Lévy frères, 1851, p. 163-169.

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Mademoiselle Mimi

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, chapitre XIV, 1851
La bohème de Murger est une bohème sentimentale dont les héroïnes sont des grisettes, c’est-à-dire de jeunes ouvrières, fleuristes ou modèles pour les peintres. Ce sont des amours romantiques dans le droit fil de Mimi Pinson d’Alfred de Musset. Mimi est la compagne du poète Rodolphe, mais celle-ci est aussi volage et les fâcheries sont nombreuses.

Ce fut au détour de sa vingt-quatrième année, que Rodolphe fut pris subitement au cœur par cette passion, qui eut une grande influence sur sa vie. À l’époque où il rencontra Mimi, Rodolphe menait cette existence accidentée et fantastique que nous avons essayé de décrire dans les précédentes scènes de cette série. C’était certainement un des plus gais porte-misère qui fussent au pays de Bohême. Et lorsque dans sa journée il avait fait un mauvais dîner et un bon mot, il marchait plus fier sur le pavé qui souvent faillit lui servir de gîte, plus fier sous son habit noir criant merci par toutes les coutures, qu’un empereur sous la robe de pourpre. Dans le cénacle où vivait Rodolphe, par une pose assez commune à quelques jeunes gens, on affectait de traiter l’amour comme une chose de luxe, un prétexte à bouffonnerie. Gustave Colline, qui était depuis fort longtemps en relation avec une giletière qu’il rendit contrefaite de corps et d’esprit à force de lui faire copier jour et nuit les manuscrits de ses ouvrages philosophiques, prétendait que l’amour était une espèce de purgation, bonne à prendre à chaque saison nouvelle, pour se débarrasser des humeurs. Au milieu de tous ces faux sceptiques, Rodolphe était le seul qui osât parler avec quelque révérence de l’amour ; et quand on avait le malheur de lui laisser prendre cette corde, il en avait pour une heure à roucouler des élégies sur le bonheur d’être aimé, l’azur du lac paisible, chanson de la brise, concert d’étoiles, etc., etc. Cette manie l’avait fait surnommer l’harmonica, par Schaunard. Marcel avait aussi fait à ce propos un mot très joli, où, faisant allusion aux tirades sentimentales et germaniques de Rodolphe, ainsi qu’à sa calvitie précoce, il l’appelait : myosotis chauve. La vérité vraie était ceci : Rodolphe croyait alors sérieusement en avoir fini avec toutes les choses de jeunesse et d’amour ; il chantait insolemment le De profundis sur son cœur qu’il croyait mort, alors qu’il n’était qu’immobile, mais prêt au réveil, mais facile à la joie et plus tendre que jamais à toutes les chères douleurs qu’il n’espérait plus et qui le désespéraient aujourd’hui. Vous l’avez voulu, ô Rodolphe ! et nous ne vous plaindrons pas, car ce mal dont vous souffrez est un de ceux qu’on envie le plus, surtout si l’on sait qu’on en est à jamais guéri.
Rodolphe rencontra donc la jeune Mimi qu’il avait jadis connue, alors qu’elle était la maîtresse d’un de ses amis. Et il en fit la sienne. Ce fut d’abord un grand haro parmi les amis de Rodolphe lorsqu’ils apprirent son mariage ; mais comme mademoiselle Mimi était fort avenante, point du tout bégueule, et supportait sans maux de tête la fumée de la pipe et les conversations littéraires, on s’accoutuma à elle et on la traita comme une camarade. Mimi était une charmante femme et d’une nature qui convenait particulièrement aux sympathies plastiques et poétiques de Rodolphe. Elle avait vingt-deux ans ; elle était petite, délicate, mièvre. Son visage semblait l’ébauche d’une figure aristocratique ; mais ses traits, d’une certaine finesse et comme doucement éclairés par les lueurs de ses yeux bleus et limpides, prenaient en de certains moments d’ennui ou d’humeur un caractère de brutalité presque fauve, où un physiologiste aurait peut-être reconnu l’indice d’un profond égoïsme ou d’une grande insensibilité. Mais c’était le plus souvent une charmante tête au sourire jeune et frais, aux regards tendres ou pleins d’impérieuse coquetterie. Le sang de la jeunesse courait chaud et rapide dans ses veines, et colorait de teintes rosées sa peau transparente aux blancheurs de camélia. Cette beauté maladive séduisait Rodolphe, et il passait souvent, la nuit, bien des heures à couronner de baisers le front pâle de sa maîtresse endormie, dont les yeux humides et lassés brillaient à demi-clos sous le rideau de ses magnifiques cheveux bruns. Mais ce qui contribua surtout à rendre Rodolphe amoureux fou de mademoiselle Mimi, ce furent ses mains que, malgré les soins du ménage, elle savait conserver plus blanches que les mains de la déesse de l’Oisiveté. Cependant, ces mains si frêles, si mignonnes, si douces aux caresses de la lèvre, ces mains d’enfant entre lesquelles Rodolphe avait déposé son cœur de nouveau en floraison, ces mains blanches de mademoiselle Mimi devaient bientôt mutiler le cœur du poète avec leurs ongles roses.

Henry Murger, Scènes de la bohème, Paris : Michel Lévy frères, 1851, p. 203-206.

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Épilogue des amours de Rodolphe et Mimi

Henry Murger, Scènes de la vie de bohème, chapitre XXII, 1851
Chapitre pathétique de ce roman comme de l’opéra de Puccini, la mort de Mimi contrebalance le comique des Scènes et achève le roman en un drame postromantique. Murger accentue la tristesse de cet épisode en le situant un 24 décembre au soir. Mimi a disparu depuis quelques temps avec un jeune vicomte, et les bohèmes, las de leur vie, songent à se ranger et à renoncer à leurs amours, lorsque Mimi revient, très malade, leur demander l’hospitalité.

Au bout d’une heure Rodolphe rentra. Il était accompagné de Schaunard et de Gustave Colline. Le musicien était en paletot d’été. Il avait vendu ses habits de drap pour prêter de l’argent à Rodolphe, en apprenant que Mimi était malade. Colline, de son côté, avait été vendre des livres. On aurait voulu lui acheter un bras ou une jambe, qu’il y aurait consenti plutôt que de se défaire de ces chers bouquins. Mais Schaunard lui avait fait observer qu’on ne pourrait rien faire de son bras ou de sa jambe.
Mimi s’efforça de reprendre sa gaieté pour accueillir ses anciens amis.
 Je ne suis plus méchante, leur dit-elle, et Rodolphe m’a pardonné. S’il veut me garder avec lui, je mettrai des sabots et une marmotte, ça m’est bien égal. Décidément la soie n’est pas bonne pour ma santé, ajouta-t-elle avec un affreux sourire.
Sur les observations de Marcel, Rodolphe avait envoyé chercher un de ses amis, qui venait d’être reçu médecin. C’était le même qui avait jadis soigné la petite Francine. Quand il arriva, on le laissa seul avec Mimi.
Rodolphe, prévenu d’avance par Marcel, savait déjà le danger que courait sa maîtresse. Lorsque le médecin eut consulté Mimi, il dit à Rodolphe :
 Vous ne pouvez pas la garder. À moins d’un miracle elle est perdue. Il faut l’envoyer à l’hôpital. Je vais vous donner une lettre pour la Pitié ; j’y connais un interne, on prendra bien soin d’elle. Si elle atteint le printemps, peut-être la tirerons-nous de là ; mais si elle reste ici, dans huit jours elle ne sera plus.
 Je n’oserai jamais lui proposer cela, dit Rodolphe.
 Je le lui ai dit, moi, répondit le médecin, et elle y consent. Demain je vous enverrai le bulletin d’admission à la Pitié.
 Mon ami, dit Mimi à Rodolphe, le médecin a raison ; vous ne pourriez pas me soigner ici. À l’hospice on me guérira peut-être, il faut m’y conduire. Ah ! vois-tu, j’ai tant envie de vivre à présent, que je consentirais à finir mes jours une main dans le feu, et l’autre dans la tienne. D’ailleurs tu viendras me voir. Il ne faudra pas te faire de chagrin ; je serai bien soignée, ce jeune homme me l’a dit. On donne du poulet, à l’hôpital, et on fait du feu. Pendant que je me soignerai, tu travailleras pour gagner de l’argent, et quand je serai guérie, je reviendrai demeurer avec toi. J’ai beaucoup d’espérance maintenant. Je redeviendrai jolie comme autrefois. J’ai déjà été malade dans le temps, quand je ne te connaissais pas ; on m’a sauvée. Pourtant je n’étais pas heureuse dans ce temps-là, j’aurais bien dû mourir. Maintenant que je t’ai retrouvé et que nous pouvons être heureux, on me sauvera encore, car je me défendrai joliment contre la maladie. Je boirai toutes les mauvaises choses qu’on me donnera, et si la mort me prend, ce sera de force. Donne-moi le miroir, il me semble que j’ai des couleurs. Oui, dit-elle en se regardant dans la glace, voilà déjà mon bon teint qui me revient ; et mes mains, vois, dit-elle, elles sont toujours bien gentilles ; embrasse-les encore une fois, ça ne sera pas la dernière, va, mon pauvre ami, dit-elle en serrant Rodolphe par le cou et en lui noyant le visage de ses cheveux déroulés.
Avant de partir à l’hôpital, elle voulut que ses amis les bohèmes restassent pour passer la soirée avec elle. Faites-moi rire, dit-elle, la gaieté c’est ma santé. C’est ce bonnet de nuit de vicomte qui m’a rendue malade. Il voulait m’apprendre l’orthographe, figurez-vous ; qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Et ses amis donc, quelle société ! une vraie basse-cour, dont le vicomte était le paon. Il marquait son linge lui-même. S’il se marie jamais, je suis sûre que c’est lui qui fera les enfants.
Rien de plus navrant que la gaieté quasi posthume de cette malheureuse fille. Tous les bohèmes faisaient de pénibles efforts pour dissimuler leurs larmes et maintenir la conversation sur le ton de plaisanterie où l’avait montée la pauvre enfant, pour laquelle la destinée filait si vite le lin du dernier vêtement.
Le lendemain au matin, Rodolphe reçut le bulletin de l’hôpital. Mimi ne pouvait pas se tenir sur ses jambes ; il fallut qu’on la descendît à la voiture. Pendant le trajet, elle souffrit horriblement des cahots du fiacre. Au milieu de ces souffrances, la dernière chose qui meurt chez les femmes, la coquetterie, survivait encore ; deux ou trois fois elle fit arrêter la voiture devant les magasins de nouveautés, pour regarder les étalages.
En entrant dans la salle indiquée par son bulletin, Mimi ressentit un grand coup au cœur ; quelque chose lui dit intérieurement que c’était entre ces murs lépreux et désolés que s’achèverait sa vie. Elle employa tout ce qu’elle avait de volonté pour dissimuler l’impression lugubre qui l’avait glacée.
Quand elle fut couchée dans le lit, elle embrassa Rodolphe une dernière fois et lui dit adieu, en lui recommandant de venir la voir le dimanche suivant, qui était jour d’entrée.
 Ça sent bien mauvais ici, lui dit-elle, apporte-moi des fleurs, des violettes, il y en a encore.
 Oui, dit Rodolphe, adieu, à dimanche.
Et il tira sur elle les rideaux du lit. En entendant sur le parquet les pas de son amant qui s’en allait, Mimi fut prise soudainement d’un accès de fièvre presque délirante. Elle ouvrit brusquement les rideaux, et, se penchant à demi hors du lit, elle s’écria d’une voix entrecoupée de larmes :
 Rodolphe, r’emmène-moi ! je veux m’en aller !
La religieuse accourut à son cri et tâcha de la calmer.
 Oh ! dit Mimi, je vais mourir ici.
Le dimanche matin, qui était le jour où il devait aller voir Mimi, Rodolphe se rappela qu’il lui avait promis des violettes. Par une superstition poétique et amoureuse, il alla à pied, par un temps horrible, chercher les fleurs que lui avait demandées son amie, dans ces bois d’Aulnay et de Fontenay, où tant de fois il avait été avec elle. Cette nature si gaie, si joyeuse, sous le soleil des beaux jours de juin et d’août, il la trouva morne et glacée. Pendant deux heures il battit les buissons couverts de neige, souleva les massifs et les bruyères avec un petit bâton, et finit par réunir quelques brins de violettes, justement dans une partie de bois qui avoisine l’étang du Plessis, et dont ils faisaient tous les deux leur retraite favorite quand ils venaient à la campagne.
En traversant le village de Châtillon pour retourner à Paris, Rodolphe rencontra sur la place de l’Église le cortège d’un baptême, dans lequel il reconnut un de ses amis qui était parrain avec une artiste de l’Opéra.
 Que diable faites-vous par ici ? demanda l’ami, très surpris de voir Rodolphe dans ce pays.
Le poète lui conta ce qui lui arrivait.
Le jeune homme, qui avait connu Mimi, fut très attristé par ce récit, et, fouillant dans sa poche, il tira un sac de bonbons du baptême, et le remit à Rodolphe.
 Cette pauvre Mimi, vous lui donnerez ça de ma part, et vous lui direz que j’irai la voir.
 Venez donc vite, si vous voulez arriver à temps, lui dit Rodolphe en le quittant.
Quand Rodolphe arriva à l’hôpital, Mimi, qui ne pouvait pas bouger, lui sauta au cou d’un regard.
 Ah ! voilà mes fleurs, s’écria-t-elle avec le sourire du désir satisfait.
Rodolphe lui conta son pèlerinage dans cette campagne qui avait été le paradis de leurs amours.
 Chères fleurs, dit la pauvre fille en baisant les violettes. Les bonbons la rendirent très heureuse aussi. On ne m’a donc pas tout à fait oubliée ! Vous êtes bons, vous autres jeunes gens. Ah ! je les aime bien, tous tes amis, va ! dit-elle à Rodolphe.
Cette entrevue fut presque gaie. Schaunard et Colline avaient rejoint Rodolphe. Il fallut que les infirmiers vinssent les faire sortir, car ils avaient dépassé l’heure de la visite.
 Adieu, dit Mimi ; à jeudi, sans faute, et venez de bonne heure.
Le lendemain, en rentrant chez lui le soir, Rodolphe reçut une lettre d’un élève en médecine, interne à l’hôpital, et à qui il avait recommandé sa malade. La lettre ne contenait que deux mots :
« Mon ami, j’ai une bien mauvaise nouvelle à vous apprendre : le n° 8 est mort. Ce matin, en passant dans la salle, j’ai trouvé le lit vide. »
Rodolphe tomba sur sa chaise et ne versa pas une larme.
Quand Marcel rentra le soir, il trouva son ami dans la même attitude abrutie ; d’un geste, le poète lui montra la lettre.
 Pauvre fille, dit Marcel.
 C’est étrange, fit Rodolphe, je ne sens rien là. Est-ce que mon amour était mort en apprenant que Mimi devait mourir ?
 Qui sait ! murmura le peintre.
La mort de Mimi causa un grand deuil dans le cénacle de la bohême.
Huit jours après, Rodolphe rencontra dans la rue l’interne qui lui avait annoncé la mort de sa maîtresse.
 Ah ! mon cher Rodolphe, dit celui-ci en courant au-devant du poète, pardonnez-moi le mal que je vous ai fait avec mon étourderie.
 Que voulez-vous dire ? fit Rodolphe étonné.
 Comment, répliqua l’interne, vous ne savez pas, vous ne l’avez pas revue !
 Qui ? s’écria Rodolphe.
 Elle, Mimi.
 Quoi ? dit le poète qui devint tout pâle.
 Je m’étais trompé. Quand je vous ai écrit cette affreuse nouvelle, j’avais été victime d’une erreur ; et voici comment. J’étais resté absent de l’hôpital pendant deux jours. Quand j’y suis revenu, en suivant la visite, j’ai trouvé le lit de votre femme vide. J’ai demandé à la sœur où était la malade ; elle m’a répondu qu’elle était morte dans la nuit. Voici ce qui était arrivé. Pendant mon absence, Mimi avait été changée de salle et de lit. Au n° 8 qu’elle avait quitté, on avait mis une autre femme qui mourut le même jour. C’est ce qui vous explique l’erreur dans laquelle je suis tombé. Le lendemain du jour où je vous ai écrit, j’ai retrouvé Mimi dans une salle voisine. Votre absence l’avait mise dans un état horrible ; elle m’a donné une lettre pour vous. Je l’ai portée à votre hôtel à l’instant même.
 Ah ! mon Dieu ! s’écria Rodolphe, depuis que j’ai cru que Mimi était morte, je ne suis pas rentré chez moi. J’ai couché à droite et à gauche chez mes amis. Mimi est vivante ! Ô mon Dieu ! que doit-elle penser de mon absence ! Pauvre fille ! pauvre fille ! comment est-elle ? quand l’avez-vous vue ?
 Avant-hier matin, elle n’allait ni mieux ni plus mal ; elle est très inquiète et vous croit malade.
 Conduisez-moi sur-le-champ à la Pitié, dit Rodolphe, que je la voie.
 Attendez-moi un instant, dit l’interne quand ils furent à la porte de l’hôpital, je vais demander au directeur une permission pour vous faire entrer.
Rodolphe attendit un quart d’heure sous le vestibule. Quand l’interne revint vers lui, il lui prit la main et ne lui dit que ces mots :
 Mon ami, supposez que la lettre que je vous ai écrite, il y a huit jours, était vraie.
 Quoi ! dit Rodolphe en s’appuyant sur une borne, Mimi...
 Ce matin, à quatre heures.
 Menez-moi à l’amphithéâtre, dit Rodolphe, que je la voie.
 Elle n’y est plus, dit l’interne. En montrant au poète un grand fourgon qui se trouvait dans la cour, arrêté devant un pavillon, au-dessus duquel on lisait : Amphithéâtre, il ajouta : Elle est là.
C’était, en effet, la voiture dans laquelle on transporte dans la fosse commune les cadavres qui n’ont pas été réclamés.
 Adieu, dit Rodolphe à l’interne.
 Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa celui-ci.
 Non, fit Rodolphe en s’en allant. J’ai besoin d’être seul.

Henry Murger, Scènes de la bohème, Paris : Michel Lévy frères, 1851, p. 404-412.

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