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Anthologie

Mémoires d’outre-tombe

Présentation à la cour

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Première partie, Livre IV, 1848
Écrit à Berlin en mars 1821, ce passage relate la présentation de Chateaubriand à la cour de Versailles. Terrifié, craignant d’être ridicule, l’auteur préfère évoquer le destin tragique de Louis XVI et de Marie-Antoinette plutôt que d’évoquer ses propres souvenirs de la cour.

Le jour fatal arriva ; il fallut partir pour Versailles plus mort que vif. Mon frère m’y conduisit la veille de ma présentation et me mena chez le maréchal de Duras, galant homme dont l’esprit était si commun qu’il réfléchissait quelque chose de bourgeois sur ses belles manières : ce bon maréchal me fit pourtant une peur horrible.
Le lendemain matin, je me rendis seul au château. On n’a rien vu quand on n’a pas vu la pompe de Versailles, même après le licenciement de l’ancienne maison du roi : Louis XIV était toujours là.
La chose alla bien tant que je n’eus qu’à traverser les salles des gardes : l’appareil militaire m’a toujours plu et ne m’a jamais imposé. Mais quand j’entrai dans l’Œil-de-bœuf et que je me trouvai au milieu des courtisans, alors commença ma détresse. On me regardait ; j’entendais demander qui j’étais. Il se faut souvenir de l’ancien prestige de la royauté pour se pénétrer de l’importance dont était alors une présentation. Une destinée mystérieuse s’attachait au débutant ; on lui épargnait l’air protecteur méprisant qui composait, avec l’extrême politesse, les manières inimitables du grand seigneur. Qui sait si ce débutant ne deviendra pas le favori du maître ? On respectait en lui la domesticité future dont il pouvait être honoré. Aujourd’hui, nous nous précipitons dans le palais avec encore plus d’empressement qu’autrefois et, ce qu’il y a d’étrange, sans illusion : un courtisan réduit à se nourrir de vérités est bien près de mourir de faim.
Lorsqu’on annonça le lever de roi, les personnes non présentées se retirèrent ; je sentis un mouvement de vanité : je n’étais pas fier de rester, j’aurais été humilié de sortir. La chambre à coucher du roi s’ouvrit ; je vis le roi, selon l’usage, achever sa toilette, c’est-à-dire prendre son chapeau de la main du premier gentilhomme de service. Le roi s’avança allant à la messe ; je m’inclinai ; le maréchal de Duras me nomma : « Sire, le chevalier de Chateaubriand. » Le roi me regarda, me rendit mon salut, hésita, eut l’air de vouloir m’adresser la parole. J’aurais répondu d’une contenance assurée : ma timidité s’était évanouie. Parler au général de l’armée, au chef de l’État, me paraissait tout simple, sans que je me rendisse compte de ce que j’éprouvais. Le roi plus embarrassé que moi, ne trouvant rien à me dire, passa outre. Vanité des destinées humaines ! ce souverain que je voyais pour la première fois, ce monarque si puissant était Louis XVI à six ans de son échafaud ! Et ce nouveau courtisan qu’il regardait à peine, chargé de démêler les ossements parmi les ossements, après avoir été sur preuves de noblesse présenté aux grandeurs du fils de saint Louis, le serait un jour à sa poussière sur preuves de fidélité ! double tribut de respect à la double royauté du sceptre et de la palme ! Louis XVI pouvait répondre à ses juges comme le Christ aux Juifs : « Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes œuvres ; pour laquelle me lapidez-vous ? »
Nous courûmes à la galerie pour nous trouver sur le passage de la reine lorsqu’elle reviendrait de la chapelle. Elle se montra bientôt entourée d’un radieux et nombreux cortège ; elle nous fit une noble révérence ; elle semblait enchantée de la vie. Et ces belles mains, qui soutenaient alors avec tant de grâce le sceptre de tant de rois, devaient, avant d’être liées par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve, prisonnière à la Conciergerie !

François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 13, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1904, pp. 203-205.

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Séjour chez les Indiens

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Première partie, Livre VI, 1848
Voyageant aux État-Unis après avoir fui la Révolution, Châteaubriand aurait été victime d’une fracture près des chutes du Niagara. Recueilli par une tribu d’Indiens, il aurait observé leurs mœurs avant de s’en inspirer pour Atala et pour les Natchez.

Je demeurai douze jours chez mes médecins, les Indiens de Niagara. J’y vis passer des tribus qui descendaient de Détroit ou des pays situés au midi et à l’orient du lac Érié. Je m’enquis de leurs coutumes ; j’obtins pour de petits présents des représentations de leurs anciennes mœurs, car ces mœurs elles-mêmes n’existent plus. Cependant, au commencement de la guerre de l’indépendance américaine, les sauvages mangeaient encore les prisonniers ou plutôt les tués : un capitaine anglais, puisant du bouillon dans une marmite indienne avec la cuiller à pot, en retira une main.
La naissance et la mort ont le moins perdu des usages indiens, parce qu’elles ne s’en vont point à la venvole comme la partie de la vie qui les sépare ; elles ne sont point choses de mode qui passent. On confère encore au nouveau-né, afin de l’honorer, le nom le plus ancien sous son toit, celui de son aïeule, par exemple : car les noms sont toujours pris dans la lignée maternelle. Dès ce moment, l’enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli le nom ; on lui donne, en lui parlant, le degré de parenté que ce nom fait revivre ; ainsi, un oncle peut saluer un neveu du titre de grand’mère. Cette coutume, en apparence risible, est néanmoins touchante. Elle ressuscite les vieux décédés ; elle reproduit dans la faiblesse des premiers ans la faiblesse des derniers ; elle rapproche les extrémités de la vie, le commencement et la fin de la famille ; elle communique une espèce d’immortalité aux ancêtres et les suppose présents au milieu de leur postérité.
En ce qui regarde les morts, il est aisé de trouver les motifs de l’attachement du sauvage à de saintes reliques. Les nations civilisées ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, la mnémonique des lettres et des arts ; elles ont des cités, des palais, des tours, des colonnes, des obélisques ; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultivés ; les noms sont entaillés dans l’airain et le marbre, les actions consignées dans les chroniques.
Rien de tout cela aux peuples de la solitude : leur nom n’est point écrit sur les arbres ; leur hutte, bâtie en quelques heures, disparaît en quelques instants ; la crosse de leur labour ne fait qu’effleurer la terre, et n’a pu même élever un sillon. Leurs chansons traditionnelles périssent avec la dernière mémoire qui les retient, s’évanouissent avec la dernière voix qui les répète. Les tribus du Nouveau-Monde n’ont donc qu’un seul monument : la tombe. Enlevez à des sauvages les os de leurs pères, vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, et jusqu’à leurs dieux ; vous ravissez à ces hommes, parmi les générations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur néant.
Je voulais entendre le chant de mes hôtes. Une petite Indienne de quatorze ans, nommée Mila, très jolie (les femmes indiennes ne sont jolies qu’à cet âge), chanta quelque chose de fort agréable. N’était-ce point le couplet cité par Montaigne ? « Couleuvre, arreste-toy ; arreste-toy, couleuvre, à fin que ma sœur tire sur le patron de ta peincture la façon et l’ouvrage d’un riche cordon, que je puisse donner à ma mie : ainsi, soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les autres serpens. »

François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 13, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1904, pp. 389-391.

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Rencontre avec Napoléon

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Deuxième partie, Livre II, 1848
Écrit en 1839, ce chapitre relate la seule et unique rencontre de Chateaubriand avec Napoléon Bonaparte, personnage majeur dans la construction des Mémoires d’outre-tombe. En revenant sur ce souvenir, Chateaubriand tente de se mettre en scène comme un ennemi du futur empereur, mais il ne parvient pas tout à fait à cacher qu’il ne fit qu’une piètre impression sur le premier consul.

Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la marche gigantesque du monde s’accomplissait ; l’homme du temps prenait le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remuements immenses, précurseurs du déplacement universel, j’étais débarqué à Calais pour concourir à l’action générale, dans la mesure assignée à chaque soldat. J’arrivai, la première année du siècle, au camp où Bonaparte battait le rappel des destinées : il devint bientôt premier consul à vie. Après l’adoption du Concordat par le Corps législatif en 1802, Lucien, ministre de l’intérieur, donna une fête à son frère ; j’y fus invité, comme ayant rallié les forces chrétiennes et les ayant ramenées à la charge. J’étais dans la galerie, lorsque Napoléon entra : il me frappa agréablement ; je ne l’avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau ; son œil admirable, surtout par la manière dont il était placé sous son front et encadré dans ses sourcils. Il n’avait encore aucune charlatanerie dans le regard, rien de théâtral et d’affecté. Le Génie du Christianisme, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid : il n’eût pas été ce qu’il était si la Muse n’eût été là ; la raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables d’inspiration et d’action : l’une enfante le projet, l’autre l’accomplit.
Bonaparte m’aperçut et me reconnut, j’ignore à quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne savait qui il cherchait ; les rangs s’ouvraient successivement ; chacun espérait que le consul s’arrêterait à lui ; il avait l’air d’éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m’enfonçais derrière mes voisins ; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit : « Monsieur de Chateaubriand ! » Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m’aborda avec simplicité : sans me faire de compliments, sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l’Égypte et des Arabes, comme si j’eusse été de son intimité et comme s’il n’eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous. « J’étais toujours frappé, me dit-il, quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l’Orient et toucher le sable de leur front. Qu’était-ce que cette chose inconnue qu’ils adoraient vers l’Orient ? »
Bonaparte s’interrompit, et passant sans transition à une autre idée : « Le christianisme ! Les idéologues n’ont-ils pas voulu en faire un système d’astronomie ? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit ? Si le christianisme est l’allégorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à l’infâme. »
Bonaparte incontinent s’éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, « un esprit est passé devant moi ; les poils de ma chair se sont hérissés ; il s’est tenu là : je ne connais point son visage et j’ai entendu sa voix comme un petit souffle. »
Mes jours n’ont été qu’une suite de visions ; l’enfer et le ciel se sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que j’aie eu le temps de sonder leurs ténèbres ou leurs lumières. J’ai rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l’homme du dernier siècle et l’homme du nouveau, Washington et Napoléon. Je m’entretins un moment avec l’un et l’autre ; tous deux me renvoyèrent à la solitude, le premier par un souhait bienveillant, le second par un crime.

François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 13, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1975, pp. 329-331.

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Talleyrand et Fouché

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Troisième partie, Livre V, 1848
Ministre pendant les Cent-Jours, Chateaubriand se voit écarté après la bataille de Waterloo par Talleyrand et Fouché : l’ancien ministre des Relations extérieures, évêque défroqué connu pour son goût pour le complot et la trahison, et l’ancien ministre de la Police, qui avait voté la mort de Louis XVI, vont être nommés au gouvernement par Louis XVIII, prêt à tout pour retrouver son trône. 
 

Ma lubie, relative à une Charte mise en mouvement par l’action religieuse et morale, a été la cause du mauvais vouloir que certains partis m’ont porté. Pour les royalistes, j’aimais trop la liberté ; pour les révolutionnaires, je méprisais trop les crimes. Si je ne m’étais trouvé là à mon grand détriment, pour me faire maître d’école de constitutionnalité, dès les premiers jours les ultras et les jacobins auraient mis la Charte dans la poche de leur frac à fleurs de lis, ou de leur carmagnole à la Cassius.
M. de Talleyrand n’aimait pas M. Fouché ; M. Fouché détestait et, ce qu’il y a de plus étrange, méprisait M. de Talleyrand : il était difficile d’arriver à ce succès. M. de Talleyrand, qui d’abord eût été content de n’être pas accouplé à M. Fouché, sentant que celui-ci était inévitable, donna les mains au projet ; il ne s’aperçut pas qu’avec la Charte (lui surtout uni au mitrailleur de Lyon) il n’était guère plus possible que Fouché.
Promptement se vérifia ce que j’avais annoncé : on n’eut pas le profit de l’admission du duc d’Otrante, on n’en eut que l’opprobre ; l’ombre des Chambres approchant suffit pour faire disparaître les ministres trop exposés à la franchise de la tribune.
Mon opposition fut inutile ; selon l’usage des caractères faibles, le roi leva la séance sans rien déterminer ; l’ordonnance ne devait être arrêtée qu’au château d’Arnouville.
On ne tint point conseil en règle dans cette dernière résidence ; les intimes et les affiliés au secret furent seuls assemblés. M. de Talleyrand, nous ayant devancés, prit langue avec ses amis. Le duc de Wellington arriva : je le vis passer en calèche ; les plumes de son chapeau flottaient en l’air ; il venait octroyer à la France M.  Fouché et M. de Talleyrand, comme le double présent que la victoire de Waterloo faisait à notre patrie. Lorsqu’on lui représentait que le régicide de M. le duc d’Otrante était peut-être un inconvénient, il répondait : « C’est une frivolité. » Un Irlandais protestant, un général anglais étranger à nos mœurs et à notre histoire, un esprit ne voyant dans l’année française de 1793 que l’antécédent anglais de l’année 1649, était chargé de régler nos destinées ! L’ambition de Bonaparte nous avait réduits à cette misère.
[…] Le soir, vers les neuf heures, j’allai faire ma cour au roi. Sa Majesté était logée dans les bâtiments de l’abbaye ; on avait toutes les peines du monde à empêcher les petites filles de la Légion-d’Honneur de crier : Vive Napoléon ! J’entrai d’abord dans l’église ; un pan de mur attenant au cloître était tombé ; l’antique abbatial n’était éclairé que d’une lampe. Je fis ma prière à l’entrée du caveau où j’avais vu descendre Louis XVI : plein de crainte sur l’avenir, je ne sais si j’ai jamais eu le cœur noyé d’une tristesse plus profonde et plus religieuse. Ensuite je me rendis chez Sa Majesté : introduit dans une des chambres qui précédaient celle du roi, je ne trouvai personne ; je m’assis dans un coin et j’attendis. Tout à coup une porte s’ouvre ; entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment.

François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 16, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1975, pp. 53-57.

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La beauté de Rome

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Troisième partie, Livre XIII, 1848
Au moment de quitter son ambassade de Rome, fin 1829, Chateaubriand visite une dernière fois la ville dont les ruines le fascinent. Après de longs chapitres consacrés à la politique et aux affaires étrangères, ce texte très poétique lui donne l’occasion de déplorer à nouveau le passage inexorable du temps et la ruine des civilisations, qu’il confronte à l’éternité de la religion.

On n’a point vu Rome quand on n’a point parcouru les rues de ses faubourgs mêlées d’espaces vides, de jardins pleins de ruines, d’enclos plantés d’arbres et de vignes, de cloîtres où s’élèvent des palmiers et des cyprès, les uns ressemblant à des femmes de l’Orient, les autres à des religieuses en deuil. On voit sortir de ces débris de grandes Romaines pauvres et belles, qui vont acheter des fruits ou puiser de l’eau aux cascades versées par les aqueducs des empereurs et des papes. Pour apercevoir les mœurs dans leur naïveté, je fais semblant de chercher un appartement à louer ; je frappe à la porte d’une maison retirée ; on me répond  Favorisca. J’entre : je trouve, dans des chambres nues, ou un ouvrier exerçant son métier, ou une zitella fière, tricotant ses laines, un chat sur ses genoux, et me regardant errer à l’aventure sans se lever.
Quand le temps est mauvais, je me retire dans Saint-Pierre ou bien je m’égare dans les musées de ce Vatican aux onze mille chambres et aux dix-huit mille fenêtres (Juste-Lipse). Quelles solitudes de chefs-d’œuvre ! On y arrive par une galerie dans les murs de laquelle sont incrustées des épitaphes et d’anciennes inscriptions : la mort semble née à Rome.
Il y a dans cette ville plus de tombeaux que de morts. Je m’imagine que les décédés, quand ils se sentent trop échauffés dans leur couche de marbre, se glissent dans une autre restée vide, comme on transporte un malade d’un lit dans un autre lit. On croirait entendre les squelettes passer durant la nuit de cercueil en cercueil.
La première fois que j’ai vu Rome, c’était à la fin de juin : la saison des chaleurs augmente le délaisser de la cité ; l’étranger fuit, les habitants du pays se renferment chez eux ; on ne rencontre pendant le jour personne dans les rues. Le soleil darde ses rayons sur le Colysée, où pendent des herbes immobiles, où rien ne remue que les lézards. La terre est nue ; le ciel sans nuages paraît encore plus désert que la terre. Mais bientôt la nuit fait sortir les habitants de leurs palais et les étoiles du firmament ; la terre et le ciel se repeuplent ; Rome ressuscite ; cette vie recommencée en silence dans les ténèbres, autour des tombeaux, a l’air de la vie et de la promenade des ombres qui redescendent à l’Erèbe aux approches du jour.
Hier, j’ai vagué au clair de la lune dans la campagne, entre la Porte Angélique et le Mont Marius. On entendait un rossignol dans un étroit vallon balustré de cannes. Je n’ai retrouvé que là cette tristesse mélodieuse dont parlent les poètes anciens, à propos de l’oiseau du printemps. Le long sifflement que chacun connaît, et qui précède les brillantes batteries du musicien ailé, n’était pas perçant comme celui de nos rossignols ; il avait quelque chose de voilé, comme le sifflement du bouvreuil de nos bois. Toutes ses notes étaient baissées d’un demi-ton ; sa romance à refrain était transposée du majeur au mineur ; il chantait à demi-voix ; il avait l’air de vouloir charmer le sommeil des morts, et non de les réveiller. Dans ces parcours incultes, la Lydie d’Horace, la Délie de Tibulle, la Corinne d’Ovide, avaient passé ; il n’y restait que la Philomèle de Virgile. Cet hymne d’amour était puissant dans ce lieu et à cette heure ; il donnait je ne sais quelle passion d’une seconde vie : selon Socrate, l’amour est le désir de renaître par l’entremise de la beauté ; c’était ce désir que faisait sentir à un jeune homme une jeune fille grecque en lui disant : « S’il ne me restait que le fil de mon collier de perles, je le partagerais avec toi. »
Si j’ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint-Onuphre un réduit joignant la chambre ou le Tasse expira. Aux moments perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je continuerai mes Mémoires. Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me mettant à l’ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j’invoquerai le génie de la gloire et du malheur.

François-René de Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 17, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1975, pp. 222-224.

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Visite au roi Charles X

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Quatrième partie, Livre IV, 1848
Chateaubriand, qui s’opposait à la monarchie libérale de Louis-Philippe, rendit deux fois visite au roi Charles X, exilé à Prague au château du Hradschin avec son fils et son petit-fils, que l’écrivain espérait voir monter sur le trône un jour. En retrouvant le monarque détrôné, entouré de vieux courtisans obéissant toujours à l’étiquette de l’Ancien Régime, Chateaubriand finit par comprendre que la monarchie et les idéaux qu’il défend font désormais irrémédiablement partie du passé.

J’allai m’habiller : on m’avait prévenu que je pouvais garder au dîner du Roi ma redingote et mes bottes ; mais le malheur est d’un trop haut rang pour en approcher avec familiarité. J’arrivai au château à six heures moins un quart ; le couvert était mis dans une des salles d’entrée. Je trouvai au salon le cardinal Latil. Je ne l’avais pas rencontré depuis qu’il avait été mon convive à Rome, au palais de l’ambassade, lors de la réunion du conclave, après la mort de Léon XII. Quel changement de destinée pour moi et pour le monde entre ces deux dates !
C’était toujours le prestolet à ventre rondelet, à nez pointu, à face pâle, tel que je l’avais vu en colère à la Chambre des pairs, un couteau d’ivoire à la main. On assurait qu’il n’avait aucune influence et qu’on le nourrissait dans un coin, en lui donnant des bourrades ; peut-être : mais il y a du crédit de différentes sortes ; celui du cardinal n’en est pas moins certain, quoique caché ; il le tire, ce crédit, des longues années passées auprès du Roi, et du caractère de prêtre. L’abbé de Latil a été un confident intime ; la remembrance de madame de Polastron s’attache au surplis du confesseur ; le charme des dernières faiblesses humaines et la douceur des premiers sentiments religieux se prolongent en souvenirs dans le cœur du vieux monarque.
Successivement arrivèrent M. de Blacas, M. A. de Damas, frère du baron, M. O’Hégerty père, M. et madame de Cossé. À six heures précises le Roi parut, suivi de son fils ; on courut à table. Le Roi me plaça à sa gauche, il avait M. le Dauphin à sa droite ; M. de Blacas s’assit en face du Roi, entre le cardinal et madame de Cossé ; les autres convives étaient distribués au hasard. Les enfants ne dînent avec leur grand-père que le dimanche : c’est se priver du seul bonheur qui reste dans l’exil, l’intimité et la vie de famille.
Le dîner était maigre et assez mauvais. Le Roi me vanta un poisson de la Moldau, qui ne valait rien du tout. Quatre ou cinq valets de chambre en noir rôdaient comme des frères lais dans le réfectoire ; point de maître d’hôtel. Chacun prenait devant soi et offrait de son plat. Le Roi mangeait bien, demandait et servait lui-même ce qu’on lui demandait. Il était de bonne humeur ; la peur qu’il avait eue de moi était passée. La conversation roulait dans un cercle de lieux communs, sur le climat de la Bohême, sur la santé de madame la Dauphine, sur mon voyage, sur les cérémonies de la Pentecôte qui devaient avoir lieu le lendemain ; pas un mot de politique. M. le Dauphin, le nez plongé dans son assiette, sortait quelquefois de son silence, et s’adressant au cardinal Latil : «  Prince de l’Église, l’évangile de ce matin était selon saint Matthieu ? — Non, monseigneur, selon saint Marc. — Comment, saint Marc ? » Grande dispute entre saint Marc et saint Matthieu, et le cardinal était battu.
Le dîner a duré près d’une heure ; le Roi s’est levé ; nous l’avons suivi au salon. Les journaux étaient sur une table ; chacun s’est assis et l’on s’est mis à lire çà et là comme dans un café.
Les enfants sont entrés, le duc de Bordeaux conduit par son gouverneur, Mademoiselle par sa gouvernante. Ils ont couru embrasser leur grand-père, puis ils se sont précipités vers moi ; nous nous sommes nichés dans l’embrasure d’une fenêtre donnant sur la ville et ayant une vue superbe. J’ai renouvelé mes compliments sur la leçon d’équitation. Mademoiselle s’est hâtée de me redire ce que m’avait dit son frère, que je n’avais rien vu ; qu’on ne pouvait juger de rien quand le cheval noir était boiteux. Madame de Gontaut est venue s’asseoir auprès de nous, M. de Damas un peu plus loin prêtant l’oreille, dans un état amusant d’inquiétude, comme si j’allais manger son pupille, lâcher quelques phrases à la louange de la liberté de la presse, ou à la gloire de madame la duchesse de Berry. J’aurais ri des craintes que je lui donnais, si depuis M. de Polignac je pouvais rire d’un pauvre homme.
[…]
Huit heures sonnèrent : la voix du baron de Damas coupa court à notre conversation, comme quand le marteau de l’horloge, en frappant dix heures, suspendait les pas de mon père dans la grande salle de Combourg.
Aimables enfants ! le vieux croisé vous a conté les aventures de la Palestine, mais non au foyer du château de la reine Blanche ! Pour vous trouver, il est venu heurter avec son bâton de palmier et ses sandales poudreuses au seuil glacé de l’étranger. Blondel a chanté en vain au pied de la tour des ducs d’Autriche ; sa voix n’a pu vous rouvrir les chemins de la patrie. Jeunes proscrits, le voyageur aux terres lointaines vous a caché une partie de son histoire ; il ne vous a pas dit que, poète et prophète, il a traîné dans les forêts de la Floride et sur les montagnes de la Judée autant de désespérances, de tristesses et de passions, que vous avez d’espoir, de joie et d’innocence ; qu’il fut une journée où, comme Julien, il jeta son sang vers le ciel ; sang dont le Dieu de miséricorde lui a conservé quelques gouttes pour racheter celles qu’il avait livrées au dieu de malédiction.
Le prince, emmené par son gouverneur, m’invita à sa leçon d’histoire fixée au lundi suivant, onze heures du matin ; madame de Gontaut se retira avec Mademoiselle.
Alors commença une scène d’un autre genre : la royauté future, dans la personne d’un enfant, venait de me mêler à ses jeux ; la royauté passée, dans la personne d’un vieillard, me fit assister aux siens. Une partie de whist, éclairée par deux bougies dans le coin d’une salle obscure, commença entre le Roi et le Dauphin, le duc de Blacas et le cardinal Latil. J’en étais le seul témoin avec l’écuyer O’Hégerty. À travers les fenêtres dont les volets n’étaient pas fermés, le crépuscule mêlait sa pâleur à celle des bougies : la monarchie s’éteignait entre ces deux lueurs expirantes. Profond silence, hors le frôlement des cartes et quelques cris du Roi qui se fâchait. […]
Le jeu fini, le roi me souhaita le bon soir. Je passai les salles désertes et sombres que j’avais traversées la veille, les mêmes escaliers, les mêmes cours, les mêmes gardes, et, descendu des talus de la colline, je regagnai mon auberge en m’égarant dans les rues et dans la nuit. Charles X restait enfermé dans les masses noires que je quittais : rien ne peut peindre la tristesse de son abandon et de ses années.

François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, tome 6, Paris, Garnier frères, 1899-1900, pp. 94-102.

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