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Anthologie

Le Voyage en Orient de Lamartine dans le texte

En mer

Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, 1835
Lamartine a le sens des formules fortes et ramassées, malgré une tendance à la profusion. Il sent parfaitement ce que constitue le voyage dans son sens le plus profond, comme possible mise en question de soi, de sa culture, comme prise de distance intellectuelle qui permet un regard nouveau sur son pays d’origine et sur son temps.

C'est une singulière destinée que celle du voyageur : il sème partout des affections, des souvenirs, des regrets : il ne quitte jamais un rivage sans le désir et l'espérance d'y revenir retrouver ceux qu'il ne connaissait pas quelques jours auparavant. Quand il arrive, tout lui est indifférent sur la terre où il promène sa vue : quand il part, il sent que des yeux et des cœurs le suivent de ce rivage qu'il voit s'enfuir derrière lui. Il y attache lui-même ses regards ; il y laisse quelque chose de son propre coeur ; puis le vent l'emporte vers un autre horizon où les mêmes scènes, où les mêmes impressions vont se renouveler pour lui. Voyager, c'est multiplier, par
l'arrivée et le départ, par le plaisir et les adieux, les impressions que les événemens d'une vie sédentaire ne donnent qu'à de rares intervalles ; c'est éprouver cent fois dans l'année un peu de ce qu'on éprouve dans la vie ordinaire, à connaître, à aimer et à perdre des êtres jetés sur notre route par la Providence. Partir, c’est comme mourir quand on quitte ces pays lointains où la destinée ne conduit pas deux fois le voyageur. Voyager, c’est résumer une longue vie en peu d’années ; c’est un des plus forts exercices que l’homme puisse donner à son cœur comme à sa pensée. Le philosophe, l’homme politique, le poète, doivent avoir beaucoup voyagé. Changer d’horizon moral, c’est changer de pensée.

Alphonse de Lamartine, Œuvres complètes, t. 6, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833 ou Notes d'un voyageur,, Paris : 1861, p. 159-160.

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  • Récit de voyage
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Des collines d'Acre

Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, 1835
Lamartine est un remarquable descripteur. Il sait observer le réel, mais il le construit en même temps selon une symbolique de l’espace qui lui est propre. Les paysages de la côte méditerranéenne, organisés selon une succession de plans qui entraînent le regard vers l’horizon, sont porteurs de spiritualité. Les références picturales qui sont ici convoquées renvoient d’ailleurs au 17e siècle : sur le plan de l’esthétique orientaliste, le voyageur est plus proche du classicisme que de Delacroix.  

De l’élévation où nous étions placés, au débouché des collines d’Acre, notre regard y descendait naturellement, en suivait involontairement les sinuosités flexibles, et pénétrait avec elles jusque dans les anses les plus étroites qu’elle formait en se glissant entre les racines des montagnes qui la terminent. À gauche, les hautes cimes dorées et ciselées du Liban jetaient hardiment leurs pyramides dans le bleu sombre d’un ciel du matin ; à droite, la colline qui nous portait s’élevait insensiblement en s'éloignant de nous, et, allant comme se nouer avec d’autres collines, formait divers groupes d’élévations, les unes arides, les autres vêtues d’oliviers et de figuiers, et portant à leur sommet un village turc, dont le minaret blanc contrastait avec la sombre colonnade de cyprès qui enveloppe presque partout la mosquée. Mais en face, l’horizon qui terminait la plaine de Zabulon, et qui s’étendait devant nous dans un espace de trois ou quatre lieues, formait une perspective de collines, de montagnes, de vallées, de ciel, de lumière, de vapeurs et d’ombre, ordonnés avec une telle harmonie de couleurs et de lignes, fondus avez un tel bonheur de composition, liés avec une si gracieuse symétrie, et variés par des effets si divers, que mon œil ne pouvait s’en détacher, et que, ne trouvant rien, dans mes souvenirs des Alpes, d’Italie ou de Grèce, à quoi je pusse comparer ce magique ensemble, je m’écriai : « C’est le Poussin ou Claude Lorrain. » — Rien, en effet, ne peut égaler la suavité grandiose de cet horizon de Chanaan, que le pinceau des deux peintres à qui le génie divin de la nature en a révélé la beauté. On ne trouvera cet accord du grand et du doux, du fort et du gracieux, du pittoresque et du fertile, que dans les paysages imaginés de ces deux grands hommes, ou dans la nature inimitable du beau pays que nous avions devant nous, et que la main du grand peintre suprême avait lui-même dessiné et coloré pour l’habitation d’un peuple encore pasteur et encore innocent.

Alphonse de Lamartine, Œuvres complètes, t. 6, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833 ou Notes d'un voyageur,, Paris : 1861, p. 305-306.

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La mosquée d'Omar

Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, 1835
Lamartine met en scène, dans son Voyage en Orient, plusieurs figures qui sont caractérisées par leur mixité culturelle et religieuse, ou au moins par leur désir de rapprochement, comme ici le gouverneur de Jérusalem, un Arabe de Naplouse, qui apparaît comme un musulman « progressiste » et sur lequel le voyageur projette sans doute son propre rêve de nature œcuménique. La mosquée d’Omar, ou plus exactement Dôme du Rocher (en arabe : Qoubbat al-Sakhra), apparaît ainsi non plus comme un sanctuaire hostile aux non-musulmans, comme c’était encore le cas chez Chateaubriand, mais comme un terrain de rencontre possible, au moins sur un plan intellectuel. 

Quand je vis le gouverneur si bien disposé, je lui témoignai le désir, non pas d’entrer dans la mosquée d’Omar, puisque je savais qu’une telle démarche eût été contraire aux mœurs du pays, mais d’en contempler l’extérieur. — Si vous l’exigez, me répondit-il, tout vous sera ouvert, mais je m’exposerais à irriter profondément les musulmans de la ville : ils sont encore ignorants ; ils croient que la présence d’un chrétien dans l’enceinte de la mosquée leur ferait courir de grands périls, parce qu’une prophétie dit : Que tout ce qu’un chrétien demanderait à Dieu dans l’intérieur de El-Sakhra, il l’obtiendrait ; et ils ne doutent pas qu’un chrétien n’y demandât à Dieu la ruine de la religion du Prophète et l’extermination des musulmans. Pour moi, ajouta-t-il, je n’en crois rien : tous les hommes sont frères, bien qu’ils adorent, chacun dans leur langue, le Père commun : il ne donne rien aux uns aux dépens des autres ; il fait luire son soleil sur les adorateurs de tous les prophètes ; les hommes ne savent rien, mais Dieu sait tout ; Allah kérim, Dieu est grand ! et il inclina sa tête en souriant. Dieu me préserve, lui dis-je, d’abuser de votre hospitalité et de vous exposer pour satisfaire une vaine curiosité de voyageur ! Si j’étais dans la mosquée d’El-Sakhra, je ne prierais pour l’extermination d’aucun peuple, mais pour la lumière et le bonheur de tous les enfants d’Allah.

Alphonse de Lamartine, Œuvres complètes, t. 6, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833 ou Notes d'un voyageur,, Paris : 1861, p. 458-459.

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Le poème d'Antar

Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, 1835
Le Roman d’Antar, qui renvoie à un poète quasi-contemporain de Mahomet, mais qui fut rédigé bien plus tard, commença à être traduit en français autour des années 1830. Lamartine inséra dans son Voyage en Orient des extraits de cette épopée bédouine, dont il apparaît ici comme un « passeur », sensible à la voix vivante des conteurs nomades auxquels il s’identifie pendant un instant. Au-delà des différences de langue, de poète à poète, on se comprend.

Le poème d’Antar est, comme je viens de le dire, la poésie nationale de l’Arabe errant ; ce sont les livres saints de son imagination. Combien d’autres fois encore n’ai-je pas vu des groupes de mes Arabes, accroupis le soir autour du feu de mon bivouac, tendre le cou, prêter l’oreille, diriger leurs regards de feu vers un de leurs compagnons qui leur récitait quelques passages de ces admirables poésies, tandis qu’un nuage de fumée s’élevant de leurs pipes formait au-dessus de leurs têtes l’atmosphère fantastique des songes, et que nos chevaux, la tête penchée sur eux, semblaient eux-mêmes attentifs à la voix monotone de leurs maîtres. Je m’asseyais non loin du cercle et j’écoutais aussi, bien que je ne comprisse pas ; mais je comprenais le son de la voix, le jeu des physionomies, les frémissements des auditeurs ; je savais que c’était la poésie et je me figurais des récits touchants, dramatiques, merveilleux, que je me récitais à moi-même. C’est ainsi qu’en écoutant de la musique mélodieuse ou passionnée, je crois entendre les paroles, et que la poésie de la langue chantée me révèle et me parle la poésie de la langue écrite ; faut-il même tout dire : je n’ai jamais lu de poésie comparable à cette poésie que j’entendais dans la langue inintelligible pour moi de ces Arabes ; l’imagination dépassant toujours la réalité, je croyais comprendre la poésie primitive et patriarcale du désert ; je voyais le chameau, le cheval, la gazelle, je voyais l’oasis dressant ses têtes de palmiers d’un vert jaune au-dessus des dunes immenses de sable rouge, les combats des guerriers et les jeunes beautés arabes enlevées et reprises parmi la mêlée et reconnaissant leurs amants dans leurs libérateurs

Alphonse de Lamartine, Œuvres complètes, t. 7, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient, 1832-1833 ou Notes d'un voyageur,, Paris : 1861, p. 39-40.

Mots-clés

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