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Anthologie

Atala dans le texte

Une nature luxuriante

Chateaubriand, Atala, 1801
Atala s’ouvre sur une longue description des anciennes colonies françaises en Amérique du Nord, rétrocédées à l’Angleterre en 1763. Lors de son voyage en Amérique, Chateaubriand avait eu l’occasion de visiter ces contrées, mais il n’avait pas entièrement exploré le cours du Mississipi (ou Meschacebé). Le portrait qu’il en brosse est largement idéalisé, et surtout complété par de nombreuses lectures. Malgré leur caractère artificiel, ces descriptions furent louées pour leur beauté « pittoresque ».

La France possédait autrefois, dans l’Amérique septentrionale, un vaste empire qui s’étendait depuis le Labrador jusqu’aux Florides, et depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’aux lacs les plus reculés du haut Canada.

Quatre grands fleuves, ayant leurs sources dans les mêmes montagnes, divisaient ces régions immenses : le fleuve Saint-Laurent qui se perd à l’est dans le golfe de son nom, la rivière de l’Ouest qui porte ses eaux à des mers inconnues, le fleuve Bourbon qui se précipite du midi au nord dans la baie d’Hudson, et le Meschacebé qui tombe du nord au midi dans le golfe du Mexique.
Ce dernier fleuve, dans un cours de plus de mille lieues, arrose une délicieuse contrée que les habitants des États-Unis appellent le nouvel Éden, et à laquelle les Français ont laissé le doux nom de Louisiane. Mille autres fleuves, tributaires du Meschacebé, le Missouri, l’Illinois, l’Akanza, l’Ohio, le Wabache, le Tenase, l’engraissent de leur limon et la fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces fleuves se sont gonflés des déluges de l’hiver, quand les tempêtes ont abattu des pans entiers de forêts, les arbres déracinés s’assemblent sur les sources. Bientôt les vases les cimentent, les lianes les enchaînent, et des plantes, y prenant racine de toutes parts, achèvent de consolider ces débris. Charriés par les vagues écumantes, ils descendent au Meschacebé. Le fleuve s’en empare, les pousse au golfe Mexicain, les échoue sur des bancs de sable et accroît ainsi le nombre de ses embouchures. Par intervalles, il élève sa voix, en passant sous les monts, et répand ses eaux débordées autour des colonnades des forêts et des pyramides des tombeaux indiens ; c’est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature : tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des pins et des chênes, on voit sur les deux courants latéraux remonter, le long des rivages, des îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s’élèvent comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles s’embarquent, passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d’or, va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve.
Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue ; leurs flots de verdure, en s’éloignant, semblent monter dans l’azur du ciel où ils s’évanouissent. On voit dans ces prairies sans bornes errer à l’aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. Quelquefois un bison chargé d’années, fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi de hautes herbes, dans une île du Meschacebé. À son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu du fleuve, qui jette un œil satisfait sur la grandeur de ses ondes, et la sauvage abondance de ses rives.
Telle est la scène sur le bord occidental ; mais elle change sur le bord opposé, et forme avec la première un admirable contraste. Suspendus sur les cours des eaux, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bignonias, les coloquintes, s’entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l’extrémité des branches, s’élancent de l’érable au tulipier, du tulipier à l’alcée, en formant mille grottes, mille voûtes, mille portiques. Souvent égarées d’arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivières, sur lesquels elles jettent des ponts de fleurs. Du sein de ces massifs, le magnolia élève son cône immobile ; surmonté de ses larges roses blanches, il domine toute la forêt, et n’a d’autre rival que le palmier, qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure.
Une multitude d’animaux placés dans ces retraites par la main du Créateur y répandent l’enchantement et la vie. De l’extrémité des avenues, on aperçoit des ours enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches des ormeaux ; des caribous se baignent dans un lac ; des écureuils noirs se jouent dans l’épaisseur des feuillages ; des oiseaux-moqueurs, des colombes de Virginie de la grosseur d’un passereau, descendent sur les gazons rougis par les fraises ; des perroquets verts à tête jaune, des piverts empourprés, des cardinaux de feu, grimpent en circulant au haut des cyprès ; des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpents-oiseleurs sifflent suspendus aux dômes des bois, en s’y balançant comme des lianes.
Si tout est silence et repos dans les savanes de l’autre côté du fleuve, tout ici, au contraire, est mouvement et murmure : des coups de bec contre le tronc des chênes, des froissements d’animaux qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits, des bruissements d’ondes, de faibles gémissements, de sourds meuglements, de doux roucoulements, remplissent ces déserts d’une tendre et sauvage harmonie. Mais quand une brise vient à animer ces solitudes, à balancer ces corps flottants, à confondre ces masses de blanc, d’azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures, alors il sort de tels bruits du fond des forêts, il se passe de telles choses aux yeux, que j’essaierais en vain de les décrire à ceux qui n’ont point parcouru ces champs primitifs de la nature.

Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 3, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1828, pp. 17-19.

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Les chasseurs

Chateaubriand, Atala, 1801
L’histoire que Chactas conte à René commence par la défaite de la tribu des Natchez contre la tribu des Muscogulges. Recueilli par l’Espagnol Lopez, l’Indien finit par regagner ses forêts natales, où il est bientôt capturé par ses ennemis qui décident de l’offrir en sacrifice. C’est à ce moment qu’il rencontre Atala, la fille du chef Simaghan. Éprise du jeune prisonnier, elle l’aidera à fuir et partira avec lui dans l’immensité des forêts de la Louisiane.

Une nuit que les Muscogulges avaient placé leur camp sur le bord d’une forêt, j’étais assis auprès du feu de la guerre, avec le chasseur commis à ma garde. Tout à coup j’entendis le murmure d’un vêtement sur l’herbe, et une femme à demi voilée vint s’asseoir à mes côtés. Des pleurs roulaient sous sa paupière ; à la lueur du feu un petit crucifix d’or brillait sur son sein. Elle était régulièrement belle ; l’on remarquait sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné, dont l’attrait était irrésistible. Elle joignait à cela des grâces plus tendres ; une extrême sensibilité, unie à une mélancolie profonde, respirait dans ses regards ; son sourire était céleste.
Je crus que c’était la Vierge des dernières amours, cette vierge qu’on envoie au prisonnier de guerre pour enchanter sa tombe. Dans cette persuasion, je lui dis en balbutiant, et avec un trouble qui pourtant ne venait pas de la crainte du bûcher: « Vierge, vous êtes digne des premières amours, et vous n’êtes pas faite pour les dernières. Les mouvements d’un cœur qui va bientôt cesser de battre répondraient mal aux mouvements du vôtre. Comment mêler la mort et la vie ? Vous me feriez trop regretter le jour. Qu’un autre soit plus heureux que moi, et que de longs embrassements unissent la liane et le chêne ! »
La jeune fille me dit alors : « Je ne suis point la Vierge des dernières amours. Es-tu chrétien ? » Je répondis que je n’avais point trahi les Génies de ma cabane. À ces mots, l’Indienne fit un mouvement involontaire. Elle me di t: « Je te plains de n’être qu’un méchant idolâtre. Ma mère m’a fait chrétienne ; je me nomme Atala, fille de Simaghan aux bracelets d’or, et chef des guerriers de cette troupe. Nous nous rendons à Apalachucla où tu seras brûlé. » En prononçant ces mots, Atala se lève et s’éloigne.
Ici Chactas fut contraint d’interrompre son récit. Les souvenirs se pressèrent en foule dans son âme ; ses yeux éteints inondèrent de larmes ses joues flétries : telles deux sources cachées dans la profonde nuit de la terre se décèlent par les eaux qu’elles laissent filtrer entre les rochers.
Ô mon fils, reprit-il enfin, tu vois que Chactas est bien peu sage, malgré sa renommée de sagesse. Hélas, mon cher enfant, les hommes ne peuvent déjà plus voir, qu’ils peuvent encore pleurer ! Plusieurs jours s’écoulèrent ; la fille du Sachem revenait chaque soir me parler. Le sommeil avait fui de mes yeux, et Atala était dans mon cœur, comme le souvenir de la couche de mes pères.
Le dix-septième jour de marche, vers le temps où l’éphémère sort des eaux, nous entrâmes sur la grande savane Alachua. Elle est environnée de coteaux, qui, fuyant les uns derrière les autres, portent, en s’élevant jusqu’aux nues, des forêts étagées de copalmes, de citronniers, de magnolias et de chênes verts. Le chef poussa le cri d’arrivée, et la troupe campa au pied des collines. On me relégua à quelque distance, au bord d’un de ces puits naturels, si fameux dans les Florides. J’étais attaché au pied d’un arbre ; un guerrier veillait impatiemment auprès de moi. J’avais à peine passé quelques instants dans ce lieu, qu’Atala parut sous les liquidambars de la fontaine. « Chasseur, dit-elle au héros muscogulge, si tu veux poursuivre le chevreuil, je garderai le prisonnier. » Le guerrier bondit de joie à cette parole de la fille du chef ; il s’élance du sommet de la colline et allonge ses pas dans la plaine.
Étrange contradiction du cœur de l’homme ! Moi qui avais tant désiré de dire les choses du mystère à celle que j’aimais déjà comme le soleil, maintenant interdit et confus, je crois que j’eusse préféré d’être jeté aux crocodiles de la fontaine, à me trouver seul ainsi avec Atala. La fille du désert était aussi troublée que son prisonnier ; nous gardions un profond silence ; les Génies de l’amour avaient dérobé nos paroles. Enfin, Atala, faisant un effort, dit ceci : « Guerrier, vous êtes retenu bien faiblement ; vous pouvez aisément vous échapper. » À ces mots, la hardiesse revint sur ma langue, je répondis : « Faiblement retenu, ô femme… ! » Je ne sus comment achever. Atala hésita quelques moments ; puis elle dit : « Sauvez-vous. » Et elle me détacha du tronc de l’arbre. Je saisis la corde ; je la remis dans la main de la fille étrangère, en forçant ses beaux doigts à se fermer sur ma chaîne. « Reprenez-la ! reprenez-la ! » m’écriai-je. « Vous êtes un insensé, dit Atala d’une voix émue. Malheureux ! ne sais-tu pas que tu seras brûlé ? Que prétends-tu ? Songes-tu bien que je suis la fille d’un redoutable Sachem ? » « Il fut un temps, répliquai-je avec des larmes, que j’étais aussi porté dans une peau de castor, aux épaules d’une mère. Mon père avait aussi une belle hutte, et ses chevreuils buvaient les eaux de mille torrents ; mais j’erre maintenant sans patrie. Quand je ne serai plus, aucun ami ne mettra un peu d’herbe sur mon corps, pour le garantir des mouches. Le corps d’un étranger malheureux n’intéresse personne. »
Ces mots attendrirent Atala. Ses larmes tombèrent dans la fontaine. « Ah ! repris-je avec vivacité, si votre cœur parlait comme le mien ! Le désert n’est-il pas libre ? Les forêts n’ont-elles point de replis où nous cacher ? Faut-il donc, pour être heureux, tant de choses aux enfants des cabanes ! Ô fille plus belle que le premier songe de l’époux ! Ô ma bien-aimée ! ose suivre mes pas. » Telles furent mes paroles. Atala me répondit d’une voix tendre : « Mon jeune ami, vous avez appris le langage des blancs, il est aisé de tromper une Indienne. » « Quoi ! m’écrirai-je, vous m’appelez votre jeune ami ! Ah ! si un pauvre esclave… » « Eh bien ! dit-elle, en se penchant sur moi, un pauvre esclave… » Je repris avec ardeur : « Qu’un baiser l’assure de ta foi ! » Atala écouta ma prière. Comme un faon semble pendre aux fleurs de lianes roses, qu’il saisit de sa langue délicate dans l’escarpement de la montagne, ainsi je restai suspendu aux lèvres de ma bien-aimée.

Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 3, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1828, pp. 23-25.

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Les laboureurs

Chateaubriand, Atala, 1801
 
Après des jours de fuite, par une nuit d’orage, Atala et Chactas sont recueillis par le père Aubry, un missionnaire français vivant retiré au milieu d’une tribu d’Indiens convertis au catholicisme. Le prêtre accepte de les aider et promet de baptiser Chactas et de le marier à Atala. Loin d’être heureuse, la jeune femme semble pourtant rongée par un terrible secret.
 

Nous rentrâmes dans la grotte, où l’ermite étendit un lit de mousse de cyprès pour Atala. Une profonde langueur se peignait dans les yeux et dans les mouvements de cette vierge ; elle regardait le père Aubry, comme si elle eût voulu lui communiquer un secret ; mais quelque chose semblait la retenir, soit ma présence, soit une certaine honte, soit l’inutilité de l’aveu. Je l’entendis se lever au milieu de la nuit ; elle cherchait le Solitaire, mais comme il lui avait donné sa couche, il était allé contempler la beauté du ciel et prier Dieu sur le sommet de la montagne. Il me dit le lendemain que c’était assez sa coutume, même pendant l’hiver, aimant à voir les forêts balancer leurs cimes dépouillées, les nuages voler dans les cieux, et à entendre les vents et les torrents gronder dans la solitude. Ma sœur fut donc obligée de retourner à sa couche, où elle s’assoupit. Hélas ! comblé d’espérance, je ne vis dans la faiblesse d’Atala que des marques passagères de lassitude !
Le lendemain je m’éveillai aux chants des cardinaux et des oiseaux-moqueurs, nichés dans les acacias et les lauriers qui environnaient la grotte. J’allai cueillir une rose de magnolia, et je la déposai humectée des larmes du matin, sur la tête d’Atala endormie. J’espérais, selon la religion de mon pays, que l’âme de quelque enfant mort à la mamelle serait descendue sur cette fleur dans une goutte de rosée, et qu’un heureux songe la porterait au sein de ma future épouse. Je cherchai ensuite mon hôte ; je le trouvai la robe relevée dans ses deux poches, un chapelet à la main, et m’attendant assis sur le tronc d’un pin tombé de vieillesse. Il me proposa d’aller avec lui à la Mission, tandis qu’Atala reposait encore ; j’acceptai son offre, et nous nous mîmes en route à l’instant.
En descendant la montagne, j’aperçus des chênes où les Génies semblaient avoir dessiné des caractères étrangers. L’ermite me dit qu’il les avait tracés lui-même, que c’étaient des vers d’un ancien poète appelé Homère, et quelques sentences d’un autre poète plus ancien encore, nommé Salomon. Il y avait je ne sais quelle mystérieuse harmonie entre cette sagesse des temps, ces vers rongés de mousse, ce vieux Solitaire qui les avait gravés, et ces vieux chênes qui lui servaient de livres.
Son nom, son âge, la date de sa mission, étaient aussi marqués sur un roseau de savane, au pied de ces arbres. Je m’étonnai de la fragilité du dernier monument : « Il durera encore plus que moi, me répondit le père, et aura toujours plus de valeur que le peu de bien que j’ai fait. »
De là, nous arrivâmes à l’entrée d’une vallée, où je vis un ouvrage merveilleux : c’était un pont naturel, semblable à celui de la Virginie, dont tu as peut-être entendu parler. Les hommes, mon fils, surtout ceux de ton pays, imitent souvent la nature, et leurs copies sont toujours petites ; il n’en est pas ainsi de la nature quand elle a l’air d’imiter les travaux des hommes, en leur offrant en effet des modèles. C’est alors qu’elle jette des ponts du sommet d’une montagne au sommet d’une autre montagne, suspend des chemins dans les nues, répand des fleuves pour canaux, sculpte des monts pour colonnes, et pour bassins creuse des mers.
Nous passâmes sous l’arche unique de ce pont, et nous nous trouvâmes devant une autre merveille : c’était le cimetière des Indiens de la Mission, ou les Bocages de la mort. Le père Aubry avait permis à ses néophytes d’ensevelir leurs morts à leur manière et de conserver au lieu de leurs sépultures son nom sauvage ; il avait seulement sanctifié ce lieu par une croix. Le sol en était divisé, comme le champ commun des moissons, en autant de lots qu’il y avait de familles. Chaque lot faisait à lui seul un bois qui variait selon le goût de ceux qui l’avaient planté. Un ruisseau serpentait sans bruit au milieu de ces bocages ; on l’appelait le Ruisseau de la paix. Ce riant asile des âmes était fermé à l’orient par le pont sous lequel nous avions passé ; deux collines le bordaient au septentrion et au midi ; il ne s’ouvrait qu’à l’occident, où s’élevait un grand bois de sapins. Les troncs de ces arbres, rouges marbrés de vert, montant sans branches jusqu’à leurs cimes, ressemblaient à de hautes colonnes, et formaient le péristyle de ce temple de la mort ; il y régnait un bruit religieux, semblable au sourd mugissement de l’orgue sous les voûtes d’une église ; mais lorsqu’on pénétrait au fond du sanctuaire, on n’entendait plus que les hymnes des oiseaux qui célébraient à la mémoire des morts une fête éternelle.
En sortant de ce bois, nous découvrîmes le village de la Mission, situé au bord d’un lac, au milieu d’une savane semée de fleurs. On y arrivait par une avenue de magnolias et de chênes-verts, qui bordaient une de ces anciennes routes, que l’on trouve vers les montagnes qui divisent le Kentucky des Florides. Aussitôt que les Indiens aperçurent leur pasteur dans la plaine, ils abandonnèrent leurs travaux et accoururent au-devant de lui. Les uns baisaient sa robe, les autres aidaient ses pas ; les mères élevaient dans leurs bras leurs petits enfants, pour leur faire voir l’homme de Jésus-Christ, qui répandait des larmes. Il s’informait, en marchant, de ce qui se passait au village ; il donnait un conseil à celui-ci, réprimandait doucement celui-là ; il parlait des moissons à recueillir, des enfants à instruire, des peines à consoler, et il mêlait Dieu à tous ses discours.
Ainsi escortés, nous arrivâmes au pied d’une grande croix qui se trouvait sur le chemin. C’était là que le serviteur de Dieu avait accoutumé de célébrer les mystères de sa religion : « Mes chers néophytes, dit-il en se tournant vers la foule, il vous est arrivé un frère et une sœur ; et pour surcroît de bonheur, je vois que la divine Providence a épargné hier vos moissons : voilà deux grandes raisons de le remercier. Offrons donc le saint sacrifice, et que chacun y apporte un recueillement profond, une foi vive, une reconnaissance infinie et un cœur humilié. »
Aussitôt le prêtre divin revêt une tunique blanche d’écorce de mûriers ; les vases sacrés sont tirés d’un tabernacle au pied de la croix, l’autel se prépare sur un quartier de roche, l’eau se puise dans le torrent voisin, et une grappe de raisin sauvage fournit le vin du sacrifice. Nous nous mettons tous à genoux dans les hautes herbes ; le mystère commence.
L’aurore, paraissant derrière les montagnes, enflammait l’orient. Tout était d’or ou de rose dans la solitude. L’astre annoncé par tant de splendeur sortit enfin d’un abîme de lumière, et son premier rayon rencontra l’hostie consacrée, que le prêtre, en ce moment même, élevait dans les airs. Ô charme de la religion ! Ô magnificence du culte chrétien ! Pour sacrificateur un vieil ermite, pour autel un rocher, pour église le désert, pour assistance d’innocents Sauvages ! Non, je ne doute point qu’au moment où nous nous prosternâmes, le grand mystère ne s’accomplît, et que Dieu ne descendît sur la terre, car je le sentis descendre dans mon cœur !
Après le sacrifice, où il ne manqua pour moi que la fille de Lopez, nous nous rendîmes au village. Là, régnait le mélange le plus touchant de la vie sociale et de la vie de la nature : au coin d’une cyprière de l’antique désert, on découvrait une culture naissante ; les épis roulaient à flots d’or sur le tronc du chêne abattu, et la gerbe d’un été remplaçait l’arbre de trois siècles. Partout on voyait les forêts livrées aux flammes pousser de grosses fumées dans les airs, et la charrue se promener lentement entre les débris de leurs racines. Des arpenteurs avec de longues chaînes allaient mesurant le terrain ; des arbitres établissaient les premières propriétés ; l’oiseau cédait son nid ; le repaire de la bête féroce se changeait en une cabane ; on entendait gronder des forges, et les coups de la cognée faisaient, pour la dernière fois, mugir des échos expirant eux-mêmes avec les arbres qui leur servaient d’asile.
J’errais avec ravissement au milieu de ces tableaux, rendus plus doux par l’image d’Atala et par les rêves de félicité dont je berçais mon cœur. J’admirais le triomphe du Christianisme sur la vie sauvage ; je voyais l’Indien se civilisant à la voix de la religion ; j’assistais aux noces primitives de l’Homme et de la Terre : l’homme, par ce grand contrat, abandonnant à la terre l’héritage de ses sueurs, et la terre s’engageant, en retour, à porter fidèlement les moissons, les fils et les cendres de l’homme.
Cependant on présenta un enfant au missionnaire, qui le baptisa parmi des jasmins en fleurs, au bord d’une source, tandis qu’un cercueil, au milieu des jeux et des travaux, se rendait aux Bocages de la mort. Deux époux reçurent la bénédiction nuptiale sous un chêne, et nous allâmes ensuite les établir dans un coin du désert. Le pasteur marchait devant nous, bénissant çà et là, et le rocher, et l’arbre, et la fontaine, comme autrefois, selon le livre des Chrétiens, Dieu bénit la terre inculte, en la donnant en héritage à Adam. Cette procession, qui pêle-mêle avec ses troupeaux suivait de rocher en rocher son chef vénérable, représentait à mon cœur attendri ces migrations des premières familles, alors que Sem, avec ses enfants, s’avançait à travers le monde inconnu, en suivant le soleil qui marchait devant lui.

Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 3, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1828, pp. 45-48.

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Le drame

Chateaubriand, Atala, 1801
Au matin de leur premier jour dans la mission du père Aubry, alors que Chactas part visiter le village et rencontrer les Indiens convertis qui l’accueillent, Atala avale un poison mortel. À leur retour, Chactas et le père Aubry trouvent Atala mourante. Ils ne peuvent que recueillir ses dernières paroles où elle leur explique la raison secrète de son geste : promise par sa mère au célibat et à la chasteté, elle a préféré mourir que d’enfreindre son serment.

« Hélas ! mon père, dit Atala, je vous ai cherché la nuit dernière ; mais le ciel, en punition de mes fautes, vous a éloigné de moi. Tout secours eût d’ailleurs été inutile ; car les Indiens mêmes, si habiles dans ce qui regarde les poisons, ne connaissent point de remède à celui que j’ai pris. Ô Chactas ! juge de mon étonnement, quand j’ai vu que le coup n’était pas aussi subit que je m’y attendais ! Mon amour a redoublé mes forces, mon âme n’a pu si vite se séparer de toi. »
Ce ne fut plus ici par des sanglots que je troublai le récit d’Atala, ce fut par ces emportements qui ne sont connus que des Sauvages. Je me roulai furieux sur la terre en me tordant les bras, et en me dévorant les mains. Le vieux prêtre, avec une tendresse merveilleuse, courait du frère à la sœur, et nous prodiguait mille secours. Dans le calme de son cœur et sous le fardeau des ans, il savait se faire entendre à notre jeunesse, et sa religion lui fournissait des accents plus tendres et plus brûlants que nos passions mêmes. Ce prêtre, qui depuis quarante années s’immolait chaque jour au service de Dieu et des hommes dans ces montagnes, ne te rappelle-t-il pas ces holocaustes d’Israël, fumant perpétuellement sur les hauts lieux, devant le Seigneur ?
Hélas ! ce fut en vain qu’il essaya d’apporter quelque remède aux maux d’Atala. La fatigue, le chagrin, le poison et une passion plus mortelle que tous les poisons ensemble, se réunissaient pour ravir cette fleur à la solitude. Vers le soir, des symptômes effrayants se manifestèrent ; un engourdissement général saisit les membres d’Atala, et les extrémités de son corps commencèrent à refroidir : « Touche mes doigts, me disait-elle, ne les trouves-tu pas bien glacés ? » Je ne savais que répondre, et mes cheveux se hérissaient d’horreur ; ensuite elle ajoutait : « Hier encore, mon bien-aimé, ton seul toucher me faisait tressaillir, et voilà que je ne sens plus ta main, je n’entends presque plus ta voix, les objets de la grotte disparaissent tour à tour. Ne sont-ce pas les oiseaux qui chantent ? Le soleil doit être près de se coucher maintenant ? Chactas, ses rayons seront bien beaux au désert, sur ma tombe ! »
Atala s’apercevant que ces paroles nous faisaient fondre en pleurs, nous dit : « Pardonnez-moi, mes bons amis, je suis bien faible ; mais peut-être que je vais devenir plus forte. Cependant mourir si jeune, tout à la fois, quand mon cœur était si plein de vie ! Chef de la prière, aie pitié de moi ; soutiens-moi. Crois-tu que ma mère soit contente, et que Dieu me pardonne ce que j’ai fait ? »
« Ma fille, répondit le bon religieux, en versant des larmes, et les essuyant avec ses doigts tremblants et mutilés ; ma fille, tous vos malheurs viennent de votre ignorance ; c’est votre éducation sauvage et le manque d’instruction nécessaire qui vous ont perdue ; vous ne saviez pas qu’une chrétienne ne peut disposer de sa vie. Consolez-vous donc, ma chère brebis ; Dieu vous pardonnera, à cause de la simplicité de votre cœur. Votre mère et l’imprudent missionnaire qui la dirigeait ont été plus coupables que vous ; ils ont passé leurs pouvoirs, en vous arrachant un vœu indiscret ; mais que la paix du Seigneur soit avec eux ! Vous offrez tous trois un terrible exemple des dangers de l’enthousiasme, et du défaut de lumières en matière de religion. Rassurez-vous, mon enfant ; celui qui sonde les reins et les cœurs vous jugera sur vos intentions, qui étaient pures, et non sur votre action qui est condamnable.
Quant à la vie, si le moment est arrivé de vous endormir dans le Seigneur, ah ! ma chère enfant, que vous perdez peu de choses, en perdant ce monde ! Malgré la solitude où vous avez vécu, vous avez connu les chagrins ; que penseriez-vous donc, si vous eussiez été témoin des maux de la société, si, en abordant sur les rivages de l’Europe, votre oreille eût été frappée de ce long cri de douleur, qui s’élève de cette vieille terre ? L’habitant de la cabane, et celui des palais, tout souffre, tout gémit ici-bas ; les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes, et l’on s’est étonné de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois ! »

[…]

Cependant l’ermite redoublait de zèle. Ses vieux os s’étaient ranimés par l’ardeur de la charité, et toujours préparant des remèdes, rallumant le feu, rafraîchissant la couche, il faisait d’admirables discours sur Dieu et sur le bonheur des justes. Le flambeau de la religion à la main, il semblait précéder Atala dans la tombe, pour lui en montrer les secrètes merveilles. L’humble grotte était remplie de la grandeur de ce trépas chrétien, et les esprits célestes étaient, sans doute, attentifs à cette scène où la religion luttait seule contre l’amour, la jeunesse et la mort.
Elle triomphait cette religion divine, et l’on s’apercevait de sa victoire à une sainte tristesse qui succédait dans nos cœurs aux premiers transports des passions. Vers le milieu de la nuit, Atala sembla se ranimer pour répéter des prières que le religieux prononçait au bord de sa couche. Peu de temps après, elle me tendit la main, et avec une voix qu’on entendait à peine, elle me dit : « Fils d’Outalissi, te rappelles-tu cette première nuit où tu me pris pour la Vierge des dernières amours ? Singulier présage de notre destinée ! » Elle s’arrêta ; puis elle reprit : « Quand je songe que je te quitte pour toujours, mon cœur fait un tel effort pour revivre, que je me sens presque le pouvoir de me rendre immortelle à force d’aimer. Mais, ô mon Dieu, que votre volonté soit faite ! » Atala se tut pendant quelques instants ; elle ajouta : « Il ne me reste plus qu’à vous demander pardon des maux que je vous ai causés. Je vous ai beaucoup tourmenté par mon orgueil et mes caprices. Chactas, un peu de terre jetée sur mon corps va mettre tout un monde entre vous et moi, et vous délivrer pour toujours du poids de mes infortunes. »
« Vous pardonner, répondis-je noyé de larmes, n’est-ce pas moi qui ai causé tous vos malheurs ? » « Mon ami, dit-elle en m’interrompant, vous m’avez rendue très heureuse, et si j’étais à recommencer la vie, je préférerais encore le bonheur de vous avoir aimé quelques instants dans un exil infortuné, à toute une vie de repos dans ma patrie. »
Ici la voix d’Atala s’éteignit ; les ombres de la mort se répandirent autour de ses yeux et de sa bouche ; ses doigts errants cherchaient à toucher quelque chose ; elle conversait tout bas avec des esprits invisibles. Bientôt, faisant un effort, elle essaya, mais en vain, de détacher de son cou le petit crucifix ; elle me pria de le dénouer moi-même, et elle me dit :
« Quand je te parlai pour la première fois, tu vis cette croix briller à la lueur du feu sur mon sein ; c’est le seul bien que possède Atala. Lopez, ton père et le mien, l’envoya à ma mère, peu de jours après ma naissance. Reçois donc de moi cet héritage, ô mon frère, conserve-le en mémoire de mes malheurs. Tu auras recours à ce Dieu des infortunés dans les chagrins de ta vie. Chactas, j’ai une dernière prière à te faire. Ami, notre union aurait été courte sur la terre, mais il est après cette vie une plus longue vie. Qu’il serait affreux d’être séparée de toi pour jamais ! Je ne fais que te devancer aujourd’hui, et je te vais attendre dans l’empire céleste. Si tu m’as aimée, fais-toi instruire dans la religion chrétienne, qui préparera notre réunion. Elle fait sous tes yeux un grand miracle cette religion, puisqu’elle me rend capable de te quitter, sans mourir dans les angoisses du désespoir. Cependant, Chactas, je ne veux de toi qu’une simple promesse, je sais trop ce qu’il en coûte, pour te demander un serment. Peut-être ce vœu te séparerait-il de quelque femme plus heureuse que moi… Ô ma mère, pardonne à ta fille. Ô Vierge, retenez votre courroux. Je retombe dans mes faiblesses, et je te dérobe, ô mon Dieu, des pensées qui ne devraient être que pour toi ! »
Navré de douleur, je promis à Atala d’embrasser un jour la religion chrétienne. À ce spectacle, le Solitaire se levant d’un air inspiré, et étendant les bras vers la voûte de la grotte : « Il est temps, s’écria-t-il, il est temps d’appeler Dieu ici ! »
À peine a-t-il prononcé ces mots, qu’une force surnaturelle me contraint de tomber à genoux, et m’incline la tête au pied du lit d’Atala. Le prêtre ouvre un lieu secret où était renfermée une urne d’or, couverte d’un voile de soie ; il se prosterne et adore profondément. La grotte parut soudain illuminée ; on entendit dans les airs les paroles des anges et les frémissements des harpes célestes ; et lorsque le Solitaire tira le vase sacré de son tabernacle, je crus voir Dieu lui-même sortir du flanc de la montagne.
Le prêtre ouvrit le calice ; il prit entre ses deux doigts une hostie blanche comme la neige, et s’approcha d’Atala, en prononçant des mots mystérieux. Cette sainte avait les yeux levés au ciel, en extase. Toutes ses douleurs parurent suspendues, toute sa vie se rassembla sur sa bouche ; ses lèvres s’entrouvrirent, et vinrent avec respect chercher le Dieu caché sous le pain mystique. Ensuite le divin vieillard trempe un peu de coton dans une huile consacrée ; il en frotte les tempes d’Atala, il regarde un moment la fille mourante, et tout à coup ces fortes paroles lui échappent : « Partez, âme chrétienne : allez rejoindre votre Créateur ! » Relevant alors ma tête abattue, je m’écriai, en regardant le vase où était l’huile sainte : « Mon père, ce remède rendra-t-il la vie à Atala ? » « Oui, mon fils, dit le vieillard en tombant dans mes bras, la vie éternelle ! » Atala venait d’expirer.

Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 3, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1828, pp. 54-60.

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Les funérailles

Chateaubriand, Atala, 1801
Un des passages les plus célèbres du roman, celui décrivant la veillée funèbre et la mise en terre d’Atala, a donné lieu à de nombreux tableaux et gravures. Le moment le plus touchant de l’histoire annonce aussi la suite de la vie de Chactas, qui choisira une vie d’errance qui le mènera jusqu’en Europe, puis à nouveau en Amérique où il fera la connaissance de René.
 

Vers le soir, nous transportâmes ses précieux restes à une ouverture de la grotte, qui donnait vers le nord. L’ermite les avait roulés dans une pièce de lin d’Europe, filé par sa mère : c’était le seul bien qui lui restât de sa patrie, et depuis longtemps il le destinait à son propre tombeau. Atala était couchée sur un gazon de sensitives de montagnes ; ses pieds, sa tête, ses épaules et une partie de son sein étaient découverts. On voyait dans ses cheveux une fleur de magnolia fanée… celle-là même que j’avais déposée sur le lit de la vierge, pour la rendre féconde. Ses lèvres, comme un bouton de rose cueilli depuis deux matins, semblaient languir et sourire. Dans ses joues d’une blancheur éclatante, on distinguait quelques veines bleues. Ses beaux yeux étaient fermés, ses pieds modestes étaient joints, et ses mains d’albâtre pressaient sur son cœur un crucifix d’ébène ; le scapulaire de ses vœux était passé à son cou. Elle paraissait enchantée par l’Ange de la mélancolie, et par le double sommeil de l’innocence et de la tombe. Je n’ai rien vu de plus céleste. Quiconque eût ignoré que cette jeune fille avait joui de la lumière aurait pu la prendre pour la statue de la Virginité endormie.
Le religieux ne cessa de prier toute la nuit. J’étais assis en silence au chevet du lit funèbre de mon Atala. Que de fois, durant son sommeil, j’avais supporté sur mes genoux cette tête charmante ! Que de fois je m’étais penché sur elle, pour entendre et pour respirer son souffle ! Mais à présent aucun bruit ne sortait de ce sein immobile, et c’était en vain que j’attendais le réveil de la beauté !
La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva au milieu de la nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur le cercueil d’une compagne. Bientôt elle répandit dans les bois ce grand secret de mélancolie, qu’elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers. De temps en temps, le religieux plongeait un rameau fleuri dans une eau consacrée, puis secouant la branche humide, il parfumait la nuit des baumes du ciel. Parfois il répétait sur un air antique quelques vers d’un vieux poète nommé Job ; il disait :
« J’ai passé comme une fleur ; j’ai séché comme l’herbe des champs.
Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du cœur ? »
Ainsi chantait l’ancien des hommes. Sa voix grave et un peu cadencée allait roulant dans le silence des déserts. Le nom de Dieu et du tombeau sortait de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les forêts. Les roucoulements de la colombe de Virginie, la chute d’un torrent dans la montagne, les tintements de la cloche qui appelait les voyageurs, se mêlaient à ces chants funèbres, et l’on croyait entendre dans les Bocages de la mort le chœur lointain des décédés, qui répondait à la voix du Solitaire.
Cependant une barre d’or se forma dans l’Orient. Les éperviers criaient sur les rochers, et les martres rentraient dans le creux des ormes : c’était le signal du convoi d’Atala. Je chargeai le corps sur mes épaules ; l’ermite marchait devant moi, une bêche à la main. Nous commençâmes à descendre de rochers en rochers ; la vieillesse et la mort ralentissaient également nos pas. À la vue du chien qui nous avait trouvés dans la forêt, et qui maintenant, bondissant de joie, nous traçait une autre route, je me mis à fondre en larmes. Souvent la longue chevelure d’Atala, jouet des brises matinales, étendait son voile d’or sur mes yeux ; souvent pliant sous le fardeau, j’étais obligé de le déposer sur la mousse, et de m’asseoir auprès, pour reprendre des forces. Enfin, nous arrivâmes au lieu marqué par ma douleur ; nous descendîmes sous l’arche du pont. Ô mon fils, il eût fallu voir un jeune Sauvage et un vieil ermite, à genoux l’un vis-à-vis de l’autre dans un désert, creusant avec leurs mains un tombeau pour une pauvre fille dont le corps était étendu près de là, dans la ravine desséchée d’un torrent !
Quand notre ouvrage fut achevé, nous transportâmes la beauté dans son lit d’argile. Hélas, j’avais espéré de préparer une autre couche pour elle ! Prenant alors un peu de poussière dans ma main, et gardant un silence effroyable, j’attachai, pour la dernière fois, mes yeux sur le visage d’Atala. Ensuite je répandis la terre du sommeil sur un front de dix-huit printemps ; je vis graduellement disparaître les traits de ma sœur, et ses grâces se cacher sous le rideau de l’éternité ; son sein surmonta quelque temps le sol noirci, comme un lis blanc s’élève du milieu d’une sombre argile : « Lopez, m’écriai-je alors, vois ton fils inhumer ta fille ! » et j’achevai de couvrir Atala de la terre du sommeil.
 

Chateaubriand, Œuvres complètes, tome 3, Nendeln (Liechtenstein), Kraus reprint, 1828, pp. 62-63.

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