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Anthologie

Le mythe du franc fort

Du Moyen Âge à nos jours, la défense d'un franc fort, souvent valorisée par une partie du corps social, résulte d'un choix politique qui favorise en fait certains acteurs économiques (détenteurs de valeurs financières ou immobilières) au détriment de la croissance comme ce fut le cas, par exemple, au début des années 1930. À l'inverse, les dévaluations du franc sont souvent liées à des périodes noires sur le plan économique et jugées de façon négative. La mémoire collective se souvient d'ailleurs de Raymond Poincaré et du général de Gaulle comme des défenseurs d'un franc stable et fort même s'ils ont procédé à des dévaluations.

Mesures de redressement économique en 1925

Georges Bonnet, Vingt Ans de vie politique
Georges Bonnet, ministre des Finances radical du gouvernement Painlevé (Cartel des gauches), présente en 1925 des mesures de redressement financier au Conseil de régence de la Banque de France, composé de représentants des milieux d'affaires.

Painlevé était venu assister à cette séance mémorable et il l'ouvrit à sa façon, simple et charmante. « La situation financière est difficile, le ministre des Finances a établi un plan dont il vous exposera les grandes lignes. Nous aimerions connaître vos observations ou entendre vos conseils car nous connaissons votre expérience et votre autorité. »

J'exposai mes projets. Un long et pénible silence. De nouveau Painlevé prit la parole : « Vous avez entendu, Messieurs. N'avez-vous pas quelques suggestions à présenter ? Cela ne vous engage à rien. Car, bien entendu, tout ce qui est dit dans cette réunion doit rester confidentiel. » Alors, à la suite de cette invite touchante, on entendit dans le fond de la salle une voix chevrotante : « Monsieur le Président, il faut rétablir la confiance. » Je ne sus jamais lequel des régents avait lancé cette vérité banale, mais je me rappelle qu'elle provoqua une protestation indignée du président du Conseil de régence, qui foudroya du regard son collègue en s'écriant : « Vous en avez trop dit. Nous ne pouvons affirmer qu'une chose, c'est que nous sommes les soldats du franc et que nous nous ferons tuer dans la tranchée pour le franc. » À partir de ce moment-là, aucun des régents n'ouvrit plus la bouche. En vain, Painlevé et moi-même nous efforcions de faire parler ces experts de marque. Puisqu'ils ne voulaient rien dire, nous les interrogions : « Vous avez parlé de rétablir la confiance. Comment vous y prendriez-vous ? » Mais chaque fois le président reprenait sa formule de « soldats du franc", formule qui visiblement l'enchantait. Impossible d'en tirer autre chose... Les régents ne pouvaient évidemment pas dire tout haut ce qu'ils pensaient au fond d'eux-mêmes : « Chassez les socialistes de votre majorité. »

Georges Bonnet, Vingt Ans de vie politique, 1918-1938, de Clémenceau à Daladier, Paris, Fayard,1969.

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Les mesures de redressement du franc

Discours à la chambre parlementaire, 21 juin 1928
Poincaré présente aux députés son plan de redressement financier le 21 juin 1928, après deux années passées à la tête du gouvernement.

Lorsque nous avons cru devoir apporter à la Chambre, pour rétablir l'équilibre budgétaire, un certain nombre de mesures fiscales et de relèvements d'impôts, la Chambre s'est résignée à nous suivre. Elle s'est résignée par patriotisme, mais, vous le supposez bien, elle a, comme nous-mêmes, manqué d'enthousiasme...

Nous ne nous sommes pas laissés détourner de notre voie. Nous avons écarté les remèdes violents. Nous avons cherché à rétablir, d'abord, l'équilibre budgétaire par le vote des impôts indispensables. Nous avons organisé un amortissement1 rationnel et régulier de notre dette flottante2. Nous nous sommes efforcés d'inspirer au-dedans et au-dehors confiance dans le crédit de la France.
À l'intérieur, nous avons rassuré les porteurs de bons. À l'extérieur, nous avons fait face à toutes nos échéances. Dans la question des dettes interalliées, nous ne nous sommes pas engagés pour un avenir indéfini, parce que nous ne pouvions pas être sûrs d'avoir toujours les moyens de transférer pendant soixante-deux ans, mais, nous trouvant hier et aujourd'hui à même de payer, grâce à l'exécution, régulière jusqu'ici, du plan Dawes3 nous avons payé […].

Une des causes principales de la dépréciation du franc, c'était, messieurs, l'énormité des avances que l'État avait dû demander à la Banque de France. Nous nous sommes appliqués à les rembourser, non pas en une fois, bien entendu, ni même en deux ou trois fois, mais peu à peu et, en moins de deux ans, nous y avons presque totalement réussi. Nous y aurons demain totalement réussi […]
Travaillant à l'assainissement de nos finances et de notre monnaie, nous n'avions pas le droit, bien entendu, de fermer les yeux sur l'énormité de la dette publique4 qui nous a été imposée d'abord par les lourdes dépenses de la guerre et, depuis la guerre, par la nécessité d'avancer le montant des réparations […].

La politique d'amortissement et de consolidation facultative que nous avons poursuivie n'est nullement, comme on l'a prétendu parfois par ignorance ou par mauvaise foi, une politique d'emprunts. Elle a, au contraire, consisté à remplacer des emprunts remboursables à court terme et par conséquent menaçants et dangereux, par des emprunts à plus long terme automatiquement amortissables et n'ayant, par conséquent, rien de menaçant.

Cette politique a rapidement fortifié le crédit de l'État et, en abaissant peu à peu le taux de l'intérêt, elle a, réfléchissez-y, préparé des conversions futures qui viendront à leur tour alléger notre dette. (Très bien ! très bien !) [...].

L'ensemble de toutes ces mesures a eu très vite une grande influence sur le cours des changes. À elle seule, la formation d'un gouvernement de concorde républicaine et nationale avait déjà ramené en quelques jours la livre sterling de 240 à 200 F ; mais, aussitôt après l'adoption de nos premiers projets financiers, et notamment après le vote de la loi constitutionnelle qui a créé la caisse d'amortissement, la hausse du franc s'est très vite accentuée.


1. Amortissement : remboursement
2. Dette flottante : dette de l'État à court terme (constituée de titres remboursables dans un délai bref comme les bons du Trésor).
3. En 1924, le plan Dawes, du nom d'un général et banquier américain qui préside un comité d'experts anglo-saxons, indexe le montant des réparations que doit l'Allemagne aux Alliés en vertu du traité de Versailles sur la croissance de son économie. Il arbitre la crise franco-allemande de l'après-guerre et met fin à l'occupation de la Ruhr par les troupes françaises décidée par Poincaré en 1923. La France, de son côté, doit rembourser d'immenses dettes contractées pendant la guerre à l'égard des États-Unis. Elle s'engage en 1926 à payer 6,8 milliards de dollars en 62 ans, en espérant que les réparations allemandes lui permettront de faire face aux exigences américaines. Ce fragile édifice financier ne résistera pas à la grande crise des années 1930.
4. Dette publique : ensemble des emprunts contractés par l'État.

Journal Officiel, Débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 21 juin 1928.

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« Revalorisateurs » contre « stabilisateurs »

Émile Moreau, Souvenirs d'un gouverneur de la Banque de France

Ce mot « drame » surprendra, appliqué à un événement qui, après le relèvement financier et monétaire accompli en deux ans, était dans la nature des choses. L'équilibre budgétaire était assuré depuis juillet 1926, la Trésorerie de l'État se trouvait en super-équilibre, l'assainissement du bilan de la Banque de France allait être réalisé. Les élections de 1928 venaient de consacrer le triomphe de M. Poincaré et des idées de sagesse qu'il représentait. La situation politique était stabilisée, les finances publiques étaient stabilisées. Quoi de plus naturel, dans ces conditions, qu'on stabilisât à son tour la monnaie, qui depuis dix-huit mois déjà était fixée, en fait, à un niveau immuable ?

Les choses n'étaient pas si simples. Le redressement de 1926-1928 avait rendu, à ceux-là mêmes qui désespéraient de leur pays et de ses capacités de relèvement aux heures sombres de juillet 1926, la confiance…, trop de confiance même.

Des esprits distingués soutenaient qu'on pouvait ramener le franc à sa parité d'avant guerre, au même titre que la livre sterling. Comme c'était tentant, en effet, d'annuler ainsi les effets de la guerre et de l'après-guerre et de payer les rentiers de l'État avec la monnaie dans laquelle ils avaient prêté ce qui représentait pour eux bien souvent toute une vie de labeur acharné !

À ceux-là, la spéculation internationale semblait donner raison puisqu'elle ne se lassait pas d'échanger ses dollars et ses livres contre des francs, dans l'espoir que ceux-ci seraient finalement revalorisés.

Raymond Poincaré qui était l'honnêteté même, et qui avait, à un point peu commun chez les hommes politiques, le souci de l'intérêt public et de la gloire de la France, était au fond de son cœur avec les revalorisateurs.

Mais moi, j'avais le rôle ingrat de représenter les techniciens, ceux qui savaient qu'après la saignée financière des dernières années, il était impossible de retrouver la parité du franc de germinal.

Je savais que, comme l'avait établi le Comité des experts dès 1926, il n'était pas possible de revaloriser le franc au-delà de certaines limites sans imposer un effort de réadaptation particulièrement douloureux à l'économie nationale. Si nous sacrifiions les forces vives de la nation à sa richesse acquise, nous compromettions le redressement accompli et nous préparions à plus ou moins bref délai une contre-spéculation sur notre monnaie.

Or, la parité de 125 francs pour une livre avait été tenue depuis de longs mois. L'économie nationale paraissait y être adaptée. C'est donc à ce cours qu'il fallait stabiliser sans retard.

C'est ce que je fus obligé de dire à M. Poincaré au début de juin 1928, en mettant dans la balance de son jugement la menace de ma démission.

La partie était difficile à jouer. Car j'avais contre moi le sentiment de ce qu'il y avait de plus noble dans le pays. Là était le véritable drame. À ceux qui me disaient avec le président du Conseil : « Il faut que l'État tienne ses engagements, il ne faut pas appauvrir les classes moyennes », j'étais obligé de répondre : « Ce n'est pas possible, il faut stabiliser. Aussi respectable que soit le passé, il faut songer à l'avenir de la France. »

Émile Moreau, Souvenirs d'un gouverneur de la Banque de France, Paris, éd par M.-Th. Génin, Librairie de Médicis, 1954. Cité dans Pierre Milza, Sources de la France du XXe siècle, Larousse, 1997.

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Création du nouveau franc

Charles de Gaulle, Mémoires d'espoir
Lorsque le général de Gaulle revient au pouvoir en 1958, il doit assumer l'héritage économique contrasté de la IVe République. Dans le domaine des finances publiques, le précédent régime a dû, pour reconstruire et moderniser le pays, accumuler les déficits budgétaires, alourdir la dette publique, financer les dépenses par une inflation qui s'est aggravée avec la guerre d'Algérie. Cela, ajouté à un déficit chronique de la balance commerciale, explique la dépréciation du franc qui fut dévalué à six reprises depuis la Libération.
De Gaulle entreprend un assainissement financier afin de libérer les échanges pour soumettre l'économie française à la concurrence internationale et lui permettre d'entrer effectivement dans le Marché commun. Il fait appel à Antoine Pinay, ancien parlementaire de la IVe République chargé d'inspirer la confiance aux décideurs économiques et aux petits épargnants, ainsi qu'à Jacques Rueff, théoricien du libéralisme et ancien conseiller de Poincaré, pour mettre en œuvre ce plan de redressement et rendre « au vieux franc français une substance conforme au respect qui lui est dû ».
Parallèlement à une dévaluation de 17,5 %, le gouvernement crée en décembre 1958 le franc lourd qui vaut 100 anciens francs. La monnaie française est mise à parité avec les solides devises comme le deutsche Mark ou le franc suisse. Le nouveau franc, redevenu le « franc » le 1er janvier 1963, est resté stable jusqu'en 1969. Si le général de Gaulle est parvenu difficilement à maintenir sa valeur jusqu'à son départ, les tendances inflationnistes n'ont cessé de peser sur l'expansion française.
    

Il s'agit de la monnaie, critère de la santé économique et condition du crédit, dont la solidité garantit et attire l'épargne, encourage l'esprit d'entreprise, contribue à la paix sociale, procure l'influence internationale, mais dont l'affaiblissement déchaîne l'inflation et le gaspillage, étouffe l'essor, suscite le trouble, compromet l'indépendance ; je donnerai à la France un franc modèle, dont la parité ne changera pas aussi longtemps que je serai là et que même, malgré les mauvais coups portés à notre pays au printemps de 1968 par l'alliance des chimères, des chantages et des lâchetés, je maintiendrai jusqu'au bout grâce aux énormes réserves de devises et d'or que la confiance aura, en dix ans, accumulées dans nos caisses. 

[…]

La deuxième série de décisions prévue par le projet se rapporte à la monnaie. Le but est que celle-ci, après les onze diminutions de parité qu'elle a subies depuis 1914 où elle était encore le « franc-or » de Napoléon, soit, à la fin des fins, rétablie sur une base stable et fixée de manière à ce que les prix de nos produits deviennent compétitifs dans la concurrence mondiale où nous allons nous engager. Aussi, une dévaluation de 17,5 % est-elle recommandée. Mais il s'agit qu'à partir de là notre monnaie ait désormais une valeur immuable, non point seulement proclamée en France - ce qui conduit à interdire, comme autant de doutes affichés, toutes les indexations à l'exception de celle du SMIG1 - mais aussi reconnue par l'étranger. Le franc sera donc convertible, c'est-à-dire librement interchangeable avec les autres devises. En outre, pour rendre au vieux franc français, dont les pertes expriment nos épreuves, une substance respectable, le franc nouveau, valant cent anciens, apparaîtra dans les comptes ainsi que sur l'avers des pièces et le libellé des billets.

1. SMIG : salaire minimum interprofessionnel garanti créé en 1950, indexé sur les prix afin que le pouvoir d'achat de ce minimum vital soit préservé. Il est remplacé par le SMIC en 1968, salaire minimum interprofessionnel de croissance, afin d'ajouter à l'indexation sur les prix un mécanisme d'indexation sur la croissance et les gains de productivité.

C. de Gaulle, Mémoires d'espoir, « Le Renouveau », Paris : Plon, 1970-1971.

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