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Anthologie

Des mutations monétaires mal perçues par les contemporains

Les mutations monétaires permettent au roi d'augmenter ses recettes de manière moins douloureuse qu'en prélevant un impôt permanent. Mais les renforcements étaient durement ressentis par le peuple, et les dévaluations lésaient les seigneurs, les propriétaires de cens et de rentes libellés en monnaie de compte. S'il bénéficiait d'une diminution des loyers et des cens, le peuple souffrait néanmoins de l'augmentation des prix en cas de dévaluation. L'activité économique était par ailleurs d'autant plus perturbée que les mutations étaient nombreuses dans un court laps de temps.
C'est pour limiter ces conséquences néfastes que Nicolas Oresme, conseiller de Charles V, formule des thèses monétaires audacieuses et proches des revendications des marchands : la monnaie appartient à la communauté et non plus au prince.

Les révoltes populaires sous Philippe le Bel

Chronique de Jean de Saint-Victor
Chronique de Guillaume de Nangis
Continuation de la chronique de Gérard de Frachet
Aux 14e et 15e siècles eurent lieu de nombreuses révoltes populaires. Celle de 1306 à Paris fut déclenchée par une mutation monétaire qui influait sur le prix des loyers. Elle est relatée par plusieurs auteurs : Jean de Saint-Victor, Guillaume de Nangis et le continuateur de la chronique de Gérard de Frachet.

Jean de Saint-Victor

Cette même année, le roi de France Philippe IV voulut, ainsi qu'il l'avait promis auparavant au pape Benoît XI, rétablir en bon état la monnaie ayant cours dans tout le royaume ; et il fit ordonner, vers la fête de saint Jean Baptiste, partout par les villes et les châteaux du royaume, ainsi qu'il fut consigné dans l'acte, qu'à partir de la Nativité de la Vierge en septembre, tous les contrats seraient passés en bonne monnaie, à la valeur de la monnaie ayant cours au temps de son aïeul Saint Louis, et que tous les revenus et loyers des maisons seraient versés en bonne monnaie. C'est pour cette raison qu'une révolte éclata et beaucoup d'autres par la suite. Les citoyens de Paris, surtout les pauvres et les moyens, qui louaient leurs maisons, à cause de l'augmentation par trois du prix des loyers, ourdirent une conspiration d'abord contre les propriétaires des maisons et ensuite contre le roi. En effet, ces gens en armes et désespérés assiégèrent le roi dans le Temple, où il s'était réfugié avec ses sergents d'armes, ses chevaliers, de nombreux barons et conseillers afin qu'il ne puisse recevoir de nourriture et objets de première nécessité avant de leur avoir parlé pacifiquement à propos de leur requête (ce que le roi refusait, au contraire, il se dérobait). Et parce qu'on disait que le conseiller du roi sur ce sujet était Étienne Barbette, citoyen de Paris et voyer de la ville, ils se réunirent en une seule foule, puis une partie alla incendier entièrement la maison que ledit Étienne avait en dehors de la ville, et l'autre mit à sac une autre maison qu'il avait dans la ville. Et la foule tenait le roi, ses frères et ses barons si bien assiégés dans le Temple qu'aucun d'eux ou de leurs hommes n'osait entrer ou sortir. Ce fut la raison de bien des malheurs : en effet, le roi par la main armée des nobles répondit par la violence, et plusieurs émeutiers furent tués, et d'autres pendus aux arbres près de la ville le jour de l'Épiphanie, pour que tous les voient ; d'autres encore qui n'étaient que suspects, furent emprisonnés quelque temps dans les prisons royales. Il saisit les biens de tous les gens qui avaient été pendus. Quelques innocents furent pendus ; tandis que d'autres, conscients du péril où ils étaient, choisirent la fuite.

1. Socialement et fiscalement, la population parisienne est divisée en « gros », « moyens » et « petits ».
2. Le Temple sert alors de banque de dépôt pour le trésor royal.

Guillaume de Nangis

Le roi Philippe voulut tout à coup rendre plus forte une faible monnaie qu'il avait fait frapper et qui avait cours dans le royaume depuis environ onze ans, surtout parce qu'elle avait peu à peu tellement diminué que (...) le petit florin de Florence valait trente-six sous parisis de cette monnaie courante. Vers la fête de saint Jean Baptiste (fin juin), il fit proclamer publiquement par le royaume un édit du palais pour qu'à compter de la fête suivante de la Sainte Vierge (15 août), toutes les recettes de revenus et remboursements de dettes se fissent désormais au prix de la monnaie forte qui avait cours du temps de Saint Louis, ce qui jeta un grand trouble parmi le peuple. (...)

À l'occasion du changement de l'élévation du cours de la monnaie, et surtout à cause des loyers des maisons, il s'éleva à Paris une funeste sédition. Les habitants de cette ville s'efforçaient de louer leurs maisons et de recevoir le prix de leur location en forte monnaie, selon l'ordonnance royale ; la multitude du commun peuple trouvait très onéreux qu'on eût triplé par là le prix accoutumé. Enfin quelques homme du peuple, s'étant réunis avec beaucoup d'autres contre le roi et contre les bourgeois, marchèrent en grande hâte vers la maison du Temple1 à Paris, où ils savaient qu'était le roi, mais n'ayant pu arriver jusqu'à lui, ils s'emparèrent aussitôt, autant qu'ils le purent, des entrées et issues de la maison du Temple pour qu'on n'apportât pas de nourriture au roi. Ayant appris ensuite qu'Étienne Barbette, riche et puissant citoyen de Paris, directeur de la monnaie et des chemins de la ville, avait été le principal conseiller de l'ordonnance au sujet du loyer des maisons (...), transportés contre lui d'une rage cruelle, ils coururent d'abord avec une fureur unanime dévastée une maison remplie de richesses qu'il avait hors des portes de la ville, dans le faubourg, près de Saint-Martin-des-Champs. Le roi, l'ayant appris, ne put souffrir davantage que de tels outrages commis envers lui et ledit citoyen demeurassent impunis, et ordonna de livrer sur-le-champ à la mort tous ceux qu'on trouverait les auteurs ou excitateurs de ces crimes. Plusieurs des plus coupables furent par son ordre pendus hors les portes de la ville, (...) et surtout aux portes les plus grandes et les plus remarquables, afin que leur supplice effrayât les autres et réprimât leur révolte.

1. Le Temple sert alors de banque de dépôt pour le trésor royal.

Continuation de Gérard de Frachet

À cause d'une mutation monétaire, c'est-à-dire du passage de la monnaie faible à une monnaie forte, une révolte désagréable s'éleva à Paris à cause des loyers des maisons. En effet, les citoyens de Paris étaient forçés de louer leurs maisons et d'acquitter leurs loyers en monnaie forte selon l'ordonnance royale, ce qui correspondait pour le petit peuple à s'acquitter d'un loyer presque triplé par rapport au prix habituel. Enfin, une foule de gens du peuple et des bourgeois de Paris, excités contre le roi, se dirigèrent aussitôt vers la maison du Temple à Paris, dans laquelle ils savaient que le roi s'était réfugié, et demandèrent de pouvoir accéder devant lui et quand cela leur fut refusé, ils bloquèrent les issues de la forteresse du Temple par la force, afin que les vivres ne puissent être apportés au roi. De plus, quand ils se rendirent compte qu'Étienne Barbette, citoyen de Paris, riche et puissant, qui était officier voyer de la cité, était le principal conseiller et à l'origine de l'ordonnance sur le loyer des maisons, très en colère contre lui, ils livrèrent au pillage puis aux flammes d'abord la maison qu'il avait hors des murs de la cité, puis la maison qu'il habitait près de Saint-Martin dans le faubourg. Quand le roi découvrit ces méfaits, ne supportant pas plus longtemps le mal qui avait été fait à lui-même et à son bourgeois, il punit de mort tous les fauteurs de troubles qu'il put trouver. Et il fit pendre les plus coupables, hors des portes de la cité, aux arbres les plus proches, ainsi qu'à des fourches patibulaires installées aux entrées les plus importantes de la ville.

Chronique de Jean de Saint-Victor, dans Léopold Delisle, Recueil des historiens des Gaules et de la France, XXI, Paris : Imprimerie impériale, 1855, p. 646-647. Traduit du latin.
Guillaume de Nangis, Chronique, dans Guizot (éd.), Collection des Mémoires relatifs à l'histoire de France, Paris : J.-L.-J. Brière, 1825, p. 262.
Gérard de Frachet, Chronique, dans Léopold Delisle, Recueil des historiens des Gaules et de la France, XXI, Paris : Imprimerie impériale, 1855, p. 27. Traduit du latin.

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Plainte de l'abbé de Saint-Remi de Reims

Archives de Saint-Rémi de Reims, 7 août 1354

Nous sommes accablés à bien des titres (...), tant en raison de contributions, de décimes et d'une multitude d'autres impositions, qu'en raison également de la monnaie faible dans laquelle depuis longtemps nous avons perçu presque tous nos
revenus.  

Pierre-Joseph Varin, Archives administratives de la ville de Reims, t. III, Paris, 1848, no DCXLIX, p. 53-59. Traduit du latin.

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Nicolas Oresme condamne les mutations monétaires

Nicolas Oresme, Traité de la première invention des monnaies, chap. 19 et 20
Savant et traducteur français né vers 1320 près de Bayeux et mort à Rouen en 1382, Nicolas Oresme, maître en théologie, chanoine de Notre-Dame de Paris et doyen du chapitre cathédral de Rouen, devint en 1377, grâce à Charles V, évêque de Lisieux. Traducteur et commentateur d'Aristote, il fut aussi un grand savant dans des domaines divers comme les mathématiques, l'astronomie, la musique ou l'économie. Dans son traité De moneta, probablement conçu entre 1355 et 1360, il s'élève en particulier contre les dévaluations monétaires auxquelles les princes ont souvent recours. La monnaie, affirme-t-il, appartient à la communauté et non au souverain, même si elle est frappée à son effigie. Les conseils financiers d'Oresme furent en partie suivis par Charles V comme le montre la relative stabilité monétaire qui caractérise le règne de ce dernier.

D'abord, il est trop détestable et trop honteux pour un prince de commettre une fraude, en falsifiant la monnaie, appelant or ce qui n'est pas or, et livre ce qui n'est pas livre… En outre, il lui incombe de condamner les faux-monnayeurs. Et comment peut-il avoir le front de se faire reconnaître coupable de ce dont il doit punir tout autre de la plus honteuse des morts ? De plus, c'est un grand scandale et avilissant pour un prince que la monnaie de son royaume ne reste jamais dans le même état mais varie de jour en jour et parfois à la même date vaille plus en un lieu qu'en un autre. De même, très souvent, on ignore, à la longue, durant ces mutations, combien vaut cette pièce-ci ou celle-là, et il faut marchander ou acheter ou vendre la monnaie ou discuter de son prix, ce qui est contre sa nature.

[...] De même, il est absurde et entièrement contraire à la noblesse royale d'interdire le cours de la vraie et bonne monnaie du royaume et par cupidité de décider et contraindre ses sujets à utiliser une moins bonne monnaie, comme s'il voulait dire que la bonne est mauvaise et inversement.

[ ...] Et, de même, il est déshonorant pour un prince de ne pas révérer ses prédécesseurs car tout le monde est tenu par précepte du Seigneur de respecter ses parents. Et apparemment manque de respect à ses parents celui qui décrie la bonne monnaie de ses parents et la fait détruire avec leur portrait et à la place de la monnaie d'or qu'ils ont fabriquée, met une monnaie partiellement de bronze.

[...]

Parmi la multitude d'inconvénients provenant de la mutation de la monnaie qui touchent et regardent l'ensemble de la communauté, il en est un dont il a été question au chapitre 15, à savoir que le prince pourrait ainsi attirer à lui presque tout le numéraire de la communauté et par ce trop appauvrir ses sujets, […] et en outre sous l'effet de ces mutations et affaiblissements l'or et l'argent (en circulation) se réduisent et diminuent en un royaume et, malgré la surveillance et les interdictions qu'on en fait, ils sont exportés hors du royaume où on les cède à plus haut prix, car il se trouve que les hommes portent plus volontiers leurs monnaies là où ils savent qu'elles valent plus. De là s'ensuit donc des baisses du stock de matière première et de la production de monnaie au royaume ou pays où l'on fait des affaiblissements. De même ceux des pays étrangers quelque fois contrefont la monnaie en l'imitant et l'exportent au pays où elle a cours, et grâce à ce vol ils empochent le bénéfice que le roi pensait tirer.

[…] De plus du fait de ces mutations et affaiblissements des monnaies, les marchands cessent de venir de l'étranger et d'apporter leurs bonnes marchandises et richesses naturelles au pays où ils savent que cette monnaie a cours.

[…] En outre dans le pays même où se font de telles mutations, le commerce est si perturbé que marchands et artisans ne savent plus comment régler leurs échanges et en conséquence, ces mutations perdurant, pour les revenus du prince et des nobles les pensions et gages annuels, les rentes et cens et choses semblables ne peuvent plus être fixés et payés correctement et justement.

E. Wolkowski (éd.), Tractié de la première invention des monnoies de Nicolas Oresme, Paris : De Guillaumin et cie, 1864, p. LVI-LXII.

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Manipulations monétaires lors des États généraux

Jean Froissart, Chroniques, 1356-1364
Quelques mois après la défaite de Poitiers et la capture du roi Jean le Bon, les États généraux se réunissent à la fin de l'année 1356 sous l'autorité de Charles, fils du roi et duc de Normandie.
La guerre avait repris depuis plusieurs années et 1355 et 1356 avaient été deux années de campagnes militaires actives. Pour financer les dépenses militaires, les impositions, tant directes qu'indirectes ont été multipliées, rendues régulières, et alourdies ; les mutations monétaires ont repris sur un rythme et avec une ampleur plus importants. Le personnage qui incarne sans doute le mieux cette période des mutations monétaire est Jean Poilevilain, l'un des principaux conseillers monétaires du roi depuis 1347. Il eut par moments, en période d'urgence et de détresse financière, toute autorité sur le domaine monétaire (1347-1349, 1354-1356, 1358-1359). Il contrôlait toute l'économie de la monnaie royale : marché des métaux et acteurs, gestion directe du personnel des ateliers, disposition de tous les revenus de l'activité monétaire, et bien sûr mutations de la monnaie, police de la circulation monétaire. Mais la position était instable : il fut aussi trois fois mis en prison, avant 1347, en 1358 et après le rétablissement créant le franc (1360-1361).

Tout d'abord, les trois États interdirent de battre la monnaie telle qu'elle l'était alors, et saisirent les coins. Après cela, il demandèrent au duc de Normandie qu'il fît arrêter le chancelier du roi, monseigneur Robert de Loris, monseigneur de Bussi, Poillevillain et les autres maîtres des comptes et conseillers du roi, afin qu'ils rendissent bon compte de ce qu'on avait prélevé sur leur requête et de ce que c'était devenu. Quand tous ces maîtres conseillers entendirent cela, il ne se laissèrent pas trouver (et ils urent raison), mais quittèrent le royaume, l'un d'un côté, l'autre de l'autre.

Après cela, les trois États établirent un receveur pour recevoir toutes les maltôtes1, tonlieus2, dîmes et toutes les redevances appartenant au roi, et firent frapper une nouvelle monnaie d'or fin qu'on appela mouton.

1. Impôt indirect levé depuis 1291 sur la vente des marchandises.

2. Redevance payée par les marchands pour avoir le droit de participer aux marchés et aux foires.

Jean Froissart, Chroniques, dans Kervyn de Lettenhove (éd.), Œuvres de Jean Froissart, t. 6, Bruxelles, 1868, p. 2-6.

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