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Les Poésies de Rimbaud 

Les Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud illustrées
Les Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud illustrées

Bibliothèque nationale de France / DR

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Bien en amont de l’aventure langagière et de la poésie en prose (Une saison en enfer, Illuminations), Arthur Rimbaud a écrit quelques-uns des poèmes les plus importants de la littérature française moderne.

Ses vers se distinguent d’abord par une expérimentation subtile, souvent inséparable d’un engagement politique (1870-1871) ; ils se libèrent ensuite de plus en plus des contraintes de la versification française pour aboutir à des formes inédites (fin 1871-1872). L’évolution de cette métrique donne la mesure de l’investissement rimbaldien dans une expérience du « dérèglement de tous les sens », où le poète, ainsi qu’en témoignent les lettres dites « du voyant », cherche à atteindre l’inconnu en matière de langue, de désir et de vie. 

Le météore s’allume…

À tous les égards, Arthur Rimbaud fut bel et bien, comme le dira Mallarmé, un « passant considérable », une étoile qui ne fila dans le firmament poétique du 19e siècle que pendant cinq ans approximativement mais qui y laissa une empreinte profonde.

Il acquit très tôt – dès les années 1880 – une réputation des plus remarquables : de météore qui illumine (et scandalise) brièvement la nébuleuse parnassienne et le quartier latin en 1871, il devint l’un des principaux acteurs de la modernité artistique dans la littérature française, véritable égal d’un Verlaine ou d’un Baudelaire pour toute une génération d’artistes de l’avant-garde, dont la série demeure ouverte encore aujourd’hui (symbolistes, surréalistes, poètes de la Négritude, existentialistes, punks, etc.). Ironie du sort, il s’agit d’une réputation venue trop tard pour le poète lui-même : une dizaine d’années après la publication d’Une saison en enfer, et longtemps après l’aventure poétique et personnelle avec Verlaine soldée par des coups de pistolet dans la capitale belge en juillet 1873.

Couverture des Poètes maudits
Couverture des Poètes maudits |

Bibliothèque nationale de France

Peu de temps après, les milieux parisiens de l’édition lui étant résolument fermés à cause de sa réputation scabreuse, Rimbaud se détourne de la littérature, transformant sa vie même en une sorte de tissu faramineux de voyages et de déplacements qui l’amènent « loin, bien loin » de l’Europe. 

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

Rimbaud, « Sensation », mars 1870

Devenir poète

Or, avant d’en arriver là – au mythe du poète « voyant » qui se renie, qui aurait tout dit pour ensuite définitivement briser sa lyre – les premiers pas que fit Rimbaud dans le monde des lettres sont autrement pragmatiques, voire modestes. Il s’adresse d’abord à une série de poètes – Banville, puis Paul Demeny et enfin Paul Verlaine – qui lui permettraient de quitter Charleville et de devenir poète. Poète publié, surtout. 

Coin de table
Coin de table |

Photo © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

Les lumières du Parnasse : d’où cette lettre à Théodore de Banville, alors figure de proue du Parnasse, à qui Rimbaud envoie le 24 mai 1870 une profession de foi poétique accompagnée de trois poèmes : « Nous sommes aux mois d’amour ; j’ai dix-sept ans », écrit-il en se vieillissant un peu : « … si je vous envoie quelques-uns de ces vers […] c’est que j’aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, ― puisque le poète est un Parnassien […]. Anch’io, messieurs du journal, je serai un Parnassien ! »

Manuscrit des Poésies issu du premier cahier de Douai
Manuscrit des Poésies issu du premier cahier de Douai |

Courtesy of the British Library Board (11. ff. 19-19v.)

Si Rimbaud s’adresse à Banville comme à un « Cher Maître », c’est sans aucun doute dans l’espoir que ce dernier – qui n’avait que dix-neuf ans au moment de la publication des Cariatides – puisse « faire faire une place » à ses vers dans le dernier Parnasse contemporain. Ainsi Rimbaud envoie-t-il à Banville « Credo in unam », « Ophélie » et les deux quatrains de « Par les beaux soirs d’été… ». Dans ce dernier texte, dont la version ultérieure s’intitule, « Sensation »,un lecteur tel que Banville aurait vite fait de repérer des échos avec des poèmes de François Coppée et de Léon Dierx parus dans le premier Parnasse contemporain.

En septembre et octobre 1870,  Rimbaud, de passage à Douai, confie également à Paul Demeny vingt-deux poèmes, que la critique a pris l’habitude d’appeler « recueil Demeny » (ou « cahier de Douai »). On pourrait s’étonner de voir en ce poète un interlocuteur en apparence privilégié du premier Rimbaud, surtout que l’aspirant parnassien semble avoir piètre opinion des Glaneuses, recueil que Demeny avait fait paraître en 1870. Mais Demeny était alors co-directeur d’une maison d’édition, La Librairie artistique, ce qui pouvait représenter une opportunité de première publication aux yeux du jeune poète. 

Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Rimbaud, « Ma Bohème », Cahier de Douai, 1870

Audace, irrévérence, subversion 

Parmi les poèmes du recueil Demeny, un certain nombre des textes sont aujourd’hui tenus pour classiques :  « Le Dormeur du Val », « Roman » ou « Ma Bohème ». Ils se distinguent par leur audace stylistique et laissent deviner l’émergence de la voix d’un poète doué pour la parodie aussi bien que pour le pastiche, manifestant un goût pour la matérialité idéale du quotidien et l’horizon ouvert de l’avenir, thèmes qui apparaissent nettement dans « Au Cabaret vert, cinq heures du soir », « Sensation » ou « À la Musique ».

Cet ensemble se donne également à lire comme l’œuvre d’un jeune poète porté par un vif intérêt pour le corps dans ses dimensions à la fois poétique, érotique, et comique, voire obscène : un poète qui ne rechigne pas devant le tabou, et qui fait surgir le langage vert au sein de la langue du vers. Par exemple « Vénus Anadyomène », première tentative de transformer en le subvertissant depuis l’intérieur un modèle parnassien de la beauté féminine perçu comme trop réifiant, recèle la première occurrence dans la poésie française de la rime – formellement impeccable mais sémantiquement on ne peut plus subversive – « Vénus :: Anus ».« Les Effarés » avec leurs « culs en rond » dès le premier tercet, font un clin d’œil au Verlaine des Fêtes galantes avec la rime terminale en (« culotte ::  tremblote »). Et dans l’ épopée révolutionnaire du « Forgeron », le mot de Cambronne surgit pour souiller et mettre bas la noblesse de l’alexandrin, grand vers français par excellence. 

Et si, devant nos cris, devant notre vengeance,
Les pattes des vieux rois mordorés, sur la France
Poussent leurs régiments en habits de gala,
Eh bien, n’est-ce pas, vous tous ? Merde à ces chiens-là !

Rimbaud, « Le Forgeron », 1872

Remarquables aussi, ces poèmes-charges de 1870 visant Napoléon III, lesquels s’inspirent largement et directement du discours républicain et socialiste des années 1860-1870 ainsi que de la caricature visuelle omniprésente alors dans la presse oppositionnelle : « Rages de Césars », « Le Châtiment de Tartufe », « L’Éclatante victoire de Sarrebrück »… 

Enfin, entre l’automne 1870 et l’été 1871, interviennent la guerre et puis l’insurrection ouvrière de la Commune qui fascine et attire tant le poète. La production poétique se ralentit, mais la révolte poétique se poursuit et se pense comme un homologue de la « bataille de Paris » qu’évoque Rimbaud dans sa lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871. C’est l’époque des poèmes-parodies anticléricaux et subversifs, tels « Le cœur du pitre », « Chant de guerre Parisien », « Oraison du soir », « Accroupissements » et « Ce qu’on dit au Poète à propos des fleurs ». C’est aussi l’époque d’une réflexion méta-poétique, d’une ébauche programmatique des fins et fonctions de la poésie dont nous retrouvons la trace dans les lettres dites « du voyant » (13 et 15 mai 1871). 

À la fin de l’été, Rimbaud réussit à faire parvenir jusqu’à Paul Verlaine plusieurs textes, dont « Les Effarés » et « Les Premières communions ». La réponse du destinataire est bien connue : « Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend… ». Départ enfin pour Paris, « Le Bateau ivre » en poche.

Première page du manuscrit du Bateau ivre
Première page du manuscrit du Bateau ivre |

Bibliothèque nationale de France

Chronologies d’une révolution poétique…

Portrait d'Arthur Rimbaud dans Les Poètes maudits
Portrait d'Arthur Rimbaud dans Les Poètes maudits |

Bibliothèque nationale de France

On distingue donc deux phases ou périodes relativement distinctes par rapport aux poésies de Rimbaud. D’abord, celle qui va du printemps 1870 à l’été 1871, de « Sensation » au « Bateau ivre » avec des poèmes marqués par le contexte historique et politique houleux de l’époque : la débâcle de la guerre franco-prussienne et la chute du Second Empire, le siège de Paris, la Commune et l’effroyable bain de sang dans lequel on noie l’insurrection ouvrière de Paris en mai 1871. Ensuite s’ouvre, de la fin 1871 jusqu’au départ de Paris et de la France en 1872, une période fructueuse en matière d'expérimentation, donnant au bout du compte lieu à l’élaboration de textes où la rime cède parfois la place aux jeux de l’assonance et de la contre-assonance, et où le décompte métrique frôle l’indéterminable, voire le vers libre (ou, comme l’écrira rétrospectivement Verlaine en 1886, le vers « délicieusement faux exprès »). Ce sont là certains des textes qui figurent dans l’Album zutique (comme « Vieux de la vieille ! ») et ce que la critique a fédéré sous l'étiquette des « derniers vers » (1872). On y trouve des poèmes tels « Tête de faune », « Qu’est-ce pour nous, mon cœur… », « Bannières de mai », « Comédie de la soif », « Bonne pensée du matin » et « Mémoire ». 

Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours.

Rimbaud, « Qu’est-ce pour nous, mon cœur », 1872

Souvent rédigés en compagnie de Verlaine, ces textes gardent la trace d’un dialogue important entre les deux poètes, notamment à travers leur questionnement de la musicalité, des jeux sur les mètres impairs et de l’émergence d’une parole poétique qui atteint parfois le « prosaïque ». Certaines de ces pièces seront intégrées par le poète à Une saison en enfer, parfois dans des versions distinctes ou « déversifiées » et escortées d'esquisses de gloses. D’autres, par choix de l'éditeur, figureront dans l’édition des Illuminations que publie Gustave Kahn dans La Vogue en 1886.

Ajoutons cependant une nuance : si dans la deuxième phase poétique (1871-1872) les innovations et expérimentations formelles tendent à devenir systématiques – et à systématiquement remettre en cause les fondements formels de la versification française –, elles n’en sont pas moins perceptibles dès les premières poésies. Dès le départ, Rimbaud se montre attentif aux innovations et discordances formelles qu’un lecteur du 19e siècle pouvait trouver chez Hugo, Baudelaire, Banville et Verlaine. Aucun des sonnets de 1870 par exemple ne respecte la « règle » de la quadruple rime (soit, deux rimes pour les quatrains, et deux rimes pour les tercets) – choix certes formellement irrégulier mais typiquement baudelairien. On retrouve également dès les premières poésies un travail de sape méticuleux autour de la césure et à la rime, et cela dès le tout premier poème publié de Rimbaud, « Les Étrennes des Orphelins », où surgit à la césure du vers 43 l’équivalent d’un couac prosodique : « Ah ! quel beau matin que  // ce matin des étrennes ! »

Or, il ne s’agit pas, là, de fautes malencontreuses de versification, mais plutôt d’un principe de « subversification » (pour reprendre le néologisme de Philippe Rocher) qui, présent dès le début et s’intensifiant au cours de l’année 1871-1872, parcourt l’œuvre en vers de Rimbaud de bout en bout. On constate de multiples exemples de ce travail de « déconstruction » poético-métrique : par exemple des e « atones » (dits, « féminins ») ou proclitiques, qui s’appuient normalement sur le mot suivant, mais sont laissés par Rimbaud en suspens à la césure ou à la rime, ou encore des césures intervenant au milieu d’un mot dans les poèmes de 1870-1871.

Je courus ! Et les Pén//insules démarrées
N’ont pas subi tohu-//bohus plus triomphants.

Rimbaud, « Le bateau ivre », 1871

Il s’agit du principe par lequel Rimbaud poursuit et participe à une lutte contre les idées d’ordre et de système, et de la pierre de touche de toute sa première poétique révolutionnaire.

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