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Abd el-Kader ou le Bon Samaritain

Par Rodolphe Bresdin
Le Bon Samaritain
Le Bon Samaritain

Bibliothèque nationale de France

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Le Bon Samaritain est l’œuvre de Rodolphe Bresdin qui a rencontré le plus de succès, et l’une des rares qu’il a réussi à vendre régulièrement. Pourtant, elle défie toute description, tant elle est étrange et foisonnante.

La création

Après sa séparation en 1845 d’après le comte Demidov, la princesse Mathilde (1820-1904) passait régulièrement les hivers à Paris. Fille de Jérôme Bonaparte, elle était la cousine de Napoléon III, avec lequel elle entretenait d’excellentes relations. Peintre elle-même (elle travaillait l’aquarelle avec un certain bonheur et participait aux expositions), elle avait autour d’elle une cour d’artistes et de littérateurs, qu’elle recevait dans son hôtel particulier. Parmi ses nombreux visiteurs, note l’un de ses biographe1, « au début de l’Empire, on voyait aussi dans les salons de la rue de Courcelles, superbe avec son costume de chef arabe, l’homme qui pendant plus de dix ans avait incarné la guerre sainte, le légendaire émir Abd el-Kader ». L’émir, cependant, ne passa guère que quelques semaines à Paris, en octobre puis en décembre 1852.

Quelques années plus tard, le 24 août 1860 précisément, Champfleury écrit à Alcide Dusolier que « la Princesse Mathilde a accordé 200 F. d’encouragement sur sa cassette à M. R. Bresdin ». Selon l’écrivain Auguste Fourès, Bresdin aurait mal reçu le secrétaire de la préfecture de Toulouse chargé de lui remettre l’argent de la part de la princesse Mathilde. Furieusement républicain, il n’aurait su accepter l’aumône d’une personne dont il « exècre le cousin », Napoléon III ; il finit cependant par s’apaiser et, tournant la difficulté, garda l’argent en considérant qu’il s’agissait d’une commande. C’est alors qu’il se serait mis au travail sur Le Bon Samaritain. Une fois la pierre achevée et le premier tirage effectué, Bresdin se serait alors rendu chez la princesse pour lui apporter l’épreuve qu’il estimait lui devoir, mais, poursuit Fourès, il était si mal vêtu qu’on ne le fit pas même entrer dans la cour.

Il n’est pas absolument certain que cette anecdote soit parfaitement vraie, même si on semble trouver trace des 200 francs de la princesse  dans les archives. Toujours est-il que, au Salon de 1861 à Paris, Bresdin expose cinq dessins et une grande lithographie intitulée Abd el-Kader secourant un chrétien.

Le Bon Samaritain 
Le Bon Samaritain  |

Bibliothèque nationale de France 

Études de dromadaires
Études de dromadaires |

Bibliothèque nationale de France

Abd el-Kader ou le Bon Samaritain ?

Dès le salon, le sujet de l’œuvre est compris comme était une représentation de la parabole du Bon Samaritain, une interprétation qui est communément admise par la suite. L’artiste aurait profité de la vogue dont jouissait précisément à cette date Abd el-Kader, et il est fort probable que lui-même ait été sensible au héros malheureux de la conquête de l’Algérie. Mais ses travaux préparatoires seraient antérieurs aux événements de Syrie dans lesquels Abd el-Kader est impliqué, à partir de juillet 1860. Nous croirons donc volontiers qu’il avait commencé son sujet avec la perspective de traiter le thème du Bon Samaritain, puis qu’il en a adapté le titre à la circonstance, aussi bien par opportunisme que par plaisanterie. Il n’en reste pas moins que Bresdin s’est appliqué à un certain réalisme 2: la figure et le costume du Samaritain supposé ne sont pas éloignés de ceux qu’aurait pu porter Abd el-Kader, et le dromadaire vient de Syrie.  Par la suite cependant, tout le monde, et Bresdin lui-même, ne désignera plus cette estampe que sous le titre du Bon Samaritain.

L’œuvre

« Rêve d’un hachichien », « incompréhensible fouillis qu’il faut regarder longtemps avant d’y démêler quelque chose », « étrange, maladivement confus » : tels sont les termes qu’emploie Maxime Du Camp dans sa revue du Salon de 1861. Et en effet, la pièce défie toute description. Nombre de ceux qui s’y sont livrés, emportés par le sujet, se sont laissés aller à des écarts imaginatifs plus ou moins grands.

La scène centrale donne son titre (ou ses titres) à l’image. Dans une clairière sableuse au milieu de la forêt, on voit un homme presque nu, allongé sur le sol. Sa jambe gauche repliée passe curieusement par-dessus sa jambe droite étendue : il s’agit peut-être d’une solution pudique, puisque l’homme est censé avoir été dépouillé de tous ses vêtements. Au-dessus de la victime se penche un homme barbu, portant manteau et riche turban. Il s’est agenouillé, a posé la tête du blessé sur sa cuisse en guise de coussin et éponge son front fiévreux. Derrière eux, le dromadaire qui lui sert de monture broute paisiblement quelques feuilles.

Au-delà, à droite des jambes postérieures du dromadaire, dans un repli de terrain, on distingue les bustes de trois soldats casqués et cuirassés. Un peu plus loin, un cavalier armé d’un bouclier frappé des initiales RB chevauche vers la droite. Plus loin encore apparaissent, telles des fourmis, entre les palmiers, dans les creux et sur les crêtes, des soldats à pied ou à dromadaire. Dans le fond, au-dessus d’une falaise abrupte, s’étend une cité fortifiée de caractère maghrébin ou moyen-oriental.

De part et d’autres de l’estampe, des arbres feuillus ferment la composition. À gauche, les branches mortes de deux d’entre eux se tordent de façon serpentine ; l’une se termine même en tête d’iguane, tandis que l’on distingue deux autres sauriens sur le tronc dont elle est issue. Un peu plus bas luisent les plumets d’un palmier exotique, au pied duquel pousse un chardon. À droite, un volumineux arbre mort aux bras torturés s’étale devant le bosquet, sa base enrichie de ficus et de fougères. Au premier plan, au bord de l’eau, des sortes de saules rabougris, nus et tourmentés, dont les nœuds ressemblent à des yeux de cyclopes et dont l’enchevêtrement laisse entrevoir des mascarons grotesques. Au beau milieu de l’eau, des herbes plus ou moins aquatiques voisinent avec un chardon épanoui dont les feuilles les plus basses se métamorphosent en oiseaux.

Car toute une faune peuple cette jungle artificielle. De petits oiseaux sont perchés par-ci par-là dans les arbres, ainsi que des chouettes, des échassiers et des béasses. À gauche du chardon, à la hauteur des genoux du dromadaire, se glisse un porc-épic, sans doute né de sa ressemblance  avec des touffes d’herbe effilées que Bresdin a disséminées dans sa composition. Dans l’espace libre sous le même chardon, au-dessous d’une branche morte serpentiforme, une espèce de belette regarde les personnages. La faune de la partie droite est surtout composée de mammifères, pas toujours reconnaissables. Parmi eux, une sorte de lémurien ou de raton-laveur, une sarigue et de nombreux singes, d’espèces indéterminées. Ces derniers, pour la plupart, regardent le spectateur, ils lui font même des signes ; l’un d’eux, le plus à gauche, agite un rameau feuillu pour attirer son attention.

L’étendue d’eau du premier plan est également très peuplée d’oiseaux. Sur la gauche, un chien blanc et un chien noir sont peut-être ceux du Samaritain, puisqu’on peut voir le collier du dogue blanc. Ils boivent côte à côte, les pattes dans l’eau. Derrière les arbres un large ciel, blanc au-dessus de la ville lointaine, se charge d’une infinité de nuages bouclés qui vont en s’épaississant au fur et à mesure que l’on monte.  

L’œuvre majeure de Bresdin

Le Bon Samaritain est plutôt bien accueilli par la critique du salon de 1861, malgré quelques voix discordantes. « Cette œuvre a réellement atteint son but, car il n’en est pas qui laisse en notre esprit une marque aussi forte, une empreinte aussi vive et d’une plus grande originalité », note ainsi Odilon Redon, son élève, dans À soi-même.

L’estampe du Bon Samaritain est demeurée dans les mémoires l’œuvre de majeure de Rodolphe Bresdin, qui d’ailleurs, de son vivant, était la seule à se vendre régulièrement.

Je ne sais pas encore comment, mais je ferai tout mon possible quant à vivre, je tâcherai de vendre quelques épreuves de ce bon Samaritain si bien nommé et qui m’a déjà sauvé tant de fois. Je n’en ai plus que très peu, mais très bonnes et très belles 

Rodolphe Bresdin, Lettre à Alcide Dusolier, 14 mars 1883

Notes

  1. Jacques de la Faye, La Princesse Mathilde, 1820-1904, Paris, 1928
  2. David Becker, « On camels in art. Bredin’s Good Samaritain », Print Quarterly, X, 1993, I, p. 43-46

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