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Poëmes saturniens

Paul Verlaine
Au soleil
Au soleil

Domaine public

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Premier recueil de poèmes publié par Paul Verlaine, bien avant sa rencontre avec Rimbaud, les Poëmes saturniens portent déjà la marque d'un grand auteur. Thèmes lyriques et jeux de référence n'empêchent par le jeune poète de donner à l'œuvre un style bien personnel, presque impressionniste, à la recherche des sensations et de la musicalité.

Le premier recueil

Couverture de la première édition des Poëmes saturniens de Verlaine
Couverture de la première édition des Poëmes saturniens de Verlaine |

Bibliothèque nationale de France

Les Poëmes saturniens sont le premier recueil de Paul Verlaine, publié alors qu’il avait 22 ans. Douze des poèmes de ce volume ont déjà paru dans la Revue du Progrès moral, littéraire, scientifique et artistique de Louis-Xavier de Ricard, dans L’Art, la Revue du XIXe siècle et le Parnasse contemporain. Le recueil paru en 1866 chez l’éditeur parisien Lemerre est une publication à compte d’auteur, tirée à 491 exemplaires et financée par Élisa, cousine de Verlaine et son premier amour.

L’accueil qu’il a reçu est plutôt décevant : très peu d’exemplaires sont vendus et les comptes rendus, plutôt mitigés, sont au nombre de six. Seul Mallarmé salue en Verlaine le créateur d’une langue poétique nouvelle. Ainsi, la première publication d’un de plus grand poètes du 19e siècle va demeurer inaperçue pendant près de vingt ans.

— Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène !

Paul Verlaine, « Prologue », Poëmes saturniens, 1866

Composition soignée et jeux de références

Le recueil comprend trente-sept poèmes, encadrés par un Prologue et un Épilogue. Les vingt-cinq premiers sont répartis en quatre sections intitulées « Melancholia », « Eaux-fortes », « Paysages tristes » et « Caprices ». Les douze derniers sont indépendants les uns des autres et précédés chacun d’une page de faux-titre.

Même si Verlaine n’y a pas inclus tous ses poèmes de l’époque, mais a procédé à un choix, certains critiques y ont vu plus tard le choix d’une structure très cohérente pour un recueil qui pouvait apparaître d’abord comme un assemblage artificiel de premiers écrits. D’autres, au contraire, ont estimé que la composition assez libre de l’ensemble et la prépublication d’un tiers des pièces rendaient le volume inégal et disparate, aussi bien du point de vue de son organisation que du point de vue thématique. En effet, presque tous les grand thèmes lyriques du 19e siècle y sont présents : la femme, le souvenir, la mort, la nature, le rôle du poète, le rejet de la civilisation moderne.

Cette diversité des thèmes est soutenue par une intertextualité omniprésente. Celle-ci se traduit notamment par les références à l’antiquité grecque, au Moyen Âge et, de façon plus exotique, à l’Inde des Védas, comme on le voit entre autres dès le Prologue et, plus loin, dans « Çavitri » (référence d’inspiration parnassienne).

Tout enfant, j'allais rêvant Ko-Hinnor,
Somptuosité persane et papale,
Héliogabale et Sardanapale !

Paul Verlaine, « Résignation », Poëmes saturniens, 1866

Les poèmes de Verlaine sont également parsemés de citations plus ou moins explicites des grands poètes de la première moitié du 19e siècle : Vigny, Hugo, Musset, Gautier, Leconte de Lisle, Banville et surtout Baudelaire. Ce sont parfois des hommages, parfois des parodies, ce peuvent être aussi des imitations d’un genre donné, parfois proches du pastiche, autant de démarches qui se rattachent à la fonction mémorielle traditionnellement dévolue à la poésie européenne.

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

Paul Verlaine, « Mon rêve familier », Poëmes saturniens, 1866

Certains poèmes, par leur recherche de perfection formelle, se rapprochent du mouvement parnassien. Le fait que Verlaine ait publié plusieurs de ses premiers vers dans Le Parnasse contemporain a induit beaucoup à le rattacher à ce mouvement. Il y a en effet des éléments qui permettent de le qualifier de parnassien comme l’absence apparente d’intérêt politique ou le rejet de l’expression de sentiments personnels. Néanmoins, le culte de « l’art pour l’art » professé par Leconte de Lisle est étranger à Verlaine, et il est loin de rejeter tout héritage du romantisme comme les Parnassiens.

— Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée
Du poëte ivre, ou son regret, ou son remords,
Ces spectres agités en tourbe cadensée,
Ou bien tout simplement des morts ?

Paul Verlaine, « Nuit du Walpurgis classique », Poëmes saturniens, 1866

La référence la plus présente dans les Poëmes saturniens est probablement celle de Baudelaire, qui se manifeste déjà dans le titre du recueil. Initialement appelé Poèmes et sonnets, le premier livre de Verlaine change de nom pour évoquer la dépression saturnienne en référence à l’Épigraphe pour un livre condamné de Baudelaire (1866).

Rêverie mélancolique

L’inquiétante influence de la « fauve planète » qui provoque la mélancolie semble en effet dominer une grande part du recueil et notamment ses deux parties les plus originales : « Melancholia » et « Paysages tristes ».  La première est probablement nourrie aussi par une référence à la fameuse gravure de Dürer, l’une des rares œuvres d’art évoquées dans le recueil.

Melencolia I
Melencolia I |

Bibliothèque nationale de France

La gare Saint-Lazare
La gare Saint-Lazare |

© Musée Marmottant Monet

En comparaison avec d’autres poètes de l’époque, Verlaine mentionne peu de peintres, mais on peut déceler une sorte de parenté entre son art poétique et les principes de l’impressionnisme naissant. En effet, les descriptions sont remplacées par les sensations et les impressions que le poète s’efforce d’éveiller chez le lecteur et de partager avec lui. Les paysages sont bien plus intérieurs que réalistes : et l’on y retrouve justement l’intensité de la mélancolie baudelairienne, notamment à propos de la modernité urbaine.

Roule, roule ton flot indolent, morne Seine. —
Sous tes ponts qu’environne une vapeur malsaine
Bien des corps ont passé, morts, horribles, pourris,
Dont les âmes avaient pour meurtrier Paris.
Mais tu n’en traînes pas, en tes ondes glacées,
Autant que ton aspect m’inspire de pensées !

Paul Verlaine, « Nocturne parisien », Poëmes saturniens, 1866

L’évocation de la ville n’a plus rien de descriptif : « odeur fade », « nénuphars blêmes ». Le sujet devient de plus en plus absent ou alors il sert uniquement de prétexte pour suggérer les sensations, comme dans une rêverie.

Musicalité

Ce rejet progressif du sujet lyrique va de pair avec une autre révolution qui se met doucement en place dès les Poëmes saturniens  : l’importance de la « musique ». La valeur sonore des mots importe au moins autant que leur sens : c’est particulièrement visible dans les poèmes comme « Soleils couchants », « Crépuscule du soir mystique », « Promenade sentimentale » et « Le Rossignol ».

La mélancolie
Berce de doux chants
Mon cœur qui s’oublie
Aux soleils couchants.

Paul Verlaine, « Soleils couchants », Poëmes saturniens, 1866

La primauté donné à la sonorité conduit Verlaine à transformer également la versification : l’alexandrin est traité avec audace (les césures sont placées à des endroits inhabituels ou bien elles sont absentes, les enjambements sont fréquents) et la répétition des rimes étend le jeu des sonorités. C’est aussi à partir des Poëmes saturniens que Verlaine commence à raccourcir le mètre de façon significative : l’un des exemples les plus célèbres de cette réduction est la « Chanson d’automne », composée de trisyllabes qui alternent avec les quadrisyllabes. Ce poème qui semblait audacieux à l’époque est devenu l’un de plus cités de la poésie française, au point de servir de code secret à la BBC pour annoncer le débarquement de Normandie à la Résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale.

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