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Des tableaux d’après Abraham Bosse

Les vierges folles s’entretiennent des plaisirs mondains
Les vierges folles s’entretiennent des plaisirs mondains

Bibliothèque nationale de France

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Le succès considérable de l’œuvre gravé de Bosse a entraîné sa reprise par de nombreux artistes, sur le décor de cabinets d’ébène, de pièces d’orfèvrerie, de vitraux mais aussi dans des tableaux. Nombre de ces œuvres sont manifestement contemporaines du graveur, à tel point qu’on a parfois considéré, à tort, que l’artiste travaillait à la fois comme graveur et comme peintre.

Le succès de l’œuvre gravé de Bosse a toujours été considérable. Certaines de ses compositions se retrouvent sur le décor de cabinets d’ébène, de pièces d’orfèvrerie, voire de vitraux. Un des témoignages de ce succès concerne les tableaux inspirés de l’œuvre de Bosse, dont beaucoup sont manifestement contemporains du graveur. L’existence de ces tableaux relativement nombreux, l’ont fait, à tort, considérer à la fois comme graveur et comme peintre.

Le Noble Peintre
Le Noble Peintre |

Bibliothèque nationale de France

On peut distinguer dans l’ensemble des tableaux et gouaches quatre groupes très différents : le premier rassemble les œuvres copiant l’intégralité ou la quasi-intégralité de la gravure, sans interprétation personnelle de la part du peintre. Le deuxième groupe rassemble les œuvres où figurent des personnages empruntés à l’univers de Bosse pour peupler des architectures religieuses ou profanes, personnages en quelque sorte réifiés qui n’ont qu’une fonction de figurants. Le troisième concerne les œuvres peintes respectant la composition générale de la gravure, mais en en transformant la signification. Enfin, le dernier ensemble se distingue du précédent par des emprunts (composition générale ou personnages) qui respectent le thème original tout en étant inclus dans un contexte figuratif nouveau. 

Copies

Le premier ensemble est évidemment le plus abondant. C’est aussi celui qui rassemble les œuvres les plus inégales en qualité. La série de Tours, attachante et vive, est une transposition de la série des Cinq Sens (1638), infiniment plus soignée que d’autres. Cependant, on ne peut que noter l’appauvrissement esthétique et iconographique que le peintre anonyme fait subir à ces compositions emblématiques.

Les Cinq Sens : L'Odorat
Les Cinq Sens : L'Odorat |

Bibliothèque nationale de France

Ainsi, dans L’Odorat, l’artiste talentueux fait simultanément preuve d’inattention et de maladresse : dans la gravure, la suivante à l’arrière-plan du couple de nobles, s’apprêtant à parcourir et admirer ce magnifique jardin, respire l’odeur de la fleur qu’elle tient dans la main ; dans le tableau, elle ne fait guère plus que la regarder, comme si le peintre avait répété le geste sans se soucier de sa signification véritable. De même, si l’on a fréquemment souligné à juste titre la raideur des personnages de Bosse, il n’en reste pas moins vrai que le graveur sait suggérer parfois avec sensibilité l’échange des regards et laisser discrètement affleurer la palpitation des sentiments.

Les Quatre Âges de l’homme : L’Adolescence
Les Quatre Âges de l’homme : L’Adolescence |

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Cela est sans doute plus vrai de L’Adolescence que de L’Odorat ; cependant, on ne peut s’empêcher de trouver affligeant pour le peintre la comparaison entre le profil perdu de l’homme respirant la fleur qu’il tient de sa main droite et regardant simultanément la dame qui semble l’inviter à prolonger dans le jardin l’intensité de son plaisir et le même personnage peint dont le profil droit ne suggère plus qu’une insignifiance de mannequin. L’ambivalence, présente dans la gravure, savamment équilibrée par la signifiance du contexte perd de sa pertinence dans la transposition peinte, appauvrissement incontestable dont Bosse aurait été incapable, sauf à se renier lui-même.

Emprunts de personnages

La seconde catégorie de tableaux, qui ne font qu’emprunter des silhouettes de figurants, destinées à animer des architectures religieuses et profanes, devrait être l’une des moins signifiantes : en effet, l’œuvre d’Abraham Bosse est dans ce cas utilisée comme un répertoire d’attitudes, que l’artiste exploite sans vergogne, totalement dégagées du contexte original et, en quelque sorte, réifiées. À notre connaissance, deux artistes hollandais ont effectué ce choix apparemment discutable mais il est probable que Dirck Van Delen (1604-1671) et Anthonie De Lorme (vers 1610-1673) ne sont pas les seuls peintres des Provinces-Unies à trouver dans l’œuvre gravé de Bosse un catalogue commode de gestes et de comportements. Plus généralement, une telle exploitation des motifs de Bosse nous force à nous interroger sur la diffusion de ses estampes en Flandre et dans les Provinces-Unies. Il est incontestable que Melchior Tavernier comme Jean Leblond entretenaient de nombreuses et fructueuses relations commerciales avec les marchands d’Anvers. Par ailleurs, il n’est guère étonnant que les scènes gravées de Bosse aient séduit la clientèle nordique : dans une certaine mesure, elle pouvait y retrouver l’attention méticuleuse à la réalité, doublée d’un souci d’élévation morale.
Que faut-il en conclure ? Sans doute rien d’autre qu’une large diffusion de l’œuvre de Bosse, probablement grâce aux marchands d’Anvers et d’Amsterdam, en contact régulier avec les marchands parisiens.

Utilisations

Un troisième groupe rassemble quelques œuvres de qualité inégale mais qui se caractérisent par une reprise de la composition de Bosse, tout en lui donnant une signification différente par un nouveau contexte politique ou social. C’est le cas de quelques œuvres des pays germaniques.

Interprétations

Un quatrième ensemble, plus nombreux, plus intéressant sans aucun doute, constitue un corpus plus respectueux de l’esprit des gravures de Bosse. Le thème et la disposition des personnages principaux sont assez fidèlement restitués, quitte à les insérer dans une architecture ou un agencement différents. Il nous a semblé pouvoir discerner dans ce groupe trois modalités distinctes qui pourraient être désignées par les notions de juxtaposition, citation et restitution. La juxtaposition consiste tout simplement à emprunter à l’univers de Bosse un personnage ou un groupe de personnages signifiants, en le juxtaposant à un autre personnage ou un autre groupe, eux-mêmes empruntés ou non à Bosse.
C’est le cas de deux œuvres de qualité et d’intérêt très inégaux. L’une, de dimensions réduites, se contente de regrouper sur un même panneau les protagonistes de L’Odorat et ceux du Goût, sans se donner véritablement la peine d’une invention formelle qui puisse laisser imaginer un lien autre que thématique. Faute de ce lien, la juxtaposition appauvrit ici chacun des deux éléments, réduits à un rôle de motif décoratif.
Si la pauvreté d’inspiration traduit donc un artiste très modeste sans véritable ambition, on ne saurait exprimer la même réserve pour le second panneau, provenant de l’ancienne collection Janssen, qui célèbre la musique en s’inspirant évidemment de L’Ouïe d’Abraham Bosse.

Les Cinq Sens  : L’Ouïe
Les Cinq Sens  : L’Ouïe |

Bibliothèque nationale de France

Le peintre élargit la scène, intègre à gauche un groupe de trois musiciens supplémentaires, invention personnelle ou citation d’une autre gravure. Même si la restitution de l’espace en devient quelque peu maladroite, du moins l’exécution soignée, la pertinence de l’invention complémentaire confèrent à l’ensemble un charme certain. Il est particulièrement intéressant de relever à propos de ce tableau la remarque d’Albert Pomme de Mirimonde, félicitant l’artiste d’avoir permis au joueur de basse de viole de tenir son archet de manière beaucoup plus satisfaisante que sur la gravure de Bosse. De plus la dame placée au centre de ce groupe, au lieu d’un simple luth, joue désormais dans le tableau du luth théorbé, « mieux adapté à l’accompagnement du chant ». C’est en effet le chant qui est valorisé par l’introduction d’un troisième chanteur, aux côtés d’un violoniste et d’une joueuse de virginal, apportant à ce concert une ampleur sans doute un peu désordonnée (ainsi les deux chanteurs du premier plan se tournent-ils le dos) mais soulignée par l’inscription lisible sur l’instrument : « Musica laetitiae comes / Medicina dolorum ». Comment ne pas relever que cette inscription, également lisible sur le couvercle de l’épinette peinte par Vermeer dans sa Leçon de musique (Londres, Buckingham Palace), fut fréquemment utilisée par les facteurs de clavecins d’Anvers, ville si importante par ailleurs pour le commerce de l’estampe ?

L’Ouïe
L’Ouïe |

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La troisième modalité que nous tentons de cerner par le terme de « restitution » caractérise la transposition complète mais non servile de la gravure au tableau. À cet égard, Le Cabinet d’un homme de loi, est très spectaculaire : le peintre, extrêmement fidèle à Bosse, élargit sensiblement le champ de vision, complète le décor de la pièce et intègre au premier plan les deux enfants d’une autre gravure à caractère juridique, Le Contrat de mariage ; il n’est pas indifférent de relever que le jeune garçon, dans la gravure comme dans le tableau, poursuit la petite fille et tient d’une main un masque, signe éloquent de « double entendre ». Le tableau figure un cabinet bien plus somptueusement décoré et meublé que celui gravé par Bosse. L’homme de loi y gagne en outre deux assistants supplémentaires. Autant d’éléments qui contribuent à solenniser et dramatiser le sujet, lui conférant délibérément une sorte de distance glacée, très différente du rendu plus quotidien de la gravure. L’appropriation par le peintre de la composition imaginée par le graveur est symbolisée par le nom de l’artiste figurant dans la frise, située sous le fronton courbe de la porte, tressage de lettres et de motifs décoratifs que l’on retrouve, quasi semblable, dans un autre tableau de Van Delen : La Toilette (Bruxelles, Musées royaux de Belgique).

 L'Étude du procureur
 L'Étude du procureur |

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Il est évidemment troublant de constater que Dirck Van Delen, avec son incontestable talent de peintre, fut à la fois capable de puiser dans l’œuvre gravé de Bosse des silhouettes insignifiantes et de recréer à son profit un motif à forte valeur symbolique ou allégorique. L’Étude du procureur est, comme beaucoup de gravures de Bosse, à la fois image et texte. Il est impossible de rendre compte du génie du graveur sans expliciter la tension volontairement créée par cette juxtaposition-imbrication qui n’est jamais gratuite : la lecture de la lettre de la gravure corrige, nuance, colore la perception de l’image. Elle en révèle l’humour, le masque, l’ironie. À peu près seul parmi les artistes connus ou anonymes que nous avons évoqués, Van Delen a compris la fonction déictique du poème et a cherché parfois à en compenser la disparition par une surcharge ou un changement de sens.

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l’exposition « Abraham Bosse, savant graveur » présentée à la Bibliothèque nationale de France du 20 avril au 11 juillet 2004. 

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