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Proust et les inventions techniques

Les demoiselles du téléphone
Les demoiselles du téléphone

BnF

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Avec la saveur de la petite madeleine, Du côté de chez Swann peut donner une image passéiste de l’auteur. À tort, car les volumes suivants évoquent toute une série d’inventions techniques dont Proust exploite le potentiel romanesque, comique ou tragique. On examine ici le téléphone, puis la bicyclette et l’automobile. Véhicules pour ainsi dire d’une nouvelle vision du monde qui structure tout le roman, notamment autour d’Albertine, incarnation de la modernité.

Voix « fantôme », perdue dans l’écouteur

Quand et comment naît l’intérêt pour le progrès technique chez Proust ? Inutile d’en chercher les prémices dans Les Plaisirs et les Jours. Le jeune Marcel dédaigne les nouveautés mécaniques. À preuve, cette lettre de sa mère, datée du 21 octobre 1896, au lendemain de leur premier « téléphonage » entre Paris et Fontainebleau : « Que de pardons tu lui [au téléphone] dois pour tes blasphèmes passés. Quels remords d’avoir méprisé[,] dédaigné, éloigné un tel bienfaiteur ! Entendre la voix du pauvre loup — le pauvre entendre la mienne ! »1.

La maison « Billoret et Mora » récompensée à l'Exposition universelle
La maison « Billoret et Mora » récompensée à l'Exposition universelle |

Bibliothèque nationale de France

Bienfaisante et à la fois déchirante — car la distance et l’absence de l’être aimé se font sentir de plus belle —, cette expérience originelle se transforme aussitôt en écriture dans un fragment de Jean Santeuil. Après la période du deuil de sa mère, Proust reprend ce motif dans une chronique du Figaro parue le 20 mars 1907 avec une litanie des infernales « demoiselles du téléphone ». Puis, dans Le Côté de Guermantes, le narrateur anticipe la mort de sa grand-mère dont la voix, douce et fêlée, apparaît et disparaît comme un « fantôme » dans l’appareil. Dissociée du corps et reproduite par la technique, la voix entendue au téléphone est toujours déjà d’outre-tombe.

Pathologie sociale du téléphone

Le téléphone est un rare motif récurrent, parfois pathétique mais souvent humoristique qui marque la chronologie d’À la recherche du temps perdu. Proust retrace étape par étape comment la société française assimile cet étrange mode de communication. Voici deux réactions de la première période. Fidèle du salon Verdurin, Mme Cottard s’exclame ainsi : « Il y a la belle-sœur d’une de mes amies qui a le téléphone posé chez elle ! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans sortir de son appartement ! J’avoue que j’ai platement intrigué pour avoir la permission de venir un jour pour parler devant l’appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une amie que chez moi. Il me semble que je n’aimerais pas avoir le téléphone à domicile. Le premier amusement passé, cela doit être un vrai casse-tête. »

À cette vive curiosité mêlée d’inquiétude, attitude mondaine par excellence, s’oppose le refus catégorique et inébranlable de Françoise, symptôme chronique de la vieille servante d’origine paysanne : « […] la découverte d’Edison avait permis à Françoise d’acquérir un défaut de plus, qui était de se refuser, quelque utilité, quelque urgence qu’il y eût, à se servir du téléphone. Elle trouvait le moyen de s’enfuir quand on voulait le lui apprendre, comme d’autres au moment d’être vaccinés ». 

Thomas Edison face à son invention
Thomas Edison face à son invention |

Bibliothèque nationale de France

Proust décrit les « moments successifs d’une évolution pathologique ou seulement sociale » à l’égard du téléphone.  À l’époque de La Prisonnière, « l’usage du téléphone était devenu courant, autour de lui s’était développé l’enjolivement de phrases spéciales, comme jadis autour des “thés” ».  Andrée quitte ainsi le héros au téléphone en disant : « Cela m’a fait grand plaisir d’entendre votre voix ». L’expression est notée dans les manuscrits de l’auteur,  au Carnet 4 : « au téléphone quand on commence à y être habitué (dans le troisième volume par exemple) “Cela me fait plaisir d’entendre votre voix” ».  Proust n’oublie pas de se moquer de « ces inutiles sourires des gens qui causent avec vous par le téléphone ».  Enfin, dans Le Temps retrouvé, il raconte les « inconvénients » des « téléphonages » répétés chez les Verdurin pendant la guerre : « Après le dîner on montait dans les salons de la Patronne, puis les téléphonages commençaient.  Mais beaucoup de grands hôtels étaient à cette époque peuplés d’espions qui notaient les nouvelles téléphonées par Bontemps avec une indiscrétion que corrigeait seulement, par bonheur, le manque de sûreté de ses informations, toujours démenties par l’événement. »

L’usage du téléphone était devenu courant, autour de lui s’était développé l’enjolivement de phrases spéciales, comme jadis autour des “thés” 

Marcel Proust, La Prisonnière, publication posthume en 1923

Métaphore du « réseau universel téléphonique »

Plus ou moins ridiculisés, les usages mondains du téléphone se complètent par les « téléphonages amoureux » — expression employée par Proust dans une lettre à Antoine Bibesco — pratiqués par Saint-Loup et surtout par le narrateur. Nouvelle pratique trompeuse et dangereuse en ce qu’elle peut intensifier le « terrible besoin d’un être » absent, le désir d’une impossible ubiquité et d’un savoir total, inaccessible. Désir insensé, mais qui est la définition même de l’amour nommé jalousie chez Proust. Ce n’est donc pas un hasard si le narrateur fait allusion au réseau international du téléphone au moment même où il croit découvrir la nature « gomorrhéenne » d’Albertine : « Albertine amie de Mlle Vinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du saphisme, c’était auprès de ce que j’avais imaginé dans les plus grands doutes, ce qu’est au petit acoustique de l’Exposition de 1889 dont on espérait à peine qu’il pourrait aller au bout d’une maison à une autre, le téléphone planant sur les rues, les villes, les champs, les mers, reliant les pays. » Le développement du réseau planétaire suggère l’imprévisibilité de l’avenir, accentuant aussi la jalousie désespérée du héros, incapable d’atteindre « tous les points de l’espace et du temps que cet être [qu’il aime] a occupés et occupera ».

Carte du réseau téléphonique français
Carte du réseau téléphonique français |

Bibliothèque nationale de France

Cette image technologique est d’abord associée à Swann dans le Carnet 4, où elle renvoie plus clairement à l’angoissante ubiquité de la femme aimée et soupçonnée de trahison, Odette : « […] ce qu’il [Swann] admettait de la culpabilité d’Odette était à la réalité comme la possibilité de se parler un bout d’une chambre à l’autre dans les premières expériences d’Edison  avec l’universel réseau téléphonique. Il n’y avait probablement pas une ville, pas un quartier de Paris pas un jour où elle ne se fût donnée (peut’être finir par le téléphone) ».  Malgré la note de régie mise entre parenthèses (« peut’être finir par le téléphone »), ni Swann ni Odette ne parle jamais au téléphone dans la Recherche. La chronologie veut que la métaphore du « réseau universel téléphonique » soit liée au « couple du 20e siècle »: le narrateur et Albertine voyageant en automobile et se téléphonant dans Sodome et Gomorrhe. Mais paradoxalement, le progrès technique de la communication contribue à illustrer l’incommunicabilité irrémédiable de l’amour.

Albertine, du vélo à l’auto

Héroïne tardivement arrivée à bicyclette dans la genèse du roman — « Mieux vaut tard que jamais ! », dirait-elle sans doute  —, Albertine incarne mieux que personne le nouvel imaginaire de la mobilité et de la vitesse. Le vélo, on le sait, est un attribut privilégié de cet « être de fuite ».

Une participante à la course d'artistes de l’Écho de Paris
Une participante à la course d'artistes de l’Écho de Paris |

Bibliothèque nationale de France

Autre véhicule, élu symbole du nouveau siècle par le manifeste du futurisme (publié dans Le Figaro du 20 février 1909), l’automobile s’inscrit au cœur même de l’histoire d’Albertine. On en connaît l’origine autobiographique : avec le chauffeur Alfred Agostinelli, Proust passe l’été 1907 à visiter des architectures gothiques en Normandie. Il publie ses « Impressions de route en automobile » dans Le Figaro du 19 novembre de la même année, en plein milieu d’un événement fort médiatisé : le dixième Salon de l’automobile, ouvert en grand pompe le 12 novembre, qui incite les journalistes à recueillir l’avis des artistes et des écrivains, dont Octave Mirbeau qui vient de publier La 628-E8, comme le montrent les Annales politiques et littéraires du 24 novembre 1907. Le voyage dans le taxi d’Agostinelli constitue une expérience aussi originelle et capitale que la voix maternelle entendue au téléphone, car Proust cite un long morceau descriptif de cette chronique vers la fin de « Combray » comme premier essai littéraire du jeune héros.

Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Albertine s’intéresse à toutes les manifestations de l’élégance sportive, s’écriant ainsi devant Elstir, peintre de la vie moderne : « Et une automobile ! Est-ce que vous trouvez que c’est joli, les modes des femmes pour les automobiles ? » Pendant le second séjour à Balbec, le héros commande le taxi pour satisfaire le caprice de son amie qui se plaint : « C’est ennuyeux que la nature ait si mal fait les choses et qu’elle ait mis Saint-Jean de la Haise d’un côté, la Raspelière d’un autre, qu’on soit pour toute la journée emprisonnée dans l’endroit qu’on a choisi ». Albertine emprisonnée et libérée ? L’automobile apparaît ainsi comme une promesse de libération tout en annonçant le renversement raconté dans La Prisonnière.

Les voitures sans chevaux
Les voitures sans chevaux |

BnF

En effet, l’effet paradoxal de l’automobile est qu’elle localise et enferme Albertine, qui doit rester sagement à Saint-Jean de la Haise, lieu isolé, pour peindre l’église pendant que le héros visite d’autres sites plus ou moins éloignés dans son taxi. Le véhicule moderne procure ainsi au jaloux le pouvoir de contrôler la mobilité de son amie, et par là même la joie de sentir que « même à une grande distance d’Albertine » et sans pouvoir la surveiller, la « puissante et douce brise marine » jette « un double lien d’elle à [lui] dans cette retraite indéfiniment agrandie, mais sans risques ».

Créé par l’automobile, cet espace utopique « sans risques » restera une illusion éphémère, démentie par La Prisonnière. Car, rappelons-le, Albertine est un « être de fuite », insaisissable à jamais, même dans la captivité, peut-être même au-delà de la mort. Après son départ, le narrateur tente de la faire revenir à tout prix, en lui proposant d’offrir un yacht et une Rolls-Royce comme garanties de son indépendance future. Mais en déclinant ces cadeaux, inutiles succédanés de la bicyclette abandonnée depuis longtemps, Albertine se tuera dans un accident de cheval, démunie de tout appareil moderne.

Notes

  1. Correspondance de Marcel Proust, éd. Philip Kolb, Plon, 1970-1993, 21 vol., t. II, p. 142.
     

Provenance

Cet article a été conçu dans le cadre de l'exposition Marcel Proust : la fabrique de l'œuvre, présentée à la BnF du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023.

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