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Le jeu des états

Rembrandt gravant ou dessinant près d'une fenêtre
Rembrandt gravant ou dessinant près d'une fenêtre

Bibliothèque nationale de France

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Plus que la peinture, c’est la gravure qui apprend à Rembrandt à maîtriser l’ombre et la lumière. En retravaillant plusieurs fois ses plaques de cuivre, il module un éclairage, transforme une expression, donne la sensation du temps qui passe… Chaque estampe tirée entre deux reprises de la plaque est appelée « état ». C’est à la fois une œuvre autonome et un moment de création, inscrit dans une série.

Autoportraits

Dans cet autoportrait, l’artiste a environ 25 ans, mais vit sans doute encore à Leyde, sa ville natale. Alors que le premier état présente un visage décentré sur une page blanche, Rembrandt a par la suite retaillé sa plaque de cuivre pour ne garder qu’un gros plan sur le visage. Au fil des états, la coiffure se densifie, tandis que des ombres accentuent les contrastes de la figure, changeant imperceptiblement la profondeur du regard. L’authenticité des derniers états est toutefois fortement remise en cause par les historiens de l’art.

Gravée dans les débuts de son installation à Amsterdam, cette œuvre témoigne du brusque changement que cela représente pour l’artiste. Loin du jeune homme aux cheveux en broussailles, il se pose en élégant notable, capable de s’intégrer dans cette ville prospère et dynamique, gouvernée par une bourgeoisie fortunée. On connaît quelques onze états pour cette planche : au simple visage sculpté par une lumière venant de la droite et l’ombre de son chapeau s’ajoute bientôt un corps habillé d’un riche vêtement à fourrure et collerette de dentelles. Puis le manteau lui-même s’orne de broderies, et le guillochage du fond attire l’œil du spectateur sur cet habit aux matières habilement rendues par des effets de lumière.

Dernier autoportrait gravé par Rembrandt, celui-ci ne représente plus un jeune homme à l’avenir brillant et à l’attitude arrogante. Les années ont passé, sa première épouse, Saskia, est morte, le succès s’estompe. Humble, l’artiste se portraiture dans son activité familière, maniant ses outils à sa table de travail. Le premier état, d’une grande délicatesse, semble méditatif et destiné à la seule introspection de son auteur ; mais à partir du second, l’image se modifie, sans doute car elle est destinée à être diffusée. Le regard perd de sa tristesse mélancolique, la bouche se durcit, une ombre obscurcit progressivement le visage. A partir du quatrième état – dont la paternité n’est pas assurée – des éléments viennent adoucir l’image : paysage derrière la fenêtre, puis éclaircissement du visage.

Scènes religieuses

Comme si le regard s’habituait progressivement à l’obscurité de l’étable, l’Adoration des bergers s’éclaire d’un état à l’autre, faisant apparaître progressivement personnages et éléments de décor : des joncs, une cloison de bois, une ouverture cintrée. Seules deux sources de lumières éclairent pourtant l’ensemble : la lanterne d’un homme et une lueur sans source, au-dessus de l’enfant Jésus.

Afin de rendre l’oppressante avancée de la nuit, tandis que la sainte famille fuit le massacre des innocents, Rembrandt joue des états pour assombrir progressivement ses estampes. Comme dans l’Adoration des berges, deux sources de lumière éclairent la scène : la lanterne tenue par Joseph et la lune qui perce le ciel. Pourtant, l’effet est exactement inverse : les lueurs s’amenuisent, une noire opacité s’impose, effaçant les formes et ne laissant bientôt apparaître que les traits du visage marial, la silhouette d’un âne et la figure de Joseph.

Cadre architecturale rigoureux et symétrique, lumière abondante et relativement uniforme, l’Ecce Homo de Rembrandt se singularise par rapport au reste de sa production. On en connaît huit états, qui semblent suivre le déroulement de l’événement : le Christ et le criminel Barabbas sont présentés par Ponce Pilate à la foule, qui décide de gracier le second. Rembrandt épure progressivement l’œuvre, concentrant l’attention du spectateur sur la scène principale : en supprimant tout d’abord la corniche en haut de la plaque (quatrième état), puis en effaçant une partie de la foule (sixième état). Il ouvre ensuite deux inquiétantes arches sombres dans le soubassement, accentuant les contrastes dramatiques.

Sculptée par un cône de lumière, la crucifixion de Rembrandt dégage une impression violente par son clair-obscur affirmé. L’artiste l’a travaillée en cinq états successifs, expérimentant par la même occasion des effets d’encrages et de support pour moduler l’éclairage. Ainsi, entre le premier état sur parchemin et le second, sur papier européen, la lumière passe du blond au blanc, avant d’envahir brusquement la composition au troisième état du fait du retravail de la plaque. La saturation donne l’impression que le ciel s’ouvrait autour de la scène. Le contraste est d’autant plus fort avec le quatrième et le cinquième état que ceux-ci sont au contraire plongés dans l’obscurité. L’artiste change alors sa scène du tout au tout : les figures sont redessinées avec un trait épais et vigoureux, qui en géométrise les silhouettes, et le sentiment de la foule passe de l’affliction à la terre. Ainsi Rembrandt cherche-t-il la meilleure voie pour représenter l’instant de la mort du Christ.

Caractéristique du travail de Rembrandt à la fois sur la gravure et sur les effets d’encrage et de support, les différents états de la Mise au tombeau illustrent le rôle de la lumière dans l’interprétation de la scène. Relativement unie, elle met en valeur la composition claire et simple de l’artiste ; disparaissant sous un voile de fines hachures, elle fait tomber une chape de tristesse sur les protagonistes ; mais émergeant du corps du Christ, elle symbolise aussi l’espoir de la résurrection.

Images de femmes

Les personnages féminins de Rembrandt, qu’il s’agisse de nus ou, comme ici, d’une scène de genre, correspondent rarement aux canons de la beauté antique alors en vigueur. Empruntant davantage à la réalité, il représente des corps souvent flasques et charnus, où se devinent le passage du temps et les marques d’un travail manuel.

Située dans une pièce, près d’un poêle ouvragé, la femme de cette œuvre a arrêté de se déshabiller et prend un temps de repos. Rembrandt saisit là un moment d’une grande intimité. Au fil des états, sa lassitude et sa fatigue s’accentuent avec l’assombrissement de la pièce, le durcissement des traits  puis la disparition de la coiffe.

C’est l’ombre, et non la lumière, qui modèle le corps de cette femme allongée vue de dos, réponse au modèle traditionnel de la Vénus couchée, et qui n’a d’ailleurs rien d’une « négresse », malgré le titre qu’elle porte depuis la fin du 18e siècle. Chacun des trois états transforme subtilement les effets d’ombrages, qui dissolvent les chairs et rendent la silhouette vaporeuse, en contraste avec les plis nettement dessinés du drap blanc.

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