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L’invention de la bohème

Bureau du journal le Sans le sou
Bureau du journal le Sans le sou

Bibliothèque nationale de France

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Caractérisant une jeunesse démunie rêvant de gloire littéraire et artistique, la bohème est d’abord une réalité sociale du 19e siècle avant de devenir un stéréotype, voire un phénomène de mode. 

Une société marginalisée

La bohème est une dimension de la socialité littéraire qui s’affirme fortement autour de 1845. Elle se définit par un mode de vie rebelle aux contraintes sociales, libre, communautaire, marginal et artiste. Si la seconde génération romantique, celle de 1830, du Petit Cénacle et surtout du Doyenné (Théophile Gautier, Gérard de Nerval, etc.) pourrait relever de ce programme, le terme de « bohème littéraire » n’apparaît que dans la décennie suivante, peu après la publication d’Un prince de la bohème (1840) où Balzac dépeint le style de vie atypique d’une jeunesse dorée incarnée par le comte de La Palférine.

Le quartier du Doyenné
Le quartier du Doyenné |

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La Palférine, prince de la bohème
La Palférine, prince de la bohème |

Bibliothèque nationale de France

Reste que la vision balzacienne est celle d’une bohème aristocratique qui participe du dandysme alors que celle qui surgit rassemble une population de jeunes provenant en nombre des classes inférieures de la société. Cette ouverture sociale est la résultante du développement de l’instruction et des acquis démocratiques de la Charte de 1830. Revendiquant l’égalité de droit, comme celui de publier, cette génération en surpopulation se retrouve néanmoins prise en étau entre ses aspirations et une société peu encline à l’accueillir. Pour les plus démunis, déclassement et précarité seront les résultantes irrémédiables de cette situation.

La bohème du « petit journal »

Les greniers
Les greniers |

Bibliothèque nationale de France

Dès 1842, la « bohème littéraire » est l’objet de satires ; on la tourne en ridicule, on la compare à une plèbe, mais surtout elle inquiète le champ littéraire, car son mode de fonctionnement autonome, anarchique et grégaire reste à l’écart des procédures classiques de légitimation de la littérature. De plus, si pour survivre la bohème s’est tournée vers les arts industriels et les petits travaux de librairie divers induits par l’essor de l’édition, elle constitue surtout une main-d’œuvre utile au développement alors important de la presse périodique. Alors qu’elle apparaît comme illégitime au champ littéraire, la bohème accède ainsi paradoxalement aux instances qui contrôlent la communication littéraire et la publicité en même temps qu’elle a tout loisir d’assurer ainsi sa propre promotion à travers une foule d’hebdomadaires satiriques et littéraires que l’on englobe génériquement sous le nom de « petits journaux » ou de « petite presse ».

La vision de Murger

C’est au sein d’un petit journal, Le Corsaire-Satan, qu’Henry Murger va écrire un chapitre essentiel de l’histoire du bohémianisme littéraire au 19e siècle en publiant une série de nouvelles réunies sous le titre « Scènes de la bohème ». S’inspirant de l’existence précaire qu’il mène avec Champfleury et Nadar, Murger peint la bohème de manière fantaisiste, dans une approche tout à la fois postromantique, comique et même mélodramatique. Il y capte l’air du temps et décrit les subcultures urbaines parisiennes. Il y met en scène des types familiers du public – le jeune poète, le rapin, la grisette – et fait évoluer ce monde tintamarresque dans un Paris pittoresque, celui des mansardes du Quartier latin, des bals et des cafés littéraires.

Comment fut institué le cénacle de la bohème
Rodolphe, Scènes de la vie de bohème |

Bibliothèque nationale de France

Un café de bohème
Un café, Scènes de la vie de bohème |

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Si ses feuilletons ont été vite remarqués, c’est le théâtre qui lui amène la célébrité. Un jeune auteur dramatique, Théodore Barrière, propose à Murger une collaboration pour adapter ses feuilletons à la scène : La Vie de bohème est représentée au théâtre des Variétés, en novembre 1849, et rencontre une presse et un public unanimes. La pièce est immédiatement diffusée en librairie et suivie, en 1851, par l’édition des Scènes de la bohème chez Michel Lévy.

« Je ne pouvais pas lutter contre des truffes, pensa-t-il »
Marcel, Scènes de la vie de bohème |

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Inversant le stigmate accolé à l’expression « bohème littéraire », Murger propose de plus une scénarisation de la situation de l’homme de lettres en régime capitaliste et médiatique. Cette mythologie littéraire actualise la scénographie développée par Balzac dans Un grand homme de province à Paris, et va jouer le rôle d’une fiction professionnelle à l’usage des futurs hommes de lettres avec sa peinture enjouée des débuts difficiles, de la « vache enragée », du compagnonnage des arts et des lettres, sans oublier la blague et les amours de chiffon. Murger est immédiatement l’otage de ce succès. Alors que dans son introduction aux Scènes, sa propre vision de la bohème était critique, tempérée par un fort principe de réalité, une nouvelle mode s’empare de la littérature : beaucoup de romans et d’articles empruntent alors leurs thématiques ou leurs arguments aux œuvres de l’auteur, non sans amener de vives réactions qui contestent la vérité d’une bohème devenue stéréotype.

Dénonciation de la bohème

Dessins de costumes pour La Bohème : deux étudiants avec guitare
Dessins de costumes pour La Bohème : deux étudiants avec guitare |

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Outre plusieurs articles de presse, trois fictions dénoncent la « marchandise » bohème. En 1860, Charles Demailly de Jules et Edmond de Goncourt souligne la collusion de la bohème et du pouvoir médiatique ainsi que la falsification de l’essence même de l’homme de lettres. Deux ans plus tard, autre condamnation dans Les Martyrs ridicules d’un jeune écrivain, Léon Cladel, roman préfacé par Charles Baudelaire qui rappelle les mises en garde de Murger contre la facticité de ce mode de vie et en offre un démontage ironique. Enfin, Jules Vallès publie en 1866 Les Réfractaires, qualificatif qu’il considère politiquement et philosophiquement plus effectif que celui désormais vide de sens de « bohème ». Car au même moment, et plus d’un siècle et demi avant la vogue « bobo » et les processus de « gentrification », la société parisienne du Second Empire faisait du bohémianisme une mode, une pose affectée par le grand monde comme par le demi-monde : l’essence même de la vie parisienne incarnée autant par Offenbach que par un célèbre journal éponyme.

La mort de Murger en 1861 est suivie de nombreuses publications, romans ou articles qui, loin de reléguer ce thème au magasin des accessoires de la littérature, l’installent au rang de légende dorée qui va se poursuivre jusqu’au 20e siècle. Elle sera relancée par plusieurs essais nostalgiques d’histoire littéraire comme Les Derniers Bohèmes (1874) de Firmin Maillard, par des individualités comme Verlaine, devenu son autre incarnation, et surtout par l’opéra de Puccini en 1896.

Du Quartier latin et de Montmartre à Montparnasse

Après 1870, le Quartier latin s’est réapproprié cette mythologie au sein de groupes comme les Hydropathes ou de cabarets artistiques comme le Chat noir. La bohème trouve à Montmartre une seconde terre d’élection, et cette association fait les délices d’un tourisme parisien de masse dont on peut trouver les premières traces dès l’Exposition Universelle de 1855, dans des guides tel un Paris-Bohème vendu aux visiteurs.

Les Hydropathes
Les Hydropathes |

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Tournée du Chat Noir de Rodolphe Salis
Tournée du Chat Noir de Rodolphe Salis |

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Aussi forte chez les peintres que chez les écrivains, la thématique bohème passera ensuite à Montparnasse, popularisée par des textes de Francis Carco et Roland Dorgelès. Mais la bohème n’est pas seulement réservée à Paris, elle touche aussi l’Allemagne, l’Italie, même les États-Unis.
Cet universalisme apparent repose surtout sur le statut de l’artiste dans une société marchande gouvernée par la publicité et dont la cible est un public en voie de massification. L’écrivain au 21e siècle n’est pas plus protégé qu’il ne l’était au 19e siècle. Il est toujours devant la même alternative : faire de la littérature militante ou céder à la littérature industrielle, ce que le 19e siècle expliquait sous la forme du « combat artistique ».

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2017).

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