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Le style de Fouquet
 

Avec Fouquet, la peinture change de dimension : les corps s’y dessinent avec un naturalisme nouveau, tandis que l’espace se creuse et se précise. Un style à la croisée des influences flamandes, italiennes et gothiques, qui fait de chaque miniature une œuvre à part entière.
 

C'est un temps nouveau que le temps de Fouquet. La France se réveille d'un siècle de guerres mais elle n'est plus tout à fait la même. Des hommes nouveaux apparaissent aux côtés des princes et des seigneurs : de grands bourgeois enrichis, souvent fraîchement anoblis, qui parviennent aux plus hautes fonctions du royaume. Épris de luxe et d'éclat, ils passent aux artistes des commandes fastueuses. Ils participent ainsi à la mise en œuvre d'un art nouveau, dont Fouquet est en France le représentant, à la croisée des influences flamandes et italiennes, de la tradition encore vive du gothique international et de la modernité naissante. Avec Jean Fouquet, l'espace pictural se met à exister avec une intensité particulière, il prend corps et acquiert de la profondeur : par l'intégration, à la manière flamande, de détails réalistes, mais aussi par la construction, à la manière italienne, d'une perspective géométrique. La moindre miniature des Heures d'Étienne Chevalier ou des Grandes Chroniques de France devient un petit tableau.

De l'enluminure à la peinture

L'art de l'enluminure connaît au 15e siècle un bouleversement sans précédent : entre le style linéaire des manuscrits du 13e siècle avec leurs formes fortement dessinées, à peine modelées, au coloris restreint et monotone, et les scènes chatoyantes des manuscrits du 15e siècle s'ouvrant, avec les frères Limbourg, à la perspective et au rendu de la profondeur, l'écart est saisissant. Le paysage se fait plus nettement naturaliste, les arbres stylisés et décoratifs du gothique international cèdent la place à de « vrais » arbres ; les cathédrales qui se découpent en arrière-fond des miniatures sont parfois clairement identifiables, car le peintre met un point d'honneur à montrer qu'il ne répète pas nécessairement des modèles de décor empruntés au répertoire, mais qu'il aime à se placer en situation de témoin oculaire soucieux d'une observation minutieuse de la réalité.

Saint Jean à Patmos
Saint Jean à Patmos |

© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

Les visages se diversifient, les portraits cessent de se définir par la seule appartenance à un type pour laisser émerger en même temps des caractères particuliers. Les corps aussi se mettent à exister par un art monumental du drapé, une maîtrise de l'ombre et de la lumière qui donne à son modelé une force particulière, un sens de la vivacité et de la vérité du geste et du mouvement. Le monde y est vivant comme un spectacle, comme une scène de théâtre où se jouerait le drame de l'histoire humaine. Le Réel semble en train de naître. Peu à peu, peintures de livres et peintures de tableaux accentuent leurs ressemblances, et ce sont souvent les mêmes artistes qui pratiquent dessins, peintures murales ou peintures sur chevalet et enluminures. Dans ce passage de l'enluminure à la peinture, Fouquet joue un rôle décisif : sa manière d'apposer les couleurs par petites touches légères juxtaposées, et non plus par superposition de couches de peinture, fait de ses paysages parisiens de véritables petits tableaux impressionnistes, son art du récit transforme chaque miniature en une histoire sans fin.

Étienne Chevalier présenté par saint Étienne à la Vierge et à l’Enfant
Étienne Chevalier présenté par saint Étienne à la Vierge et à l’Enfant |

© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

Étienne Chevalier présenté par saint Étienne à la Vierge et à l’Enfant
Étienne Chevalier présenté par saint Étienne à la Vierge et à l’Enfant |

© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

Une nouvelle conception de la page peinte    

Job sur le fumier
Job sur le fumier |

© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

Fouquet rompt de plus en plus nettement, dans ses livres d'heures, avec les mises en page traditionnelles. Il inaugure avec les Heures d'Étienne Chevalier un format d'illustration nouveau : une disposition en pleine page très particulière, qui transforme les illustrations en véritables tableaux. Éliminant les bordures florales, il récupère désormais le maximum de la surface utile des feuillets, se servant à son avantage de l'espace réservé aux initiales et aux premières lignes de texte, soit qu'il le transforme en une sorte d'écriteau en trompe-l’œil, soit qu'il l'élimine de façon à disposer d'un espace continu et unifié sur toute la hauteur de la miniature – le texte étant réécrit, dans ce cas, en capitales dorées sur un bandeau rouge ou bleu, au bas de la peinture. Fouquet va plus loin que ses devanciers : pour justifier la présence de l'écriteau et l'articuler plus logiquement avec l'espace de la miniature, le maître a aménagé en contrebas du sujet principal une sorte de fosse où sont logées des figures variées (putti, anges ou hommes sauvages) disposées de part et d'autre du panneau peint et lui servant de supports. Le ressaut formé par cette espèce d'antichambre spatiale sert à son tour de plate-forme à la scène principale, qui occupe la moitié supérieure de la composition. Les feuillets des Heures d'Étienne Chevalier fournissent des exemples des deux partis adoptés par Fouquet : la scène de vêpres des Heures du Saint-Esprit et le David en prière présentent un espace unifié, le Saint Martin et Sainte Anne et les trois Marie adoptant le dispositif étagé avec l'écriteau brochant ; la miniature de Saint Michel est un compromis bâtard entre les deux solutions ; la miniature de Sainte Marguerite, aujourd'hui amputée de la partie inférieure du feuillet, devait appartenir au second groupe. Longtemps le cycle de Chantilly n'a été vu que comme une simple juxtaposition d'images illustrant les épisodes de l'enfance et de la Passion du Christ, complétée par un cycle hagiographique formant une sorte de Légende dorée. On oubliait ce faisant la destination de ces images, leur lien avec le livre d'heures dont elles faisaient partie.

Sainte Apolline
Sainte Apolline |

© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

Sainte Anne et les trois Marie
Sainte Anne et les trois Marie |

Bibliothèque nationale de France

La mise en scène des textes liturgiques

Image et texte

Chez Fouquet, l'illustration des textes religieux s'appuie de manière extrêmement précise sur les textes, tout en témoignant d'une grande liberté d'interprétation de la part de l'artiste. Particulièrement exceptionnel est l'usage que fait Fouquet, dans les Heures d'Étienne Chevalier, des sources scripturaires ou légendaires et, plus encore, du texte liturgique lui-même. L'illustration d'un livre d'heures repose sur une tradition iconographique, elle-même fondée sur les écrits évangéliques ou sur des récits faisant autorité comme la Légende dorée ou les Méditations de la vie du Christ.

Ce qui est original chez Fouquet, ce sont les modalités suivant lesquelles il recourt aux textes fondateurs : Fouquet est un artiste qui sait le latin, qui lit et relit avant de peindre, et sa relecture est pour lui comme une source neuve d'images, un mot ou un passage d'apparence indifférente sait retenir son attention. Son intérêt pour les textes le mène de l'introduction d'un détail concret, jusqu'alors négligé, au choix d'une situation peu usuelle. Beaucoup plus intéressant que le recours minutieux aux sources est l'usage que fait Fouquet du texte liturgique lui-même, pour orienter le sens d'une représentation traditionnelle, pour déterminer le choix d'un sujet narratif ou pour inventer une composition entièrement originale, suggérés par les mots mêmes du texte.

Sainte Marie Madeleine
Sainte Marie Madeleine |

© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

À la recherche du sens profond

Dans le cas des Psaumes de la pénitence, compilation de textes poétiques qui commence par le psaume VI, leur miniature montre généralement le roi David, le modèle du pécheur repentant, agenouillé devant le Seigneur dans la cour de son palais. Fouquet le présente comme un guerrier en campagne et introduit, au premier plan, deux représentations insolites dont il convient de chercher le sens : à gauche et à droite, dans deux fosses rocheuses ouvertes dans le sol, apparaissent des démons occupés à tourmenter des damnés ; le long de ces deux fosses sont allongés deux cadavres nus et raidis.

David faisant pénitence
David faisant pénitence

C'est la figuration visuelle du texte même du psaume VI qui en rend le sens profond : « Sauve-moi en vertu de ta miséricorde, car dans la mort nul ne se souvient de toi, et dans l'enfer qui te rendra grâce ? » Par cette illustration textuelle, Fouquet traduit la façon dont David implore Dieu en présentant les deux arguments de sa prière, corps morts étendus et damnés dans leurs gouffres infernaux : le pécheur demande le pardon et la vie pour pouvoir continuer à se souvenir de Dieu et à le louer.

Le sens du récit

Avec les Suffrages des saints, l'artiste s'est trouvé devant un autre type de texte, composé essentiellement d'une courte antienne (évoquant un épisode de l'histoire du saint), suivie d'une oraison qui, non officielle, varie selon les livres suivant quelques modèles récurrents. Fouquet a retenu, pour l'illustration des suffrages, un parti narratif nouveau, qui commence à se répandre dans les livres d'heures de son époque : pour évoquer le saint, il représente, au lieu de sa classique figure de dévotion, l'un des événements de son histoire, en action. Mais comment choisit-il l'épisode à raconter ? Ce n'est ni par un choix arbitraire, ni selon l'usage iconographique le plus répandu, mais fidèlement à partir du texte – ou même d'un seul mot – de l'antienne qui ouvre le suffrage et qui lui sert de tremplin pour proposer une scène particulière, souvent inattendue. Il ne s'agit plus ici de recourir à un détail négligé du texte-source pour revivifier une représentation convenue, mais de s'appuyer sur la prière même pour déterminer le sujet narratif à reproduire.

Le peintre de la vie moderne

Ainsi, en général, la miniature du suffrage de saint Jean Baptiste montre l'ermite dans le désert ou sa prédication ; mais Fouquet choisit la naissance du saint : il a pris appui sur les premiers mots de l'antienne (« L'enfant qui nous est né ») pour dépeindre la naissance d'un petit enfant, avec tout le détail contemporain d'une aimable chambre d'accouchée tourangelle. Sainte Marguerite, au lieu de triompher du dragon dans la prison où on l'avait enfermée pour sa foi, garde paisiblement les moutons dans les champs avec ses compagnes : l'antienne rappelle en effet que Marguerite avait quinze ans quand elle fut abordée par l'impie préfet Olibrius qui, selon la Légende dorée, tomba épris d'elle en la rencontrant dans la campagne où elle gardait les moutons et la fit emmener.

Saint Jean-Baptiste
Saint Jean-Baptiste |

© R.-G. Ojeda, RMN / musée Condé, Chantilly

La couleur

Entretien entre saint Gontran et Childebert II / Trahison de Mummol
Entretien entre saint Gontran et Childebert II / Trahison de Mummol |

Bibliothèque nationale de France

Couronnement de Philippe Auguste
Couronnement de Philippe Auguste |

Bibliothèque nationale de France

Les enluminures à structure parfois très complexe sont unifiées par le jeu de la couleur. Elles sont construites à partir de quatre couleurs principales fournies par les vêtements ou les éléments décoratifs (lettrines, blasons) : azur profond, garance foncé un peu assourdi, vert plus ou moins soutenu – souvent relayé par l'herbe quand il ne figure pas dans les étoffes – et blanc si caractéristique de l'artiste. S'y ajoutent à l'occasion quelques touches de tons plus rares, comme le jaune pâle ou le roux brique clair de sainte Anne. Les couleurs sont si bien intégrées dans le milieu aérien qu'on oublie que la composition est fondée sur leur nombre limité et sur le rythme de leur retour ; l'importance du paysage qui enveloppe les scènes voile ici ce parti très ferme, qui apparaîtra plus évidemment ailleurs.

Provenance

Cet article provient du site Fouquet (2003).

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