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Les Nabis et les revues

Couverture de l’Album de La Revue Blanche
Couverture de l’Album de La Revue Blanche

Bibliothèque nationale de France

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La Plume et surtout La Revue blanche ont lancé la carrière des Nabis. Loin de se limiter à louer leurs œuvres dans des articles de critique d’art, ces revues ont offert la possibilité aux artistes de publier leurs créations dans leurs pages, voire d’exposer leurs œuvres dans leurs locaux. Mieux encore, La Revue blanche a inscrit son identité visuelle dans l’esthétique des Nabis. En retour, les premiers sujets de leurs œuvres et leur gravure semblent indissociables de ces échanges.

Au cours des années 1880, la presse connaît un nouvel essor qu’elle n’avait plus connu depuis l’époque romantique. La loi sur la liberté de presse de 1881 permet la création presque frénétique d’une myriade de revues artistiques et littéraires jusque 1900 (et même au-delà, mais à un rythme moins soutenu). Ces « petites revues », comme les appelle Remy de Gourmont, affichent de grandes ambitions : promouvoir la nouveauté et l’expérimentation en littérature et en art. Elles échangent intensément entre elles et cherchent à se distinguer de la grande presse en adoptant un ton plus exigeant (voire élitiste) et en utilisant un support plus luxueux, plus proche du livre.

Fille étendue
Fille étendue |

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Ces revues ont joué un rôle clé dans la diffusion de nouvelles esthétiques picturales durant les dernières décennies du 19e siècle, en particulier pour les néo-impressionnistes et les Nabis. En 1881, l’État cesse également d’organiser le Salon officiel, tandis qu’émerge, quelques années plus tard le mouvement littéraire symboliste – le « Manifeste du symbolisme » est publié par Jean Moréas en 1886. Cette conjonction d’événements a permis aux jeunes Nabis et écrivains de lier naturellement leurs destins dans le cadre de revues en pleine effervescence. Ils se rassemblent dans la « lutte pour les peintres1 ».

Des salons de revues

Dessin pour L’Intruse de Maurice Maeterlinck
Dessin pour L’Intruse de Maurice Maeterlinck |

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Le soutien de revues aux mondes de l’art n’est pas nouveau. Fondée en 1831, à l’époque du romantisme, L’Artiste a bâti sa réputation sur la promotion des peintres. C’est dans ses pages qu’avait été publié le célèbre Chef-d’œuvre inconnu d’Honoré de Balzac. Au-delà de la publication d’images et de textes critiques, cette revue ne faisait toutefois pas encore galerie d’art. Les revues de la fin du siècle comme La Plume (1889-1900) ou La Revue blanche (1889-1903) iront jusque-là.
Au début, les arts ne représentent qu’un intérêt marginal pour La Plume. Dès 1891, celle-ci annonce toutefois son intention d’organiser un « Salon de la Plume » dans ses locaux et publie, la même année, un numéro consacré aux « Peintres novateurs », qui aborde tant les néo-impressionnistes que les Nabis. Maurice Denis y publie alors son dessin pour L’Intruse de Maurice Maeterlinck.

Ce n’est toutefois qu’à l’hiver 1893-1894 que Léon Deschamps, le directeur de la revue, lance le « Salon des Cent », basé sur une adhésion de membres prétendument limitée à cent. Si la société a probablement pu compter plus d’une centaine de membres, le choix du nom relève d’un marketing efficace : l’effet d’accroche du titre est exploité dans les affiches d’Henri-Gabriel Ibels ou Pierre Bonnard.

Salon des Cent : 23e exposition d’ensemble
Salon des Cent : 23e exposition d’ensemble |

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Parallèlement à des expositions plus monographiques, la revue consacre souvent des numéros spéciaux à des artistes, comme Eugène Grasset, Andhré des Gachons, Félicien Rops ou Puvis de Chavannes. Ces figures confirmées recueillent le plus d’attention, mais plusieurs Nabis, comme Ibels, Bonnard et Denis, exposent au Salon des Cent entre 1894 et 1896. Le retentissement de ces événements n’empêchait pas un éclectisme de tendances qui a freiné la participation systématique des Nabis. Maurice Denis s’en méfiait. Il faut toutefois dire que La Plume était la seule à organiser ce type d’événements sur la rive gauche de la Seine et que le panorama de l’art qu’elle donnait à voir peut s’expliquer pour cette raison.

Henri-Gabriel Ibels semble être celui qui s’est le plus impliqué à La Plume parmi les Nabis. Ses opinions plus libertaires et anarchistes, ainsi que la nécessité de subvenir aux besoins de sa famille ont joué un rôle sur le choix de ses collaborations. Il a participé à plus de périodiques à large diffusion et a privilégié des organes plus anarchisants comme Le Père Peinard (il a d’ailleurs illustré le numéro de La Plume sur l’anarchie).

Affiche pour le Salon des Cent
Affiche pour le Salon des Cent |

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La Revue blanche sur les boulevards

Il en va autrement pour La Revue blanche. Cette revue a promu les peintres Nabis, sinon de façon exclusive, du moins de manière privilégiée, au point qu’avant de les appeler « Nabis », on les désignait d’abord comme les « peintres de la Revue blanche », en incluant Henri de Toulouse-Lautrec. Thadée Natanson, l’un des directeurs de la revue, s’est fait leur critique d’art le plus ardent. Longtemps après la fin de sa revue, il a publié plusieurs monographies à leur sujet comme Peints à leur tour (1948), Le Bonnard que je propose (1951), Un Henri de Toulouse-Lautrec (1951) et laissera inachevé le projet d’un livre sur Vuillard.

Carnaval
Carnaval |

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La Revue blanche est située sur la rive droite de la Seine et cette localisation n’est pas anodine non plus. Après une implantation rue des Martyrs, elle finit au coin du boulevard des Italiens et de la rue Le Peletier. C’est le quartier des boulevards, où se trouvent à la fois les banques, les milieux d’affaires, les grands magasins, mais aussi les galeries d’art. Il n’y a donc pas de meilleur emplacement pour faire connaître un nouveau courant et favoriser la vente de ses œuvres.
Les galeries privées voisines, comme Durand-Ruel ou Georges Petit, qui avaient œuvré au succès du mouvement impressionniste n’offraient toutefois guère d’ouvertures pour la nouvelle génération de peintres. C’est donc dans les locaux exigus de La Revue blanche que les Nabis commencent à exposer. Leur première exposition aurait eu lieu en novembre 1891. Édouard Vuillard se souvient de l’atmosphère qui y régnait :

C’est à la Revue Blanche […] que j’ai fait mes débuts, ma première exposition. J’avais vingt-deux ans. […] Grâce à l’activité d’Alexandre Natanson et surtout de Thadée, cette revue, de 1895 à 1903, eut une grande importance, elle reflétait bien le mouvement artistique et littéraire du moment. Tout Paris y venait.

André Warnod, « Édouard Vuillard nous parle de ses débuts et de ses modèles », Le Figaro littéraire, 12 février 1938, p. 7.

Thadée Natanson et sa femme Misia photographiés chez eux, rue Saint-Florentin
Thadée Natanson et sa femme Misia photographiés chez eux, rue Saint-Florentin |

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Dans ses agendas illustrés, intitulés La Vie de peintre, Bonnard représente sur une même page plusieurs lieux où peintres et écrivains collaborent, en y incluant le théâtre mais aussi les locaux de La Revue blanche. L’intimité même du salon de Misia et de Thadée Natanson, surnommé « L’Annexe » – en référence à la « centralité » de la revue –, se trouve souvent représentée. Dans la rue Le Peletier, où se trouve aussi Durand-Ruel, les Nabis trouvent un autre lieu d’exposition dans la modeste galerie de Le Barc de Boutteville, une ancienne boutique d’antiquités aux plafonds bas.
Il faut noter que la petitesse de leurs premiers lieux d’exposition les empêche encore d’envisager des œuvres de grandes dimensions, comme ils en produiront plus tard. Ils font donc de la nécessité une vertu, en créant des œuvres de taille modeste, notamment sur papier, qui leur permettent parfois de travailler à table… comme des écrivains. Ce n’est sans doute pas pour rien que les figures lisant ou écrivant abondent dans leurs dessins. Le monde du livre et de la presse, ce « monde où l’on imprime » – comme l’appelle Lucien Muhlfeld, le secrétaire de rédaction de La Revue blanche  les accueille et guide leur prédilection pour la gravure, les travaux illustrés, mais aussi pour un certain type de sujets.

La Revue blanche
La Revue blanche |

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Les scènes de boulevard sont un autre sujet cardinal comme le montre l’affiche conçue par Bonnard pour La Revue blanche. Dans ce quartier dédié au commerce de luxe, où travaillent de nombreuses modistes, les silhouettes féminines se prêtent parfaitement au regard, que l’on soit en quête d’élégance décorative ou de sociologie contemporaine. Cela n’empêche pas l’exploitation d’autres thèmes, comme Sérusier qui représente des scènes quotidiennes d’une Bretagne reculée, ou Vuillard qui s’intéresse également au vêtement mais dans des scènes plus intimes et familiales de couture.

Une « charte graphique »

Misia Natanson sur une affiche pour La Revue blanche
Misia Natanson sur une affiche pour La Revue blanche |

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Pierre Bonnard, puis Henri de Toulouse-Lautrec, conçoivent deux affiches pour La Revue blanche. Les Nabis conçoivent surtout une grande quantité d’ornements et d’illustrations pour la revue, au point que leur esthétique passe pour la « charte graphique » de celle-ci. Cette « charte » est inaugurée par la parution d’une sorte de galerie d’exposition en format papier. Entre juillet 1893 et décembre 1894, la revue publie en effet en ouverture de chaque numéro et en pleine page, dix-sept frontispices dessinés par chacun des Nabis (dont Ibels, ainsi que Toulouse-Lautrec et Odilon Redon). Ces gravures font office de manifeste par l’image et délivrent un message aux lecteurs : voici l’esthétique nouvelle en laquelle nous croyons. Ces frontispices seront repris dans L’Album de la Revue blanche (1895). Cette opération est un succès que Natanson a souvent commenté, comme lors d’une critique de l’exposition Vollard de 1897 :

Voilà des noms qui sont familiers aux lecteurs de ce recueil, où, voici bientôt trois ans, la série de leurs lithographies, en frontispices, composait, à fort peu près, le même groupement.

Thadée Natanson, « Petite Gazette d’Art », La Revue blanche, n° 12, 15 avril 1897, p. 484.

En ouvrant les numéros, ces images fournissaient ainsi une tonalité visuelle aux textes littéraires qui les suivaient. En 1892, alors qu’elle venait de lancer sa propre maison d’édition, la revue avait déjà testé la publication de frontispices en volumes en invitant Vuillard et Denis à illustrer respectivement Les Nouvelles passionnées de Maurice Beaubourg et La Réponse de la bergère au berger d’Édouard Dujardin.

Frontispice pour les Nouvelles passionnées de Maurice Beaubourg
Frontispice pour les Nouvelles passionnées de Maurice Beaubourg |

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Frontispice pour La Réponse de la bergère au berger d’Édouard Dujardin
Frontispice pour La Réponse de la bergère au berger d’Édouard Dujardin |

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Dans les pages mêmes de la revue, alternent les portraits, les culs-de-lampe et les publicités dessinés par Vallotton, Bonnard, Vuillard, Toulouse-Lautrec ou Paul Ranson. Plus tardivement, ce sont les contributions de jeunes fauvistes comme Kees van Dongen qui suivront. Dans les premières années, le Nabi Maurice Denis publie même quelques articles critiques sous le pseudonyme de Pierre Louis.

NIB : moniteur des peaux et des tringles 
NIB : moniteur des peaux et des tringles  |

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La revue a ensuite continué de donner une place de choix à « ses » peintres dans des suppléments spéciaux. Le Chasseur de chevelures, supplément humoristique, permet à Félix Vallotton de populariser ses premiers portraits d’écrivains, ses « masques ». Plus grandioses encore sont les trois numéros du NIB rien » en argot), sous forme de dépliants en deux grandes pages, associent un peintre et un écrivain (Tristan Bernard et Toulouse-Lautrec, Jules Renard et Félix Vallotton, Romain Coolus et Pierre Bonnard). Le texte et l’image s’imbriquent alors toujours davantage, au croisement de la bande dessinée naissante et de l’affiche, par des jeux typographiques innovants.

Le NIB carnavalesque
Le NIB carnavalesque |

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Notes

  1. Un défenseur des Nabis, Julien Leclercq, utilisa ce titre pour une de ses critiques : « La lutte pour les peintres » Mercure de France, vol. 12, no 59, novembre 1894, p. 254-271.

Provenance

Cet article a été publié dans le cadre de l’exposition Impressions nabies présentée à la BnF du 9 septembre 2025 au 11 janvier 2026. 

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