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Saints, preux, rois : les héros médiévaux

La mort de Roland à Roncevaux
La mort de Roland à Roncevaux

Bibliothèque nationale de France

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Héritier du modèle guerrier antique, le héros médiéval se teinte aussi d'un vernis chrétien. Il est celui qui accomplit les deseins de Dieu, quelle que soit sa place dans la société.

Le héros médiéval

Dans le fracas des armes qui mène au sacrifice guerrier, le combat épique de Roland à Roncevaux relaie les duels homériques auxquels se livrent Grecs et Troyens. On y retrouve une liste de vaillants personnages masculins, l’obsession aristocratique d’être le meilleur, de prouver sa valeur, la position privilégiée de l’épopée dans la culture littéraire des humanités qui entretiennent la mémoire des héros.

Pourtant, le développement du christianisme et la mise en place de la société médiévale ont engendré une mutation des figures de l’excellence. Si, dans les nouvelles catégories mentales, un être humain ne peut plus devenir dieu, les intercesseurs entre les deux univers sont valorisés. Les héros du Moyen-Âge sont ceux qui accomplissent les desseins de Dieu, qui se rapprochent du modèle divin absolu. Les saints sont donc privilégiés mais à leur côté émergent les preux, dont la célébrité, à partir du 12e siècle, sera surtout littéraire et l’existence, souvent imaginaire. Des souverains tel Louis IX, ont tenté de réunir ces deux modèles en rassemblant sur leur personne sacrée des vertus spirituelles et temporelles. Les figures héroïques médiévales, réelles ou fictives mais toujours symboliques, sont marquées du sceau du merveilleux car, au Moyen-Âge, tous les genres littéraires sont, à des titres divers, ouverts à cette dimension.

Chrétiens exceptionnels par leur mort, les martyrs furent les premiers intercesseurs entre Dieu et les hommes. Cette fonction sotériologique n’était pas reconnue aux anciens héros. Avec la disparition des persécutions et la légalisation du christianisme au 4e siècle, ce sont les confesseurs, les évêques, les ascètes, qui deviennent des modèles de perfection.

La Vie et miracles de monseigneur saint Martin, translatée de latin en françoys
La Vie et miracles de monseigneur saint Martin, translatée de latin en françoys
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Saint- Martin, l'« athlète de la foi »

Né en 316 et mort en 397, Saint Martin de Tours fut pendant tout le Moyen-Âge et une partie de l’époque moderne, un des saints les plus populaires. Ses premiers biographes sont Sulpice Sévère, au 6e siècle, puis Grégoire de Tours, au 6e siècle. Ces derniers ajoutèrent dans leurs hagiographies de nombreux éléments légendaires (au sens premier de ce qui doit être lu) pour faire de lui un modèle d’homme d’action et de mystique, et furent à l’origine de sa renommée. La Vie de Martin de Sulpice Sévère, par la succession d’épisodes anecdotiques et miraculeux du moine-évêque, dont le plus connu est celui du manteau partagé, est devenue un modèle hagiographique et une source d’inspiration pour les artistes durant tout le Moyen-Âge. Cet ancien légionnaire romain, perpétuel migrant, fut ermite, évêque, « athlète de la foi » contre le paganisme. La relique de son manteau (sa « cape ») serait, par glissement métonymique, à l’origine du mot « chapelle » et de nos jours encore, des centaines de communes portent son nom. En racontant la vie de ce « soldat du Christ » devenu saint patron du royaume de France, Sulpice Sévère a voulu faire une « œuvre utile » qui devait servir « ensuite d’exemple aux autres : à coup sûr, cela incitera les lecteurs à la vraie sagesse, à la milice céleste et à la vertu divine ».

Distinguer saints et héros

Les Pères de l’Église débattent, au 4e siècle, des ressemblances et des différences entre les héros et les saints. Les deux figures peuvent se nourrir l’une de l’autre : on évoque les vertus et les expériences héroïques du saint, qui lutte contre les passions et les vices, mais les héros anciens sont détrônés par des personnages dont la popularité est liée à leurs capacités surnaturelles à faire des miracles et leur ancrage dans le local. Les saints sont pour l’Église des modèles à imiter et, pour tous, des guides spirituels dans la voie du salut. À partir du 10e siècle la papauté cherche à contrôler, par les procès de canonisation, la qualification des grands hommes médiévaux. Au 13e siècle, les critères deviennent plus stricts, les procédures officielles plus coûteuses, creusant ainsi le fossé avec les saints populaires, sauveurs dont les précieuses reliques, souvent objets de dévotion spontanée, sont âprement disputées.

Le preux chevalier

Il existe une autre voie pour agir de manière exceptionnelle : la chevalerie, qui hérite notamment des valeurs des élites guerrières germaniques et qui met son bras armé au service du seigneur puis de Dieu. La chevalerie se constitue entre le 11e et le 13e siècle. Formée de simples combattants à cheval, elle devient un ordre réservé à la noblesse à partir du 13e siècle. À la différence du saint, le preux (« celui qui est utile ») n’est qu’un héros interne à l’aristocratie. Sa brutalité guerrière suscite d’ailleurs chez le peuple davantage d’effroi que d’admiration, bien que l’Église ait cherché elle aussi à assurer sa propre défense et à limiter les désordres et méfaits des guerres intestines, en ayant recours à des institutions comme la Paix de Dieu et la Trêve de Dieu (10e-13esiècles). L’Église est passée du refus de la guerre, aux premiers siècles du christianisme, à son acceptation, avant de prêcher la guerre sainte et la croisade.

La geste de Roland

Le personnage de Roland est emblématique de l’idéal de la chevalerie chrétienne avant d’être l’archétype du chevalier français. On ne sait presque rien du personnage historique, présenté comme préfet de la marche de Bretagne dans la chronique d’Éginhard, qui raconte, au début du 9e siècle, la vie de Charlemagne. Il est en fait le produit d’une épopée littéraire élaborée vers 1100 : La Chanson de Roland, qui raconte les expéditions de l’armée de Charlemagne en Espagne contre les Sarrasins, soit quatre siècles auparavant. Cette chanson de geste (du latin « gesta » qui désigne les actions héroïques et par métonymie l’histoire de ces hauts faits) est la première d’un genre qui connaît son apogée en Occident, dans la féodalité des 11e, 12e et 13e siècles. Elle célèbre, à travers les figures héroïques de Roland, Olivier et leurs compagnons, l’esprit manichéen de croisade qui les anime jusqu’au martyre dans le monumental tombeau de Roncevaux. Roland est excessif alors qu’Olivier est « sage ». Mais, bien qu’il soit responsable de la défaite de l’arrière-garde carolingienne pour n’avoir pas voulu sonner du cor, c’est Roland qui est devenu le principal personnage.

Recueil des poésies de Robert de Blois et autres pièces
Recueil des poésies de Robert de Blois et autres pièces
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« Mon compagnon, Roland, l’olifant, sonnez-le !
Charles l’entendra, il fera revenir l’armée,
Nous secourra avec tous ses chevaliers. »
Roland répond : « Ne plaise à Dieu, notre seigneur,
Qu’à cause de moi mes parents soient blâmés
Que la France la douce sombre dans le déshonneur ! »

La Chanson de Roland

La chanson exalte donc la fidélité du vassal, l’honneur lignager, le compagnonnage héroïque, composants essentiels d’une féodalité idéale. L’archevêque Turpin, qui participe au massacre, représente l’Église mais il valorise davantage ceux qui combattent que ceux qui prient :

L’archevêque dit : « Voila qui est très bien !
Voilà comment doit montrer sa valeur
Un chevalier armé et monté sur son bon destrier :
Ou autrement il ne vaut pas quatre deniers ;
Il doit se faire moine, plutôt, dans quelque monastère
Où toute sa vie il priera pour nos péchés. »
(Ibid.)

La Chanson de Roland

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L'idéal courtois du preux chevalier

Olivier est qualifié à deux reprises de « preux » et de « courtois ». Le 12e siècle inaugure en effet une nouvelle qualité nécessaire au chevalier, qui tente d’approcher la perfection. Doctrine amoureuse dans la poésie, la courtoisie est un idéal de vie dans le roman, nouveau genre littéraire écrit en langue romane, qui s’adresse à un public avant tout chevaleresque, et dont le contenu reflète les préoccupations des cours princières et des grands seigneurs féodaux. Le roman courtois, celui de Chrétien de Troyes notamment, qui puise dans la matière de Bretagne, met en scène, dans un univers arthurien magique, des héros doués de toutes les qualités : courageux, beaux, généreux et vaillants. Érec, Gauvain, Lancelot – « le meilleur chevalier du monde » –, ou Perceval, doivent poursuivre un idéal quasiment inaccessible puisqu’il s’agit de concilier amour de la dame, amour spirituel, vaillance, honneur. Cette quête du dépassement de soi est un éloge de la morale aristocratique – « sorte d’autoportrait flatteur que la chevalerie, sans cesse, observe pour mieux lui ressembler. Les guerriers de la réalité ont inspiré la littérature qui, à son tour, a façonné la chevalerie, modèle mythique pour des hommes qui s’en imprègnent, la rêvent et la vivent à la fois ». La christianisation progressive du mythe arthurien dont témoignent les métamorphoses du Graal, montre que la définition de l’excellence et de la morale idéale est un enjeu entre le discours laïc de l’aristocratie et celui, religieux, de l’Église. Même si des personnages durables comme saint Georges figurent à l’intersection du chevalier et du saint, l’irruption de l’érotique « courtoise » comme valeur profane a creusé une nouvelle différence entre l’image du saint et celle du héros : on sait que la sainteté est l’affaire d’une vie alors qu’un acte suffit à être héroïque ; le saint est humble quand le héros cherche la gloire et, surtout, le potentiel érotique, la dimension sexuelle du héros, vont s’opposer à l’abstinence du saint.

Le roi

Un autre personnage tente de s’ériger en modèle conciliant vertus chevaleresques et chrétiennes, c’est le roi. Présentés comme héritiers des souverains bibliques, tel David, « les nouveaux héros de l’art de gouverner sont les rois », qui associent les trois fonctions sociales fondamentales : ils sont en même temps juges, guerriers et bienfaiteurs.

Charlemagne versus Arthur

Renaut de Montauban
Renaut de Montauban
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Il est vrai que le roi détrône progressivement l’empereur dans la course à la sacralisation au sommet de la société féodale, mais l’empereur Charlemagne est un des principaux héros du Moyen-Âge et de l’histoire postérieure de l’Europe. Il est devenu mythique de son vivant (748-814), et la Vita Karoli, sa première biographie, rédigée par Éginhard vers 840, s’inspire de celle des Douze Césars de Suétone. Guerrier féroce contre les Saxons, protecteur de la papauté, défenseur de la foi, législateur, il est un héros complet, polyvalent et fondateur pour tous les souverains (les rois de France recevaient à leur couronnement la couronne ite de Charlemagne et son épée, « Joyeuse »). La légende de sa barbe fleurie, son portrait en colosse, les nombreuses exhumations de son cadavre, montrent que son corps est paré de vertus qui n’ont cessé de fasciner.

Lancelot du Lac
Lancelot du Lac
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Arthur, chef de guerre qui aurait vécu au 6e siècle, est devenu, à l’instar de Charlemagne, un personnage mythique, un modèle de souverain idéal au Moyen-Âge, happé par l’imaginaire d’un mythe littéraire très fécond qui s’est élaboré au 12e siècle. Sa naissance merveilleuse, son existence glorieuse au côté des chevaliers de la Table ronde et sa mort mystérieuse sont conformes au modèle biographique héroïque fondamental. Figure bretonne instrumentalisée par les rois d’Angleterre, Arthur est devenu un héros rival de Charlemagne, dont les princes allemands et français avaient cherché le prestigieux parrainage.

Bréviaire d'hiver, à l'usage de l'église de Paris
Bréviaire d'hiver, à l'usage de l'église de Paris
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Le bon roi saint Louis

Dans le royaume de France, la construction du personnage de saint Louis (1214-1270) comme héros médiéval a été minutieusement étudiée par l’historien Jacques le Goff. Il a montré comment l’entourage du roi a créé une image idéale et charismatique qui a permis à Louis IX d’être un des rares laïcs canonisés au Moyen-Âge. Les ordres mendiants ont proposé une figure exemplaire de roi chrétien dans une vie de Louis IX qui à la fois tient du récit hagiographique et du genre pédagogique du miroir des princes. Ils valorisent la dimension spirituelle de Louis IX quand les moines de l’abbaye bénédictine de Saint-Denis mettent l’accent sur le roi modèle. Ce dernier a fait réaménager la nécropole des rois de France et a commandé ce qui sera le noyau des Grandes Chroniques de France. Il s’inscrit dans une continuité dynastique et s’appuie sur les figures prestigieuses de Clovis et de Charlemagne.

Les chroniqueurs biographes contemporains (Joinville) montrent que Louis IX s’est efforcé en même temps d’incarner un modèle. Il « veut surtout réaliser l’idéal humain qui lui paraît le plus haut, celui qui, au 13e siècle, tend à remplacer les idéaux du preux et du courtois en les réunissant et en les domptant : l’idéal du prud’homme ».

Les mutations économiques, sociales et techniques de la fin du Moyen-Âge entraînent un déclin du héros chevaleresque accompagné d’une exaltation de son idéologie. Au moment où les valeurs réalistes de la bourgeoisie et des légistes gagnent du terrain, où l’efficacité militaire du chevalier décroît, celui-ci est idéalisé comme en témoignent la création des ordres laïcs de chevalerie au 15e siècle et le succès littéraire du thème des neuf Preux et des neuf Preuses entre les 14e et 16e siècles. Personnages de l’Ancien Testament, de l’Antiquité et du Moyen-Âge, ces preux incarnent les rêves d’une aristocratie nostalgique qui cherche, dans un passé idéalisé, des héros prestigieux mais périmés. À travers les avatars du preux, ses errances entre réalité et fiction, les confusions entre légende et histoire, on comprend comment le héros a, au 17e siècle, pris le sens nouveau de personnage principal d’une œuvre littéraire. En s’émancipant de Dieu et de la réalité, le héros gagne une intériorité, une épaisseur psychologique, une autonomie de destin, que ne possédaient ni Achille ni Roland ; mais c’est au risque de douter de son action, de la voir disparaître de la narration et que surgisse l’antihéros.

Provenance

Cet article provient du site Héros (2007)

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