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La lithographie au 19e siècle

Un art étouffé
Jane Avril chez l’imprimeur lithographe
Jane Avril chez l’imprimeur lithographe

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
Procedé d'impression utilisant un crayon gras et une pierre calcaire, la lithographie s'impose au 19e siècle comme le moyen privilégié de reproduction des images, notamment dans la presse. Bon marché, plus simple à mettre en œuvre que la gravure sur pierre ou sur cuivre, elle séduit de nombreux artistes par la liberté qu'elle procure et devient la technique prédilection des caricaturistes, à l'image d'Honoré Daumier. Mais son caractère subversif se heurte rapidement à la censure, et la lithographie peine à se faire une place au sein des beaux-arts.

La possibilité d'un art

Dans l'atelier du lithographe
Dans l'atelier du lithographe |

Bibliothèque nationale de France

Au 19e siècle, être lithographe, et seulement lithographe, n’offrait pas aux illustrateurs une condition bien glorieuse. La lithographie était un procédé industriel dont la qualité majeure résidait, au regard des estampes en taille-douce, dans sa facilité de réalisation et son bas prix qui la destinait à un public populaire, réputé peu exigeant et soumis aux modes du jour.

Dès que Paris en eut connaissance, la lithographie fut pourtant accueillie comme un outil qui pouvait changer le cours de l’histoire de l’art. Le théoricien de l’art, secrétaire de l’Académie, Quatremère de Quincy, pour qui la gravure ne pouvait pas être un art, contresigna le Rapport à l’Académie des beaux-arts qui, en 1816, faisait l’éloge du nouveau procédé : « En effet, que le peintre dessine sur la pierre, c’est lui seul qui invente, exécute avec la fougue du génie ou l’amour de la perfection; c’est son style, la manière qui lui est propre, et jusqu’à ses défauts dont il ne peut se prendre qu’à lui-même. » Dans son Essai sur les beaux-arts, en 1818, François Miel considère, au-delà des facilités de reproduction, « la gravure sur pierre comme un nouveau moyen de publier la pensée ».

Rendant compte du Salon de 1824, Adolphe Thiers, alors critique d’art, saisit aussitôt le caractère démocratique de la lithographie : « Le public s’est groupé devant la boutique des étalagistes, et a contemplé les nombreuses lithographies qui les décorent avec la volupté que lui procure la variété gaie et piquante, la vérité facile à comprendre, la vérité prise autour de lui, et souvent empruntée à lui-même. Que de classes, que de rangs confondus parfois en présence d’une charmante caricature de Charlet ou d’Horace Vernet ! Que d’hommes différens [sic] de costumes, de mœurs, d’esprit, arrêtés ensemble devant un léger croquis, et malgré la diversité de leurs goûts, riant néanmoins du même sujet, avec le même sentiment de plaisir et d’hilarité ! Le dessin a fourni de la sorte une véritable comédie souvent plus vraie, plus gaie que la comédie jouée avec appareil sur nos théâtres. »

La tradition de la censure

Démarchage pour les votes (Canvassing for Votes)
Démarchage pour les votes (Canvassing for Votes) |

Bibliothèque nationale de France

La lithographie, bien qu’elle fût encouragée par Napoléon puis par Louis XVIII, qui y voyaient d’abord un outil de développement commercial et industriel pour concurrencer les Anglais, pouvait devenir vite une arme de la jeune presse anti-monarchiste. La censure y veilla.

En Angleterre, la liberté de la presse était une tradition, remontant à la suppression du Licensing Act (qui correspondait à notre autorisation préalable) en 1695, à l’époque où Louis XIV faisait brûler en place publique l’auteur d’un dessin qui le représentait avec ses maîtresses. La tradition française était celle de la censure. La caricature politique en France demeura masquée, obscure et s’abstint longtemps de s’attaquer au corps du roi. Cette réserve s’explique par la force d’une monarchie absolue et par la faiblesse (ou la complicité) des classes moyennes, instruites et politisées, dont le poids, en Angleterre, firent la fortune de Hogarth et de Rowlandson.

La tradition de la censure avait persisté en France au cœur même de la Révolution. La Déclaration des droits de l’homme l’avait supprimée, le 26 août 1789, alors qu’elle avait été réintroduite par la nomination d’un censeur pour les caricatures dès le 31 juillet.

La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, article 11, 1789

Néanmoins, le 20 janvier 1790, l’Assemblée constituante était saisie d’un projet de décret « contre les délits résultants de l’impression et publication des gravures », et le terme de « lèse-majesté » fut remplacé par celui de « lèse-nation ». La censure fut réaffirmée en pleine Révolution le 17 avril 1794 (28 germinal an II). Dans un discours du 22 avril 1794, le peintre révolutionnaire et néo-classique Wicar, condamnant les têtes d’expression de Louis-Léopold Boilly demanda « qu’on brûle ces estampes infâmes au pied de l’arbre de la liberté ».

Le Consulat et l’Empire ne furent pas plus tolérants : le 16 janvier 1799 (27 nivôse an VII), Bonaparte supprima la plupart des journaux politiques. Pendant ce temps la presse satirique naissait en Angleterre, patrie du premier quotidien, The Daily Currant, en 1702. En 1807, les gravures de Hogarth étaient republiées dans les albums des Tegg’s caricature magazine, dénonçant violemment l’injustice sociale. En 1808, paraissait The Satirist et, en 1811, Scourge Le Fouet ») avec les dessins de George Cruikshank.

Caricature contre Louis XVIII et l’empereur de Russie au Congrès d’Aix-La-Chapelle
Caricature contre Louis XVIII et l’empereur de Russie au Congrès d’Aix-La-Chapelle |

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Sous Louis XVIII, la liberté de la presse fut de courte durée. À peine l’avait-il rétablie, le 9 novembre 1815, qu’il promulguait un décret « sur les cris et écrits séditieux ». Le premier journal satirique français illustré, Le Nain jaune, fut lancé dès décembre 1814 mais s’imprimait à Amsterdam. D’autres l’imitèrent comme Les Annales du ridicule ou scènes et caricatures parisiennes, en 1815. Les journaux satiriques qui se multipliaient sous la Restauration demeurèrent cantonnés aux caricatures innocentes.

Dès 1820, après l’assassinat du duc de Berry, la censure fut rétablie. Charles X libéra à nouveau la presse et la caricature politique se déchaîna après 1824. À cette date, le jeune Daumier faisait son apprentissage. Mais les Français étaient malhabiles dans le genre, comme le notait déjà La Bruyère, à la fin du 17e siècle : « Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire ; les grands sujets lui sont défendus : il les entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses, qu’il relève par la beauté de son génie et de son style. » Les dessinateurs français sont habitués aux images plus bavardes que graphiques, aux dessins allégoriques compliqués et à un crayon fruste qui se veut « populaire » même s’il ne l’est pas. À cette époque où la caricature politique aurait pu s’enhardir, les artistes, et les lithographes en particulier, n’étaient pas prêts. Cette période de liberté, d’ailleurs, ne dura pas plus que les précédentes : la décision de Charles X, harcelé par une presse impatiente, de rétablir la censure, par l’ordonnance du 25 juillet 1830, déclencha la Révolution.

« Ah ! Tu veux te frotter à la presse ! »
« Ah ! Tu veux te frotter à la presse ! » |

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Les Mannequins politiques : « Ce jeu n’a duré que trois jours »
Les Mannequins politiques : « Ce jeu n’a duré que trois jours » |

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La lithographie s’était déjà répandue très vite en feuilles volantes, ou en albums comme les Albums lithographiques de Engelmann, publiés de 1823 à 1831, mais n’avait pénétré que progressivement dans la presse, en raison de son incompatibilité avec la typographie. La Silhouette, journal satirique illustré de lithographies que fondèrent Philipon et Ratier en décembre 1829, six mois avant la révolution de Juillet, et qui ne dura qu’un an, fut, comme le dit James Cuno, « le prototype » des journaux satiriques illustrés de lithographies qui lui succédèrent, La Caricature, de 1830 à 1835, et surtout Le Charivari, lancé en décembre 1832 et dont la longue carrière ne s’acheva qu’en 1893. Daumier fut de ces trois équipages. La presse était libre, pour peu de temps, les caricaturistes étaient prêts, la lithographie aussi. 

De l'illustration populaire à l'Art

Pour toutes ces raisons, la lithographie française n’avait pas pu donner toute sa mesure. Des artistes audacieux comme Delacroix ou Géricault, y voyaient la possibilité d’un art à la fois original et populaire, mais les peintres académiques y trouvaient surtout le moyen de reproduire leurs tableaux plus commodément. Plus qu’un outil nouveau de création, la lithographie était prisée pour sa fidélité et finalement, son académisme. Le succès rapide de la lithographie fut vite absorbé par une production d’images bon marché, sentimentales ou grivoises, qui la privaient de ses ressources expressives et la détournaient de sa vocation à exprimer la violence par la spontanéité du trait qu’elle permet et la force de ses contrastes. Les premières productions semblent ne vouloir que poursuivre d’une autre manière la gravure en taille-douce. On y croise sagement les traits comme s’il s’agissait d’un burin. Pour obtenir des effets picturaux, Charlet fait de la manière noire, Eugène Isabey, des lavis, Isidore Deroy et les paysagistes des Voyages pittoresques et romantiques dans l’Ancienne France, s’appliquent à fondre les plans dans un gris brumeux, Devéria enveloppe ses personnages dans un modelé soigneusement dessiné, si bien que les lithographies romantiques ne tirent souvent du crayon gras et de la pierre avide, que des effets vaporeux ou des formes amollies.

Portrait d’Adolphe Dittmer
Portrait d’Adolphe Dittmer |

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Le château de Cirey
Le château de Cirey |

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Caricature et art moderne

Delacroix bien sûr et quelques romantiques plus diaboliques, y trouvèrent la possibilité de sabrer leurs dessins d’accents vigoureux et d’en sortir des effets sauvages. Mais leurs œuvres ne suscitaient que le mépris ou l’effroi, comme le raconte Delacroix lui-même dans une lettre à Philippe Burty à propos de son Faust, publié en 1828, où il lui rappelle « l’étrangeté des planches qui furent l’objet de quelques caricatures et [le] posèrent de plus en plus comme un des coryphées de l’école du laid ».

Il se produisit donc dès ce moment un mouvement inverse dont l’œuvre de Daumier bénéficia à la fin du siècle, pour justifier son entrée dans l’histoire de l’art par son classicisme et son orthodoxie picturale : au moment où la caricature trouve son langage sous les formes de dessins de presse, inacceptables par le monde de l’art, l’art moderne, celui de Delacroix, va chercher dans le même registre des effets nouveaux, comme l’avait fait le maniérisme à la fin du 16e siècle, contre le goût raphaëlesque. Le réalisme des Carrache avait alors porté la caricature sur les fonts baptismaux de l’art.

Les qualités graphiques de la lithographie furent exploitées à l’extrême par Manet, en 1862, au plus fort de la censure de l’Empire autoritaire. Le Ballon était une image subversive, que l’imprimeur Lemercier refusa de tirer, comme il refusa d’imprimer la lithographie de L’Exécution de Maximilien, du même Manet, comme était aussi subversive son portrait de Mac Mahon en Polichinelle, ou sa caricature d’Émile Ollivier. La lithographie restait associée dans les esprits à la satire et à l’imagerie populaire. Si bien que, pour trouver son style et devenir un art, la lithographie devait peut-être passer par la caricature.

Le Ballon
Le Ballon |

Bibliothèque nationale de France

Émile Ollivier
Émile Ollivier |

Bibliothèque nationale de France

La technique des Romantiques

En Angleterre, être caricaturiste et artiste n’était pas aussi contradictoire, comme le montraient, depuis le milieu du 17e siècle, l’œuvre de Hogarth et les tableaux satiriques que les collectionneurs n’hésitaient pas à faire figurer dans leurs collections. Toute une classe moyenne était friande de charges anti-monarchiques et anti-françaises.

L’anglomanie de la Restauration avait fait sortir la caricature française de ces symboles alambiqués et de ce graphisme maladroit qui leur donnait un air volontairement fruste. En Espagne, Goya, prêchant dans un désert, avait donné à la caricature ce tour tragique que les Romantiques appréciaient tant et qui permettait à Baudelaire de classer la caricature non pas comme une dépravation de l’art mais comme un genre artistique à part entière, une forme de tragédie. Delacroix l’avait prouvé dans ses lithographies de Faust, où il semble avoir voulu illustrer l’éloge du grotesque par Victor Hugo qui, dans la préface de Cromwell, « fait ramper Méphistophélès autour de Faust ». Dans Racine et Shakespeare, cet autre manifeste du romantisme, le jeune Stendhal décrit, dans son chapitre sur « Le rire », une scène qu’aurait pu illustrer Daumier. Pour ces auteurs qui cherchent la grandeur dans le laid, l’expression outrancière, le réalisme trivial, Daumier devient un maître.

Daumier, un modèle pour tous

Le mouvement ascendant qui tendait à relever les petits genres rejoignait le mouvement descendant qui tendait à pencher le grand art, peinture d’histoire ou poésie, vers le grotesque. La presse en était largement le vecteur : le roman-feuilleton et le dessin de presse se battaient sur ce front. La rencontre de Daumier avec les amateurs d’art était inscrite dans le croisement de ces trajectoires. Chaque fois, le classicisme de Daumier fut au centre des débats. Julius Meier-Graefe, défenseur s’il en fut de l’art moderne, louait le classicisme de Daumier, qu’il opposait à l’art jugé par lui insuffisant et indiscipliné de Goya. Dans le débat sur le japonisme, Théodore Duret se servait d’Hokusaï pour défendre Daumier et Daumier lui servait de modèle pour défendre Hokusaï, dont l’érudit japoniste anglais Ernest Fenollosa méprisait la vulgarité.

Le coup de vent dans les rizières d’Ejiri dans la province de Suruga (Shunshû Ejiri en Suruga)
Le coup de vent dans les rizières d’Ejiri dans la province de Suruga (Shunshû Ejiri en Suruga) |

© Bibliothèque nationale de France

Le Souffleur
Le Souffleur |

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Le rôle que joua Daumier, ou que jouèrent ses défenseurs, dans cette reconnaissance est incontestable. Daumier n’aurait pas cependant pas connu une telle célébrité s’il n’avait été que lithographe. Par chance, il fut peintre. On peut dire par chance car sa carrière de peintre n’a pas été délibérée. Certes, comme tous les jeunes artistes de la génération de 1830, il en rêvait et c’est sous l’appellation de « peintre », qu’il se fit inscrire sur le registre d’écrou de la prison de Sainte-Pélagie en 1832. Mais de peinture, il n’en réalisa aucune qui soit connue avant l’occasion que lui offrit le concours pour une allégorie de la République, en 1848, et c’est dans les Salons de la Seconde République qu’il exposa ses toiles. Il poursuivit sans succès une carrière de peintre qui ne pouvait être pour lui, sans doute à son grand regret, qu’une activité subalterne. Sculpteur, il le fut d’occasion. Il ne cultiva pas outre mesure cet art qui lui allait pourtant si bien, et ses fameux bustes de parlementaires, même s’il en attendait quelque profit auprès des lecteurs de La Caricature, ne furent coulés dans le bronze qu’en 1927.

Provenance

Cet article provient du site Daumier et ses héritiers (2008).

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