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Parcours pédagogique

Faust dans la musique romantique

Par Françoise Gourdeau, professeure agrégée d'éducation musicale
Faust et Wagner
Au tournant du Sturm und Drang et du romantisme, Gœthe (1749-1832) s’empare en 1798 (1re publication en 1808) puis 1831 d’un mythe puisant ses sources au 16e siècle : Faust. Il narre les aventures d’un savant âgé qui, dégoûté de la science et de la vie en général livre son âme à Satan. Celui-ci lui promet en échange la réalisation de tous ses désirs. Rajeuni, le Docteur Faust séduit Marguerite, âme pure, pieuse et candide qui finira condamnée pour avoir noyé leur enfant. Dans une chevauchée infernale Méphisto entraîne alors Faust vers l’Enfer sur lequel il règne. Dans le second Faust, ce sont les prières de la jeune fille qui le sauveront de la damnation éternelle.
Le thème de Faust se prête tout particulièrement à une étude musicale. Le texte de Goethe est truffé de chansons, de romances, de chants d’esprits célestes ou infernaux, de chœurs de sorciers et de sorcières... tous poèmes dont s’empareront tant de compositeurs romantiques auteurs de lieder : Beethoven, Schubert, Liszt, Loewe, Wagner pour ne citer que les plus célèbres. Aidés par différents librettistes, Spohr, Berlioz, Gounod, Schumann, Boïto ont repris le Faust de Goethe sous forme d’ouvrage lyrique. La légende a également inspiré à quelques autres des œuvres orchestrales de Liszt, Wagner, Smetana, Mahler par exemple. Enfin, au 20e siècle, le mythe est encore illustré par Busoni, Höller, Manzoni, Schnittke, Adams, ou en France Pousseur, Dusapin et Fénelon.
Le parcours est conçu pour des classes de quatrième. Plusieurs thèmes et genres peuvent être abordés en classe : l'illustration d'un mythe par des œuvres patrimoniales du 19e siècle européen, les tessitures vocales et la caractérisation des personnages dans l’opéra romantique, la musique orchestrale à programme et le lied ou la mélodie. Des passerelles peuvent être établies avec d'autres matières, notamment les lettres (autour du romantisme et du fantastique : les Faust de Goethe et Gérard de Nerval) et les arts plastiques (avec les esquisses et illustrations de Faust par Delacroix).
 
Les ressources pour réaliser l'activité

Les esquisses de Delacroix

La première traduction française du Faust de Gœthe, due à Albert Stapfer en 1823 offre à Delacroix (1798-1863) l’occasion de s’intéresser au mythe. C’est pourquoi, sur proposition de l’éditeur Charles Motte en 1826, et frappé par la dimension théâtrale et universelle du récit, il accepte d’illustrer l’ouvrage finalement publié en 1828, de dix-sept lithographies.

Au plus près des personnages et des situations dont il s’est imprégné en différentes occasions, Delacroix s’attache à caractériser le décor, l’ambiance et les symboles liés à chaque étape retenue, qu’elle soit anecdotique, fantastique, enténébrée ou comique... Son imagination et sa maîtrise technique lui permettent de recréer un Moyen-Âge au gothique fantasmé d’une grande vitalité.

Démarches proposées

Afin que les élèves s’approprient les images, on pourra les leur donner dans le désordre, ou sous forme de jeux de cartes, en groupe-classe ou en îlots, et leur demander de les relier au texte qui lui, sera projeté dans l’ordre. À l’inverse on pourra proposer les textes narratifs dans le désordre avec l’aide des images pour reconstituer le déroulement de l’intrigue.

Si l’on part des textes et des images « en vrac », l’exercice est plus difficile mais il permettra aussi de faire deviner et raconter le mythe.

Les ressources pour réaliser l'activité

Voici quelques extraits emblématiques de la légende faustienne illustrée par des compositeurs du 19e siècle et pouvant se rattacher directement à l’une des estampes de Delacroix.

Démarche proposée

Dans un premier temps, on pourra faire écouter l’extrait et lire le texte afin de le situer et de mettre en regard la lithographie correspondante. Puis on passera au travail d’analyse auditive propre à chaque exemple.

Charles Gounod (1818-1893), « Air des bijoux », Faust, 1859

Enregistement proposé : Faust, dir. Michel Plasson, EMI, 2009

Analyse : la différence entre air et récitatif

Cet air prend place dans l’acte III de l’opéra. Marguerite, une jeune fille pauvre, découvre la cassette de bijoux que vient de déposer devant sa porte Méphistophélès se substituant à Faust. L’air témoigne de l’émerveillement et de l’incrédulité de la jeune fille, dont la voix de soprano symbolise la pureté et la simplicité.

L’extrait se prête, pour des collégiens, à l’analyse de la différence entre récitatif et air. Dans le récitatif, le but est de faire avancer l’action, donc d’avoir une diction syllabique et une intonation proches de la parole parlée : pas de vocalises, ambitus restreint, beaucoup de passages a cappella, des phrases qui montent vers l’aigu pour les questions posées, pas de répétitions, une forme libre qui suit le texte. Le rôle de l’orchestre se borne à ponctuer les incises par des cadences, à soutenir la voix par des tenues, à rappeler fugacement l’air précédent, ou à montrer l’empressement et le « cœur battant » de l’héroïne... Au contraire, l’air traduit les sentiments de la jeune fille, l’intrigue y est suspendue et la musique prédominante : « Ah ! » initial dont le trille imite le rire, vocalises, répétitions, ralentis, nuances variées, souplesse et grand ambitus de la mélodie, expressivité des intervalles (par ex. le saut sur le dernier mot). L’orchestre commente et valorise la voix ; les flûtes font référence au rire, le rythme de valse évoque la légèreté d’une danse, des motifs s’élancent vers l’aigu… La forme de l’extrait est clairement ABA’, finissant par une coda et une conclusion orchestrale enlevée.

On peut élargir en montrant une image issue de l'album Tintin et les bijoux de la Castafiore et en se demandant pourquoi cet air est si célèbre qu’il a été repris dans cette bande dessinée.

Ressources

Hector Berlioz (1803-1869), « La course à l’abîme », Damnation de Faust, sc. 18 et début de la sc. 19, 1846

Enregistement proposé : La Damnation de Faust, dir. Kent Nagano, Erato, 1994 et Warner Classics, 1997

Analyse : les caractéristiques de la tension dramatique

La course à l’abîme se situe presque à la fin (IVe partie) de cette « Légende dramatique ». Comme sur la lithographie de Delacroix, s’y trouvent le diable et Faust sur deux chevaux lancés au galop vers l’Enfer. Ce sont les chœurs des paysans en prière qui débutent la séquence et les voix des démons et âmes damnées qui la refermeront.  Entre les deux, l’angoisse grandissante de Faust suivra inexorablement les exhortations diaboliques de Méphisto. On retrouve ces éléments à la lecture du texte dans lequel Berlioz, auteur du livret, toujours original et imaginatif n’hésite pas à utiliser le latin pour les chants de prières ainsi que les onomatopées (« ah ! et hop ! ») ou encore à inventer une langue pittoresque et truculente pour les puissances infernales. Quant aux voix, elles caractérisent la fonction de chacun des intervenants : les voix de femmes à l’unisson pour les invocations religieuses, les chœurs mixtes pour les paroles goguenardes des damnés ; le jeune premier est un ténor, le maléfique Méphisto un baryton.

Il est assez facile pour des élèves de 4e d’identifier la plupart des éléments musicaux qui rendent cette scène dramatique et en accentuent petit à petit la tension. Dès le début, on notera le contraste qui initie le malaise, entre les voix « séraphiques » en latin et les solistes dont le discours s’affole petit à petit. S’installe au départ de la course à l’abîme l’ostinato rythmique des cordes sur le rythme ♪ ♬ qui la représente. La tension s’intensifie par le crescendo dans la nuance et le crescendo  orchestral lié à la texture qui se densifie, l’agitation et l’effroi de Faust se manifestent par le rythme de la mélodie du hautbois qui se fait de plus en plus haletante, la précipitation progressive des paroles, les Hop du diable et les cris, ainsi que les commentaires imagés de l’orchestre (les bois aigus pour les « grands oiseaux » qui crient, les cuivres graves, trombones, ophicléides et tubas pour les monstres « hideux », les trompettes pour la victoire ; les timbales pour le tonnerre, ...).

On notera les oppositions qui accentuent la sensation de trouble et de désarroi : le hautbois bucolique que contrarie le rythme du galop, la ferveur de la prière en notes longues qui se superposent aux voix solistes dans l’urgence, la judicieuse utilisation des timbres instrumentaux et des tessitures pour rendre les effets plus « visibles » ... En voici deux exemples : la cloche qui résonne est celle du glas des Trépassés, la « ligne infinie » est chantée recto tono.

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Franz Liszt (1811-1886), trois premières minutes du premier mouvement de la Faust-symphonie, 1854

Analyse : un portrait psychologique

Bien que comportant par la suite un ténor soliste et un chœur d’hommes, on peut rattacher le début de cette œuvre au genre du poème symphonique, description orchestrale du présent état d’esprit de Faust. L’objectif consistera à identifier les moyens musicaux qui établissent le portrait psychologique de ce personnage à ce moment initial de l’intrigue, en se référant à la lithographie de Delacroix.

Après avoir travaillé sur le ressenti des élèves à la première écoute, qui dégagera les notions de solitude, mélancolie, abattement, désespérance, amertume, chagrin, affliction ou encore incertitude, hésitation, méditation... on sera amené à identifier les moyens musicaux employés par Liszt pour y parvenir : on remarque d’emblée le tempo lent, la nuance générale piano les nombreux silences suspensifs et méditatifs, le dépouillement orchestral et le choix des timbres instrumentaux, la texture sobre et aérée, la forme en deux volets a-a’ et la construction rigoureuse du thème. L’antécédent comporte le total chromatique avec une direction plutôt ascendante, alors que le conséquent se nourrit progressivement d’une sorte d’appel suivi d’une appogiature expressive en forme de plainte, pour finir par une longue phrase qui s’enfonce dans le grave. On pourra faire prendre conscience de l’impression de malaise due à la grande instabilité tonale audacieuse pour l’époque, aux chromatismes et dissonances.

Ce premier thème qui symbolise le « Désir inassouvi de savoir » chez Faust peut aussi être mis en regard avec la suite du mouvement où apparaît, par contraste celui de son « Agitation passionnée ».

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Franz Schubert (1797-1828), Gretchen am Spinnrade (Marguerite au rouet), 1814

Analyse : un lied

« Gretchen am Spinnrade concentre en son point focal toute la tragédie de Marguerite, de la fille séduite, de l’amour » (Marcel Beaufils, in Le lied romantique allemand, Gallimard, 1892).

À peine âgé de dix-sept ans, Schubert s’empare des strophes de Gœthe pour les mettre en musique. C’est Marguerite qui s’exprime, le texte est germanique, la voix soliste, ici une soprano dialogue avec un piano. On a donc la définition de base du lied

Le poème nous montre la jeune fille tourmentée qui se languit de son bien-aimé disparu, et n’a plus aucun goût à la vie. Les mots emblématiques du lied romantique sont déjà là :  Herz (le coeur), Grab (la tombe), vergehen (mourir) et surtout Küss (le baiser). Les vers, courts et haletants révèlent déjà le trouble et l’égarement de l’héroïne. La construction en 3+4+3 strophes fait apparaître les quatre premiers vers comme un refrain, auquel est assignée la même cellule mélodique, génératrice de toute l’élaboration de ce lied.  On pourrait ainsi établir la structure musicale suivante : A B1 A B2 A B3 a, apparentée à celle d’un rondeau. Cependant, la « cassure » à la fin de B2 et la répétition strophique dans B3 font pencher vers une forme en deux parties (binaire) assez bien équilibrées.

Schubert s’approprie complètement les pensées de Marguerite amoureuse jusqu’à en défaillir, pour les traduire en musique. Ainsi, l’ostinato rythmique en doubles croches à la main droite du pianiste est-il, davantage qu’une imitation du rouet, un tourbillon obsessionnel qui ne quitte plus l’esprit las de la jeune fille. On notera de même l’omniprésence de l’anacrouse suivie de la noire pointée en début de mesure, qui donne une forte cohésion au discours musical. 

La construction des épisodes est une progression de plus en plus tendue dans le drame.

La première partie culmine au fa, la seconde, variation développée de la précédente, avec un ostinato pianistique allégé, se suspend sur le sol des mots « sein Küss » (son baiser) en un déchirant et pathétique point d’orgue. On reprend après la césure et l’élan monte par paliers chromatiques jusqu’au paroxysme du la sur le mot « vergehen » (mourir). La coda reprend les deux premiers vers du refrain, sorte de résignation, de lassitude, d’abandon...

Ressources

Aller plus loin

On pourra faire comparer différentes mises en musique de ce même texte par d’autres compositeurs tels que Carl Leowe (op. 9, n°2), Ludwig Schunke ou encore Richard Wagner (Sieben Kompositionen zu Goethes Faust, op.5/6, 1831) ...

De nombreuses œuvres prennent également pour thème le rouet ou la fileuse. Voici une liste non-exhaustive :

  • Mili Balakirev, La fileuse
  • Mel Bonis, Chanson du Rouet  
  • Benjamin Britten, La fileuse (issu des French Folk songs)
  • Joseph Canteloube, La fileuse (mélodie populaire auvergnate, extraite des Chants d’Auvergne
  • Emmanuel Chabrier, Gwendoline
  • François Couperin, La fileuse (2me ordre, 12e livre de clavecin)
  • Antonín Dvoràk : Zlatý kolovrat (Le rouet d’or, poème symphonique, B. 197, op. 109)
  • Gabriel Fauré, La fileuse, extrait de la musique de scène de Pelléas et Mélisande, acte III sc. 1
  • Félix Mendelssohn, Lied ohne Worte sous-titiré « Spinnlied », op. 67 no 4  
  • André Popp, Chanson de la Fileuse (poème de Philippe Soupault, chanté par Catherine Sauvage)
  • Maurice Ravel, Danse du rouet (extraite de Ma Mère l'Oye, d'après la Belle au bois dormant)
  • Maurice Ravel, Chanson du rouet (mélodie sur un poème de Leconte de Lisle)
  • Camille Saint-Saens, Le rouet d’Omphale (poème symphonique)
  • Jean Sibélius, Mélisande au rouet, musique de scène pour Pelléas et Mélisande
  • Richard Wagner, chœur des Fileuses, début du IIe acte du Vaisseau Fantôme

Dans une optique transdisciplinaire, on pourra aussi étudier le rapport avec la poésie (Paul Valéry, La fileuse) ou le conte (La Belle au bois dormant).

Les ressources pour réaliser l'activité

Démarche proposée

Une autre démarche consiste à proposer diverses versions du même texte issu du Faust de Goethe mis en musique par plusieurs compositeurs. C'est le cas de ces six versions de la « Chanson de la Puce » (« Es war einmal ein König »).

Dans la taverne, Méphisto est invité par les buveurs à interpréter une chanson de sa composition. Ce sera donc la narration ironique et édifiante des bonnes grâces d’un Roi envers sa favorite, qui n’est autre qu’une puce. Après avoir connu tous les honneurs et piqué toute la Cour, elle finira écrasée chez Berlioz. Dans le lied, on en reste aux démangeaisons et, malgré le désir qui les taraude, à l’impossibilité pour les courtisans de l’éliminer... 

Enregistrement proposé : Goethes Faust in der Musik, Audite Klassik, 1999

Versions de Ludwig Van Beethoven (1770- 1827), 1810

Beethoven en fait une pochade à l’ironie piquante et imagée en jouant sur les oppositions, de modes et de caractères. L’on a tantôt la légèreté de l’insecte figurée en petites notes piquées et sautillantes contrastant avec les fragments de gammes ascendantes/descendantes (les mouvements de puce ?), tantôt la majesté de la cour en accords martelés régulièrement, donnant un ton presque militaire à la fin de chaque couplet.

Il existe deux versions très proches, avec piano : l’une pour voix seule, l’autre où un chœur à l’unisson (les buveurs ou le nombre de courtisans importunés ?) s’empare de la coda.

La forme est simplement strophique avec introduction, conclusion et ritournelle instrumentales. Chacun des trois couplets comporte deux strophes du poème avec leur propre musique, partant de sol mineur pour s’achever sur un accord majeur ; la coda reprend cette alternance mineur/Majeur sur un motif répétitif et enlevé. Notons le bref motif « broderie + saut d’octave descendant » qui pourrait être symbolique de la puce et qui, annoncé dès « l’ouverture » revient comme une piqûre de rappel avant chaque couplet et le scinde avec espièglerie.

La coda et la conclusion pianistique achèvent le lied de manière tout à fait facétieuse : comme les démangeaisons, le rythme (et souvent le tempo) s’emballe jusqu’à la « dégringolade finale ».  

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Version de Richard Wagner (1813- 1883), 1831

Richard Wagner propose un lied très court, encadré de brèves introduction et conclusion instrumentales basées sur un motif récurrent. La forme est là aussi strophique : trois couplets comprenant chacun 2 strophes du poème et quatre phrases musicales a (terminée par un point d’orgue suspensif) b c a’. On passe de sol majeur à mi mineur puis retour à sol majeur.

La partie de piano est plus aérée que chez Beethoven, le caractère général moins souriant et plus péremptoire, volontaire, presque brutal par moments. La mélodie est faite en alternance d’intervalles justes (quartes, quintes, octaves) et de gammes, avec progressions par marches. On a moins de contrastes, moins de fantaisie mais davantage de détermination. Est-ce l’autorité du Prince que Wagner a voulu mettre en valeur ?

Version de Franz Liszt (1811-1886), vers 1845

La particularité de cette version réside dans l’intervention entre les strophes 2 et 3, soit entre le 1er couplet et le 2e, du personnage de Brander sur un texte parlé a cappella ainsi que la présence d’un chœur d’hommes à quatre voix (ténors 1&2, basses 1&2) qui ajoute les deux derniers vers comme un refrain, lui-même repris de l’introduction pianistique. La coda, comme chez Beethoven, nous emmène ailleurs.

Le plan peut donc s’établir ainsi :

  1. Ritournelle instrumentale X
  2. 1er couplet voix soliste (a-a’-b-c, de fa mineur vers la bémol majeur puis retour)
  3. X ritournelle piano et chœur
  4. intervention parlée de Brander
  5. 2e couplet voix soliste
  6. X ritournelle piano et chœur
  7. 3e couplet voix soliste
  8. Coda Y Chœur et piano

Dans la partie X, dès les premières notes, le saut de la puce est figuré par le grand intervalle descendant et le rythme en anacrouse qui reviennent comme un leitmotiv tout au long du lied. L’ironie est marquée par l’écho du piano à la fin de chaque phrase a et a’ du soliste, et par les petits motifs qui s’intercalent entre les phrases chantées (par exemple le rythme ♬ ♪ dans la coda) mais c’est surtout par l’instabilité tonale et les chromatismes qu’on la perçoit. Prenons-en quelques exemples : on démarre en fa mineur mais dès la cinquième mesure, on est en fa dièse mineur ; dans la coda (en majeur) les chromatismes descendants et glissants font un effet surprenant et déstabilisant, la mélodie s’enfonçant dans les graves (pour montrer l’impuissance des courtisans ?). La conclusion en fa majeur ramène l’autorité, suivie d’une cadence plagale.

Version d'Hector Berlioz (1803-1869), 1846

Cette « Chanson de la puce », est au cœur de l’action de La Damnation de Faust, sous-titrée par Berlioz Légende (dramatique) en quatre parties, d’après le Faust de Goethe, dans la traduction de Gérard de Nerval. Le texte a été remanié par le compositeur qui conserve les six strophes groupées par deux. Nous ne sommes donc plus dans le genre du lied mais dans celui (ici diégétique), de l’air (d’opéra), donc avec voix soliste et orchestre symphonique, et même celui de la chanson « à couplets », narrative et de style populaire.

La structure est simple, en trois couplets à la mélodie identique :

  1. Introduction (X)
  2. 1er couplet (a en fa majeur-a-b passant par ré mineur)
  3. Ritournelle X’
  4. 2e couplet (a-a-b)
  5. Ritournelle X’’
  6. 3e couplet (a-a-b)
  7. Conclusion par le chœur (des buveurs) à trois voix d’hommes (deux ténors et basses) qui applaudit le chanteur.

Le tempo est noté allegretto, et le caractère en est enjoué et enlevé. La cadence qui conclut chaque X et la chanson elle-même, apporte un côté autoritaire au discours. Est-ce pour donner consistance au pouvoir royal ou tout simplement figurer le coup qui écrasera l’insecte ?

Comme souvent chez Berlioz, c’est dans la partie orchestrale qu’il faut chercher la progression du récit et les subtilités du commentaire instrumental : la légèreté des pizzicati, la couleur mordante et sarcastique du jeu sur le ponticello, les notes piquées, les trémolos quand les démangeaisons s’accentuent, les touches de chromatismes...  Commençant avec les seules cordes, ou presque, l’orchestre se charge de plus en plus. Ainsi en va-t-il, par exemple de la tenue expectative à l’extrême grave qui dans le X, précède la brutale péroraison.

Ressources

Version de Modeste Moussorgski (1839-1881), 1879

C’est de loin, la version la plus théatrale (une farce ?) et les basses ne se privent pas d’en exagérer les effets suggérés par l’écriture !

Comme Berlioz, Moussorgsky a légèrement adapté le texte de Goethe. Il en garde la structure en six strophes mais ajoute à l’envi des « la puce » et autres ricanements interpolés.

Le plan peut s’établir ainsi :

Introduction instrumentale où apparaissent deux motifs X1 et X2 

  1. 1re Strophe (a-X1-X2 au piano-b)
  2. Transition (X1-X2)
  3. 2e Strophe (b-b’)
  4. Transition (X1-X2)
  5. 3e Strophe (c1-c’1)
  6. Transition (X1-X2)
  7. 4e Strophe (c2-c’2)
  8. 5e Strophe (b’-b’’)
  9. 6e Strophe (c1-c3)
  10. conclusion (rire a cappella et demi-X1, cadence).

On voit clairement qu’une césure s’opère au début de la 3e strophe : l’accompagnement jusqu’alors soutenait la voix en accords, ou bien faisait surgir X1 et X2 (allant jusqu’à la fusion voix/piano). Les strophes 3, 4 et 6 sont nettement plus majestueuses, grandiloquentes avec le balancement de tierce de la main gauche. Les motifs X1-X2 disparaissent à la mesure 52. Le traitement rythmique de l’accompagnement strophe 5 fait immanquablement référence, par son côté dansant, aux réactions des courtisans piqués par les puces ! on remarquera également l’accord de 7e diminuée sur si (la tonique) qui clôt brutalement le poème (une claque sur l’indésirable ?) suivi du silence et de la voix qui s’esclaffe a cappella...

Comme chez d’autres compositeurs, le si mineur annoncé est souvent mis à mal : oscillations majeur/mineur, 2e mesure de X2 en fa majeur, balancements de tierces (majeure strophes 3 et 6 - mineure strophe 4) d’un accord de 7e majeure sur un accord de 9e. Tout ceci, de même que les changements de tempi et de couleurs vocales rendues inévitables par les reprises du mot « puce » et les onomatopées contribuent à faire de cette mélodie un tableau extrêmement vivant, spirituel, riche et varié, telle une bouffonnerie caustique et réjouissante. 

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Ferruccio Busoni (1866-1924), 1919

Cette dernière version date du 20e siècle et l’écriture est beaucoup plus mouvante que précédemment, le ré mineur initial et final est souvent mis à mal.

Ce qui frappe d’emblée, c’est, après le tempo enlevé et la légèreté mélodique, le rôle du piano qui semble faire visualiser les divagations de la puce et les démangeaisons des victimes, le tout en progression. La structure est toujours en 3 couplets de 2 strophes + une coda, avec quatre phrases mélodiques par couplet (a a’ c d) avec variantes. La coda reprenant l’avant-dernier vers joue avec les « piquantes » sonorités du texte (en « icht » et « ik-ken ») qui claquent, pour s’achever par un mouvement contraire en ré mineur.

Une formule répétée sous-tend le 1er Couplet, est plus « galopante » dans le second puis le troisième, donnant ainsi la sensation de l’accélération des démangeaisons, et la coda, en raccourci rétrograde rythmiquement. Le malaise et l’ironie sont dus aux innombrables chromatismes, de plus en plus serrés, et à l’instabilité tonale créee par la juxtaposition et l’enchaînement d’accords et de tonalités éloignés (ré qui passe à mi bémol, par exemple).

  • Hector Berlioz, Chanson de la puce, 1846
  • Brigitte Fontaine,« Méphisto », album Le Bonheur, 1975 (pour les plus petits)
  • Shirley Basset, « Spinning wheel », 1976
  • Alain Souchon, « Faust », album C’est comme vous voulez, 1985
  • Muse, « The Small Print », album Absolution, 2003
  • Ariel, « Tais-toi Méphisto », album Après le crime, 2010
  • Francis Rimbert, Philippe Tassart, Méphisto, l'opéra rock, 2016