Découvrir, comprendre, créer, partager

Parcours pédagogique

L'Invitation au voyage en musique

Par Françoise Gourdeau, professeure agrégée d'éducation musicale
20 min de lecture
Tasse de café
La poésie de Baudelaire a inspiré de nombreux compositeurs, de Debussy à Nicolas Vérin. Parmi cette multitude d'œuvres se distinguent plusieurs interprétations de L'Invitation au voyage, poème paru dans les Fleurs du Mal en 1857. Si l'interprétation littéraire de ce texte aussi sensuel que musical sera laissée aux soins du professeur de lettres, la comparaison de ses interprétations par Jules Cressonois, Henri Duparc, Emmanuel Chabrier, Paul et Lucien Hillemacher, Benjamin Godard et Pierre Charvet permettra d'interroger le rapport entre texte et musique (structure, mise en valeur de certains mots et idées, analyse mélodique, rythmique, harmonique, impressions qui se dégagent de l’ensemble ...), notamment en quatrième ou en troisième.
Le parcours s'appuie en partie sur le CD L'Invitation au voyage paru chez Hyperion en 2006, qui comprend toutes les interprétations analysées. La présentation des différentes versions suit un ordre chronologique.
Les ressources pour réaliser l'activité

Poème d'amour et de songes, L'Invitation au voyage est publié dès la première version des Fleurs du mal, en 1857. Il prend place au sein de la première partie du recueil, « Spleen et idéal » et porte le numéro XLIX dans la première édition (LIII dans l'édition augmentée de 1861).

Peu de textes se prêtent aussi bien à la mise en musique, tant par leur forme que par leur sujet. Construit en couplets-refrain, sur des vers assez courts (pentasyllabes et heptasyllabes), le poème présente un rythme original et balancé, marqué par de nombreuses virgules signalant des pauses. Baudelaire y use de rimes soit embrassées, soit plates et souvent riches, sur deux ou trois sons, avec des sonorités choisies (par exemple la rime mouillés/brouillés, aux vers 7 et 8). Le voyage auquel invite le poète est bien moins géographique qu'onirique, esthétique, sensuel voire spirituel. La femme se fait paysage, le tableau se fait femme. Presque tous les sens sont convoqués : vue (« meubles luisants », « riches plafonds », « miroirs profonds », « d'hyacinthe et d'or »), odorat (« vagues senteurs de l'ambre »), toucher (« mouillés », « polis par les ans »), et bien sûr l'ouïe (« douce langue natale ») pour composer un poème baigné d'harmonie, empli de « luxe, calme et volupté ».

Piste pédagogique

La lecture ou l'enregistrement du texte sans musique peuvent constituer pour les élèves une base neutre de comparaison avec les différents morceaux. On peut également demander une mise en musique personnelle ou par groupes.

Les ressources pour réaliser l'activité

Ami de Baudelaire, Jules Cressonnois (1823-1883) est le premier compositeur à mettre en musique Les Fleurs du mal.

La mélodie, de forme clairement strophique avec introduction instrumentale et coda, suit le plan du texte en trois couplets et trois refrains musicalement identiques.

On remarquera dans le couplet la progression mélodique ascendante des quatre phrases jusqu’au sol aigu et la descente chromatique en valeurs longues qui étire le dernier mot : « larmes », « natale », « lumière ».

Les deux phrases du refrain qui reprennent les mêmes paroles sont sensiblement différentes mélodiquement et harmoniquement ; la seconde plus tendue, (en ré mineur revenant à Fa Majeur) atteint son point culminant sur le fa tenu de la « beauté » retombant ensuite calmement.

Les couplets sont à 3/4 sans tempo indiqué, les refrains à 2/4 Andantino, l’alternance de la rupture métrique instaure alors un rythme interne qui colle à celui du poème

Le caractère de cette pièce est assez simple, presque dansant, c’est une musique fraîche et accessible.

Pistes pédagogiques et d'analyse

On pourra faire découvrir aux élèves les quelques notions musicales qui mettent en valeur le poème et l’idée du voyage, intérieur ou non, à savoir :

  • Une écriture syllabique (en noires régulières) quasi permanente qui permet une bonne compréhension du texte, et quelques vocalises qui mettent en valeur le mot « larmes » par exemple, qui plus est en chromatisme descendant, ou le mot « volupté » avec son grâcieux triolet ou ses petites notes.
  • Les suspensions aux moments charnières qui permettent une parfaite lisibilité de la structure.
  • La souplesse et le balancement de la partie vocale du couplet dus à l’effacement du premier temps (la troisièmenoire étant liée à la première de la mesure suivante).
  • L’animation rythmique du refrain qui tranche avec ce qui précède.
  • Les accents « décalés » de la partie de piano qui peuvent faire penser à un certain « tangage » ...
  • Les nuances très étudiées qui soulignent les intentions du poète.
  • L’écriture tout en retards/appogiatures d’une grande élégance et suavité.
  • Le travail harmonique qui ancre la tonalité de Fa Majeur mais très subtilement nous fait passer par de nombreux emprunts (à l’aide d’enchaînements d’accords de dominante ou par enharmonie).
  • La partie pianistique est légère, les accords peu chargés, le rythme « colle » à la voix dans le couplet ou brise régulièrement les accords au refrain.

C’est donc une mélodie sans prétention mais pleine de charme.

Les ressources pour réaliser l'activité

La version d'Henri Duparc (1848-1933) est, de loin, la plus célèbre, unanimement reconnue comme un chef-d’œuvre, composée par un jeune homme de 22 ans pendant le siège de Paris par les Prussiens.

Duparc choisit les première et troisième strophes du poème.

Pistes pédagogiques et d'analyse

Cette mélodie a été largement étudiée. Les éléments ici donnés sont pensés pour être utilisés avec des élèves de quatrième et de troisième.

Les caractères

Les élèves utiliseront les mots de : délicatesse, effusion, élégance, émotion, équilibre, finesse, fluidité, légèreté, lyrisme, mystère, onirisme, poésie, raffinement, rêverie, romantisme, sérénité, subtilité, tendresse, volupté…

La structure

Elle est facilement perceptible :

  • deux strophes terminées par le refrain, si l’on s’en tient au texte
  • chaque strophe se compose de trois passages mélodiques selon le schéma suivant :

Strophe 1
phrase A : « Mon enfant…ensemble »
phrase B : « Aimer…te ressemble »
phrase C : « Les soleils…larmes »

Strophe 2
phrase A’ : « Vois sur ces canaux…vagabonde »
phrase B’ : « C’est pour…du monde »
phrase C’ : « Les soleils…lumière »

Le refrain est chanté sur la même mélodie.

Si l’on écoute le piano :

  • Sous les phrases A et A’ il est identique.
  • Sous les phrases B et B’, la formule rythmique se maintient mais l’harmonie change et la main gauche est plus près de la voix.
  • Dans le premier refrain, de longs et larges accords statiques sur pédale double marquent une rupture avec ce qui précède et ce qui suivra.
  • Sous la phrase C’ apparaissent des arpèges miroitants et mystérieux qui se prolongeront sous le second refrain et dans la conclusion.

La seconde strophe peut donc se percevoir comme une variation de la première ; et l’on remarquera ainsi que rien n’est figé, et que tout est le fruit d’habiles combinaisons qui rendent l’ensemble mouvant et varié.

Les symboles ou la relation texte/musique

Plusieurs éléments peuvent être relevés ou au moins ressentis.

  • La tonalité principale d’ut mineur et la dernière partie en majeur avec l’impression d’ouverture et d’éclaircissement soudain à l’arrivée des arpèges.
  • Le tempo « presque lent » et par deux fois « un peu plus vite » donnant une certaine langueur.
  • Le rythme ternaire (6/8 parfois contrarié par des duolets) confère souplesse et oscillation.
  • La structure mélodique quasi modale (sol lab sib do – ré mib fa sol) de chacune des phrases du couplet qui, partant de sol, monte dans un élan progressif, pour retomber plus ou moins rapidement sur ce même sol, d’où un effet d’épanouissement de la mélodie et de parfait équilibre. Le caractère effusif culmine avec la « chaude lumière » demandée ff.
  • À l’opposé, le refrain qui n’est qu’« ordre … calme, volupté » est chanté recto tono, la première partie sur la tonique, la seconde sur la dominante, avec les duolets qui alanguissent la prosodie.
  • La mélodie associée au texte « aimer à loisir » revient par trois fois à la main gauche du piano dans le second volet, agissant comme un leitmotiv, une habile et subtile réminiscence amoureuse.
  • Les formules d’accompagnement au piano s’adaptent parfaitement au texte : balancement et miroitement en batteries, effacement de la basse qui donne un effet d’apesanteur, accords planants pour le premier refrain, puis arpèges empreints de mystère qui ondoient et évoquent les couleurs irisées et scintillantes du texte.
  • L’harmonie est particulièrement recherchée, inventive, originale et sophistiquée, faite de balancements, de notes étrangères, d’altérations, de broderies, d’ostinatos, d’enchaînements inattendus, qui permettent au discours d’avancer dans une parfaite fluidité.

Conclure et aller plus loin

Toutes les nuances du poème trouvent un parfait écho dans la musique de Duparc comme en symbiose. C’est un voyage immobile rendu plus imaginatif par sa mise en musique en adéquation avec la musicalité textuelle.

Citons Fauré dans Opinions musicales (1904) : « Parmi les musiciens actuels, je n’en connais pas dont les œuvres décèlent, en même temps qu’un constant souci de la forme, une invention mélodique et harmonieuse plus soutenue et, surtout, une plus profonde sensibilité. L’Invitation au voyage, de Baudelaire, qu’Henri Duparc illustra de délicieuse musique, contient un vers qu’on pourrait lui appliquer en toute certitude : Là, tout n’est qu’ordre et beauté… » 

La version avec orchestre pourra être mise en regard de celle avec piano. On citera ces phrases de Paul Dukas dans Ecrits sur la Musique (1948) : « Elle résonne en ravissantes et mystérieuses harmonies, où s’estompent, comme en un halo, ses fluides contours, rendus plus vagues encore par l’accouplement exquis des timbres ».

Les ressources pour réaliser l'activité

Contemporaine de celle de Duparc, la mélodie d'Emmanuel Chabrier (1841-1894) existe en deux versions : l’une comporte le texte complet en trois couplets avec refrain et coda, l’autre supprime la seconde strophe. Un basson s’ajoute au piano en contrepoint de la voix, ce qui est inhabituel et curieux.

Pistes pédagogiques et d'analyse

Les caractères

Le côté rêveur et apaisé du poème est quelque peu mis à mal par Chabrier. Sa version est plus agitée, plus tourmentée, voire par moments fébrile (et selon les interprètes) que ce qu’en laisse deviner le texte. La dramatisation peut la rapprocher d’un air d’opéra à la Wagner (dont Chabrier était grand admirateur). Le basson ajoute une touche étrange et originale.

Les « Ah ! » en fin de refrain et la coda ajoutés de toute pièce par le compositeur théâtralisent le propos.

La structure

Version 1 : 3 couplets séparés par le refrain, puis coda.

Version 2 : 2 couplets séparés par l’unique refrain et coda.

Quelques pistes d’analyse et relation texte/musique

On remarquera les effets suivants :

  • le tempo sempre rubato qui rend l’ensemble instable rythmiquement, d’autant que l’on passe du ternaire au binaire sans arrêt, que les syncopes sont nombreuses.
  • l’introduction qui après une sorte de clapotis suggéré nous plonge brutalement dans le grave et le mystère.
  • le début de la mélodie en style quasi-récitatif : on s’adresse directement à l’aimée, comme à l’opéra, les accords arpégés ponctuant et soutenant la voix.
  • la ligne vocale tourmentée à cause des innombrables très grands intervalles (de la quinte à la douzième).
  • le dialogue de la voix et du basson en contrepoint, alliance inédite qui suggère le voyage imaginaire, une couleur extra-ordinaire, la sensualité …
  • le passage du mineur au majeur, des harmonies mouvantes et complexes
  • l'accompagnement pianistique très varié : des accords plaqués, des accords répétés, des arpèges, un large ambitus allant de l’extrême grave à l’extrême aigu, des syncopes chaloupées, un retour du « clapotis » de l’introduction… Le piano installe sans cesse des climats changeants au fil du voyage.
  • le refrain contraste avec le couplet : la voix est dans son registre grave dans un ambitus restreint, des notes longues (le tempo est aussi plus lent), le basson fait une sorte d’écho à la ligne vocale au début puis, curieusement, termine à l’unisson dans son registre aigu, presque plaintif après les sauts d’octave, les syncopes du clavier marquent l’idée de volupté et d’exotisme.
  • les trois couplets étant plaqués rigoureusement sur la même musique, il est difficile de ressentir une illustration musicale particulière à un mot donné.
  • la coda constitue le moment culminant de cette mise en scène, en contradiction avec la subtilité poétique de Baudelaire et de Duparc. La grandiloquence du texte ajouté, l’ambitus très large de presque deux octaves, les grands intervalles descendants, les syncopes, le rubato, la très longue tenue sur le Ah ! central et aigu, quasiment héroïque, la ligne du basson enchevêtrée à celle de la voix, les silences suspensifs, les tremolos, arpèges pressés en doubles-croches, mouvements contraires, l’accord diminué précédant le « luxe » ou autres chromatismes du piano créent une tension quelque peu opératique ne s’apaisant que sur la fin avec le rappel des motifs de l’introduction et le mot volupté en cadence.

Chabrier a donc conçu sa version de manière très inventive et personnelle, et d’une très (trop ?) grande richesse. Elle est fort éloignée de celle de son ami Duparc.

Interprétation recommandée

Dans le coffret The songs of Emmanuel Chabrier paru chez Hyperion en 2002, Felicity Lott chante la version aux trois couplets identiques musicalement. Cette version est reprise dans le CD Mélodies sur des poèmes de Baudelaire par Félicity Lott et Graham Johnson chez Harmonia Mundi.

Les ressources pour réaliser l'activité

Les Vingt mélodies de Paul Hillemacher (1852-1933) et de son frère Lucien (1860-1909) prennent place parmi les premières œuvres qu'ils écrivent et signent ensemble, en 1882. L'Invitation au voyage prend place parmi des morceaux sur des vers de Hugo, Lamartine ou Sully Prudhomme. C’est une œuvre courte, modeste et accessible mais finement réalisée ; elle se laisse facilement écouter ou même chanter !

Pistes pédaogiques et d'analyse

Les caractères

Dès la première écoute, l’auditeur peut ressentir l'invitation au voyage. Ainsi, perçoit-on d’emblée la régularité rythmique du piano qui trace son chemin de manière implacable alors que le rythme de la partie vocale est plus souple. Le tempo est allant (assez animé, 116 à la noire) comme pour nous emmener « là-bas ». Cet entrain rythmique est associé à la simplicité, la fraîcheur, la clarté, la sobriété, la modestie de cette pièce.

La structure

Les frères Hillemacher ont considérablement raccourci le poème et en ont aussi quelque peu chamboulé l’ordre. On débute par les éléments du voyage mais on termine ainsi sur une note plus mélancolique : les larmes après les ciels brouillés et le mystère des yeux…

Musicalement, on a clairement :

  • Une introduction qui énonce la ritournelle à la main gauche du piano, phrase ascendante et entraînante en ternaire tandis que s’installent à la main droite les noires bien marquées.
    On entend trois fois la gamme de la ritournelle, d’abord en Ré Majeur, tonalité principale, puis en si mineur, tonalité relative puis en Sol Majeur sous-dominante. Remarquons la voix intermédiaire ascendante qui affirme chaque tonalité (d’abord la si do ré ; puis fa sol la si ; et ré mi fa sol). Les trois gammes démarrent sur chacun des degrés de l’accord de Ré Majeur (la, fa dièse et), de même qu’à la main droite on les retrouve à l’aigu en pédales de tierces.Avant l’entrée de la voix, un moment de répit sur l’accord de Ré qu’on nommera x.
    C’est efficace sur le plan de la dynamique
  • Un premier couplet A composé de deux phrases, la première en Ré Majeur et la seconde qui y reviendra après avoir débuté en Fa dièse Majeur, modulation à la tierce supérieure dépaysante car imprévue.
  • La ritournelle deux fois (avec changement d’octave) en Sol Majeur suivie de x
  • Un deuxième couplet A’ (quelques menus changements dans la partie vocale mais le piano est identique)
  • La ritournelle semblable à la précédente, suivie de x
  • Un troisième couplet A’’, la mélodie là encore subissant quelques modifications et culminant sur le la aigu « brillant ». On termine ainsi sur une grande descente (douzième) de la dominante à la tonique (l’écoulement ders larmes ?) ; le dernier saut de quinte déjà présent aux couplets un et deux met un point final encore plus affirmé à la partie chantée.
  • La ritournelle comme précédemment suivie de x étiré et « smorzando », on s’en va sur la pointe des pieds, le paysage s’estompe pour disparaître.

Le rapport texte/musique

Comme on l’a déjà noté, c’est l’idée du déplacement qui semble prévaloir ici, au moins dans les deux premiers couplets.

Le rythme est essentiellement binaire, à 2/4 comme une marche avec des incursions en triolets qui l’assouplissent, essentiellement en fins de phrases, associées aux ralentis et au jeu des nuances.

L’écriture syllabique ne s’accorde que deux ornements quand l’humeur est vagabonde et traîtres les yeux. Elle fait avancer la narration et ne se pose que sur les tenues ainsi qu’aux triolets et allargando en fins de strophes, pour alanguir quelque peu le climat, ralentir le pas du voyageur.

En dehors des ritournelles, le soutien pianistique est composé en accords plaqués peu chargés qui assurent l’harmonie de manière assez subtile : accords renversés, sixte ajoutée, septièmes mineures, pédales, retards et notes de passage… pimentent et/ou allègent cet accompagnement.

Comme ses prédécesseurs, Benjamin Godard (1849-1895) ne retient qu'une partie du poème : la première et la dernière strophes, sans le refrain. Il met le texte agréablement en valeur dans une mélodie d'une grande qualité esthétique, qui s'inscrit tout à fait dans le style romantique français, clair et expressif.

Pistes pédagogiques et d'analyse

Première écoute

La forme est très clairement A B A, Coda, tant au niveau du texte que de la musique. Le tempo est moderato et l'accompagnement chaloupé dans le A et ondoyant dans le B. L'écriture est syllabique. Émerge également un motif récurrent : si fa la sol fa (deux croches/blanche/noire/blanche pointée),que l'on nommera x.

Éléments d’analyse

  • Partie A : dans la tonalité de Si bémol Majeur, la première phrase chantée s’élève doucement puis retombe sur la dominante. Elle est suivie du double appel d’octave sur le mot « aimer » et se termine par l’apparition du motif de ritournelle x repris par le piano. Toujours sur le rythme syncopé qui sous-tend toute cette partie, il assure la liaison avec la phrase suivante. Celle-ci culmine sur le mi bécarre annonçant les « charmes mystérieux », mis en valeur par le passage modulant et l’instabilité tonale qui en résulte (« tes traîtres yeux »). Après un retour à la tonalité première pour la fin de strophe, le motif x nous conduit vers d’autres rivages.
  • Partie B : avec une modulation à la tierce Majeure inférieure (romantique s’il en est !), nous sommes donc en Sol bémol Majeur. Le rythme dansant disparaît au profit d’arpèges pouvant évoquer l’onde mouvante. Ce sentiment de balancement est renforcé par l’harmonie qui oscille entre tonique et dominante. Ici encore, pour être plus légères, les phrases chantées débutent et se terminent sur la dominante.
    La seconde partie de la strophe emprunte la tonalité de la dominante (Ré bémol Majeur), amenée par la septième diminuée au piano sous le mot « monde ».
    Enfin, arrivé en si bémol mineur sur « d’or », le discours s’arrête en blanches pointées puisque « le monde s’endort ». On notera le balancement harmonique et chromatique au piano, l’instabilité tonale qui enchaîne les renversements d’accords de dominante, la « chaude lumière » en do bémol qui va habilement ramener le texte, la tonalité et la musique de la partie A, le texte « Mon enfant » étant particulièrement mis en valeur par le ff, et le sol bémol aigu, jamais atteint jusque-là, sorte de climax effusif.
  • Coda : elle débute sur le motif x et reprend plus ou moins le début du texte, dans une nuance pp, comme un songe qui s’estomperait… Le piano reprend en boucle x jusqu’au ralenti final, comme s’évanouissant.

Caractères

L’écriture de Benjamin Godard n’est pas spécialement sophistiquée mais elle est d’une simplicité efficace puisqu’on sent une volonté de faire coïncider au plus près le texte et sa mise en musique. La mélodie peut être qualifiée de poétique, rêveuse, imagée, romantique, équilibrée, élégante, empreinte de légèreté, de délicatesse, et d’une certaine tendresse…

La partie de piano campe l’atmosphère : exotisme du « là-bas » simplement suggéré par le rythme de même que les flots. L’harmonie, claire, utilise à bon escient les chromatismes, les modulations et emprunts pour souligner une idée ou un mot important du texte. Les images musicales s’apparentent au figuralisme. En voici deux exemples qui s’ajoutent à ceux déjà remarqués précédemment :

  • « mourir » chanté sur un intervalle diminué qui crée une légère tension.
  • « larmes » une des rares vocalises qui se termine par un grand saut descendant, comme si on pouvait les voir couler.

On notera également la souplesse du tempo (pas loin du rubato) et la précision des nuances qui renforcent l’expressivité de la partie vocale (par exemple la douceur souvent mise en valeur).

« Harmoniquement, cette pièce possède une certaine transparence, tout ce que j’éprouvais face aux peintures de Georges de la Tour qui me semblaient, alors si françaises ».

L'Invitation au voyage de Pierre Charvet (1968-), pour trois voix et dispositif informatique, est une œuvre aux éclairages variés, qui met parfaitement en valeur la sensualité, le dépaysement et le mystère du texte.

Pistes pédagogiques et d'analyse

Première écoute

L'œuvre est écrite pour trois voix féminines solistes, deux sopranos et une mezzo-soprano en compagnie d’une musique électro-acoustique.

Le texte comporte (à quelques disparitions près) les trois strophes, qui composent chacune l’une des parties de l’œuvre et entrecoupées par le refrain. Elles sont musicalement différentes, le refrain semblable. Le plan est donc très aisément établi :

  • Introduction électro-acoustique
  • 1er couplet : trois voix a cappella
  • Refrain
  • 2e couplet : trois voix parlando déformées par ordinateur. Le poème y est plus déclamé que chanté.
  • Refrain
  • 3e couplet : trois voix avec présence plus marquée de l’électro-acoustique
  • Refrain

Divers caractères peuvent s’appliquer à cette pièce : complexité, émotion, envoûtement, fluidité, monde imaginaire, mystère, poésie, richesse de l’écriture, sérénité, subtilité…

Par moments, l’écriture vocale (modale parfois) peut faire penser à celle de musiques anciennes, médiévales ou Renaissance.

Éléments d’analyse auditive

Plutôt qu’un suivi mot à mot, on préférera faire repérer aux élèves quelques effets remarquables.

  • Dans l’écriture vocale :

Dissonances, échos, écriture contrapunctique, en imitation, entrées décalées, glissando ascendant, homorythmie, passages a cappella, passages consonants, parlando, recto tono, style récitatif, une tenue suraiguë, unisson, voix déformées par le traitement informatique, voix seule…

  • Dans l’écriture électro-acoustique :

Superposition de nappes statiques avec lignes émergentes, apparition d’évènements plus brusques, sons discontinus ou ponctuels, plans sonores et spatialisation, jeu de nuances, effets d’échos et/ou de réverbération des voix, déformation des voix qui rend le texte peu distinct, effets de sonorités métalliques…

Rapports texte/musique

Ces rapports sont nombreux et multiples.

Le dépaysement est assuré dès l’introduction par un climat étrange et planant. La voix entre recto tono, en parlando, comme pour s'adresser directement à l'aimée. Dans le refrain, comme souvent dans cette œuvre, la voix de mezzo chante recto tono et les sopranos se posent sur elle. Le tempo, la rythmique, le faible ambitus se résolvant à l’unisson de ré, la nuance piano, la couleur modale, la longue tenue finale, tout concorde avec les paroles.

De nombreux figuralismes sont utilisés, par exemple :

  • « Ensemble » : Octave de ré, deux voix/personnes parfaitement accordées
  • « Et mourir… ressemble » : glissade chromatique homorythmique suivie de dissonances expressives toujours vers le grave : l’évocation de la mort ?
  • « Les soleils… charmes » : les voix se brouillent à l'image des ciels.
  • « Mystérieux… yeux » : brusque accélération pour l’énigme suivie de dissonances grinçantes pour la traîtrise
  • « Brillant… » : les notes, comme des larmes tombent une à une.
  • « Des meubles…profonds » : les sonorités sifflantes ou chuintantes ressortent dans la diction monocorde, les voix sont démultipliées et déformées ; on pourrait y voir une impression de lumière et de reflets sur les meubles. La spatialisation acoustique, l’écho associé aux sonorités métalliques (cloches ?) donnent une idée de profondeur et de volume réverbérant.
  • « Vois…vaisseaux » : l’écriture en canon et en écho évoque un regard circulaire et multiple.
  • « Du bout du monde » : les voix progressivement montent dans l’aigu (et les dissonances) comme si elles parcouraient de longues distances et s’éloignaient vers un monde inconnu, sentiment renforcé par le recours à l’électro-acoustique (descente en spirales) aux teintes énigmatiques.
  • « Les soleils …et d’or » : passage parfaitement homorythmique et apaisé, serein, lumineux.
  • « Le monde …lumière » : La nuance pp figure l’endormissement, le mot « chaude » est légèrement mis en avant, et le glissando final nous ramène en terrain connu, «  ».

Enregistrement recommandé

L'œuvre se trouve sur le CD Pierre Charvet, L'Invitation au voyage paru chez Universal en 2002.

Les ressources pour réaliser l'activité

Il existe de nombreuses autres mises en musique de ce texte, qui peuvent être exploitées en classe. Citons notamment celles de :

  • Maurice Rollinat (1846-1903)
  • Yvan Renno
  • Georges Adolphe Hüe (1858-1948) 
  • Gustave Charpentier (1860-1956)
  • Alphons Diepenbrock (1862-1921)
  • Alexandre Gretchaninov (1864-1956)
  • Hendrik Andriessen (1892-1981)
  • Thomas Jennefelt (1954-)
  • Yves Castagnet (1964- ) : à écouter

Chansons sur le texte de L'Invitation au voyage

  • En 1957, à l'occasion du centenaire de la parution des Fleurs du mal, Léo Ferré a publié un album intitulé Les Fleurs du mal, qui met en musique plusieurs poèmes de Baudelaire, dont L'Invitation au voyage (écouter).
  • Cristina Branco, L'Invitation au voyage (sur l'album Fado Tango, 2011 ; écouter)
  • Georges Chelon a publié deux volumes de chansons sur des poèmes de Baudelaire, dont une mise en musique de L'Invitation au voyage (écouter)
  • Bertrand Louis a sorti en 2018 un album intitulé Baudelaire, sur lequel se trouvent plusieurs poèmes mis en musique, dont L'Invitation au voyage (écouter)
  • En 2018 également, François Atlas a publié un album Les Fleurs du mal utilisant plusieurs poèmes de Baudelaire, dont L'Invitation au voyage (écouter)

D'autres poèmes de Baudelaire mis en musique

  • Serge Gainsbourg, Baudelaire (texte : Le Serpent qui danse ; écouter)
  • Juliette, Fransiscæ meæ laudes (en latin, sur l'album Mutatis mutandis ; écouter)
  • Bernard Lavilliers, Promesses d'un visage (sur l'album La Marge ; écouter)
  • Mylène Farmer, L'Horloge (sur l'album Ainsi sois-je ; écouter)
  • Mylène Farmer, Au Lecteur (sur l'album Désobéissance ; écouter)
  • Jean-Louis Murat, Réversibilité (sur l'album Dolores). Jean-Louis Murat a également publié un album de reprises autour des arrangements de Baudelaire par Léo Ferré.
  • Éric Neveux, Réversibilité (sur l'album Damn it! The Rock experience ; écouter)
  • Marc Seberg, Recueillement (sur l'album Le Chant des terres ; écouter)
  • Kirjuhel, Le Balcon (sur l'album 12 poèmes en langue française ; écouter)
  • La Tordue, A une mendiante rousse (sur l'album T'es fou ! ; écouter)
  • Celtic Frost, Tristesses de la Lune (deux versions, l'une française, l'autre anglaise, sur l'album Into the Pandemonium ; écouter

Chansons sur Baudelaire

Pour aller plus loin