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Extrait

L’enfance de Paul et Virginie

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1788
Paul et Virginie grandissent ensemble et développent l’un pour l’autre une tendre affection.

Déjà leurs mères parlaient de leur mariage sur leurs berceaux, et cette perspective de félicité conjugale, dont elles charmaient leurs propres peines, finissait bien souvent par les faire pleurer ; l’une se rappelant que ses maux étaient venus d’avoir négligé l’hymen, et l’autre d’en avoir subi les lois ; l’une, de s’être élevée au-dessus de sa condition, et l’autre d’en être descendue : mais elles se consolaient en pensant qu’un jour leurs enfants, plus heureux, jouiraient à la fois, loin des cruels préjugés de l’Europe, des plaisirs de l’amour et du bonheur de l’égalité.

Rien en effet n’était comparable à l’attachement qu’ils se témoignaient déjà. Si Paul venait à se plaindre, on lui montrait Virginie ; à sa vue il souriait et s’apaisait. Si Virginie souffrait, on en était averti par les cris de Paul ; mais cette aimable fille dissimulait aussitôt son mal pour qu’il ne souffrît pas de sa douleur. Je n’arrivais point de fois ici que je ne les visse tous deux tout nus, suivant la coutume du pays, pouvant à peine marcher, se tenant ensemble par les mains et sous les bras, comme on représente la constellation des Gémeaux. La nuit même ne pouvait les séparer ; elle les surprenait souvent couchés dans le même berceau, joue contre joue, poitrine contre poitrine, les mains passées mutuellement autour de leurs cous, et endormis dans les bras l’un de l’autre.

Lorsqu’ils surent parler, les premiers noms qu’ils apprirent à se donner furent ceux de frère et de sœur. L’enfance, qui connaît des caresses plus tendres, ne connaît point de plus doux noms. Leur éducation ne fit que redoubler leur amitié en la dirigeant vers leurs besoins réciproques. Bientôt tout ce qui regarde l’économie, la propreté, le soin de préparer un repas champêtre, fut du ressort de Virginie, et ses travaux étaient toujours suivis des louanges et des baisers de son frère. Pour lui, sans cesse en action, il bêchait le jardin avec Domingue, ou, une petite hache à la main, il le suivait dans les bois : et si, dans ces courses, une belle fleur, un bon fruit, ou un nid d’oiseaux se présentaient à lui, eussent-ils été au haut d’un arbre, il l’escaladait pour les apporter à sa sœur.
Quand on en rencontrait un quelque part on était sûr que l’autre n’était pas loin. Un jour que je descendais du sommet de cette montagne, j’aperçus à l’extrémité du jardin Virginie qui accourait vers la maison, la tête couverte de son jupon qu’elle avait relevé par-derrière, pour se mettre à l’abri d’une ondée de pluie. De loin je la crus seule ; et m’étant avancé vers elle pour l’aider à marcher je vis qu’elle tenait Paul par le bras, enveloppé presque en entier de la même couverture, riant l’un et l’autre d’être ensemble à l’abri sous un parapluie de leur invention. Ces deux têtes charmantes renfermées sous ce jupon bouffant me rappelèrent les enfants de Léda enclos dans la même coquille.

Toute leur étude était de se complaire et de s’entraider. Au reste ils étaient ignorants comme des Créoles, et ne savaient ni lire ni écrire. Ils ne s’inquiétaient pas de ce qui s’était passé dans des temps reculés et loin d’eux, leur curiosité ne s’étendait pas au-delà de cette montagne. Ils croyaient que le monde finissait où finissait leur île ; et ils n’imaginaient rien d’aimable où ils n’étaient pas. Leur affection mutuelle et celle de leurs mères occupaient toute l’activité de leurs âmes. Jamais des sciences inutiles n’avaient fait couler leurs larmes ; jamais les leçons d’une triste morale ne les avaient remplis d’ennui. Ils ne savaient pas qu’il ne faut pas dérober, tout chez eux étant commun ; ni être intempérant, ayant à discrétion des mets simples ; ni menteur n’ayant aucune vérité à dissimuler. On ne les avait jamais effrayés en leur disant que Dieu réserve des punitions terribles aux enfants ingrats ; chez eux l’amitié filiale était née de l’amitié maternelle. On ne leur avait appris de la religion que ce qui la fait aimer ; et s’ils n’offraient pas à l’église de longues prières, partout où ils étaient, dans la maison, dans les champs, dans les bois, ils levaient vers le ciel des mains innocentes et un cœur plein de l’amour de leurs parents pour ces enfants du ciel, pour ces esprits bienheureux dont la nature est de s’aimer, et qui n’ont pas besoin de rendre le sentiment par des pensées, et l’amitié par des paroles.

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Paris, Masson fils, 1839, pp. 61-68.
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