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Extrait

L'esprit du salon de Julie de Lespinasse

Jean-François Marmontel, Mémoires, 1804
L'encyclopédiste et historien Jean-François Marmontel fait partie des habitués du salon de Julie de Lespinasse. Dans ses Mémoires, il vante le talent de l'hôtesse pour animer les conversations entre des hommes de tous mondes.

Je ne mets pas au nombre de mes sociétés particulières l'assemblée qui se tenait les soirs chez mademoiselle de Lespinasse ; car à l'exception de quelques amis de d'Alembert, comme le chevalier de Chastellux, l'abbé Morellet, Saint-Lambert et moi, ce cercle était formé de gens qui n'étaient point liés ensemble. Elle les avait pris çà et là dans le monde, mais si bien assortis, que lorsqu'ils étaient là, ils s'y trouvaient en harmonie comme les cordes d'un instrument monté par une habile main. 

Suivant la comparaison, je pourrais dire qu'elle jouait de cet instrument avec un art qui tenait du génie ; elle semblait savoir quel son rendrait la corde qu'elle allait toucher ; je veux dire que nos esprits et nos caractères lui étaient si bien connus que, pour les mettre en jeu, elle n'avait qu'un mot à dire. Nulle part la conversation n'était plus vive, plus brillante, ni mieux réglée que chez elle.

C'était un rare phénomène que ce degré de chaleur tempérée et toujours égale où elle savait l'entretenir, soit en la modérant, soit en l'animant tour à tour. La continuelle activité de son âme se communiquait à nos esprits, mais avec mesure : son imagination en était le mobile, sa raison le régulateur. Et remarquez bien que les têtes qu'elle remuait à son gré n'étaient ni faibles, ni légères : les Condillacs et les Turgots étaient du nombre ; d'Alembert était auprès d'elle comme un simple et docile enfant. Son talent de jeter en avant la pensée, et de la donner à débattre à des hommes de cette classe ; son talent de la discuter elle-même, et, comme eux, avec précision, quelquefois avec éloquence ; son talent d'amener de nouvelles idées et de varier l'entretien, toujours avec l'aisance et la facilité d'une fée qui, d'un coup de baguette, change à son gré la scène de ses enchantements ; ce talent, dis-je, n'était pas celui d'une femme vulgaire. Ce n'était pas avec les niaiseries de la mode et de la vanité que, tous les jours, durant quatre heures de conversation, sans langueur et sans vide, elle savait se rendre intéressante pour un cercle de bons esprits.

Cité dans Julie de Lespinasse, Lettres, Paris : Bibliothèque-Charpentier, 1903, p. xxviii-xxix.
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