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Extrait

En prison, madame Roland écrit à Robespierre

Lettre de Madame Roland à Robespierre, 14 octobre 1793
Robespierre a fréquenté un temps le salon de madame Roland. Dans cette lettre écrite de l'infirmerie de la prison de Sainte-Pélagie où elle est enfermée, elle met son sort en relation avec l'état du pays. Jugée par le tribunal révolutionnaire le 8 novembre 1793, madame Roland sera exécutée le jour même.

Entre ceux murs solitaires, où depuis tantôt cinq mois l'innocence opprimée se résigne en silence, un étranger paraît. — C'est un médecin que mes gardiens amènent pour leur tranquillité ; car je ne sais et ne veux opposer aux maux de la nature comme à l'injustice des hommes qu'un tranquille courage. En apprenant mon nom, il se dit l'ami d'un homme que peut-être je n'aime point. — Qu'en savez-vous et qui est-ce ? — Ro­bespierre ! je l’ai beaucoup connu et beaucoup estimé ; je l’ai cru un sincère et ardent ami de la liberté. — Eh ! ne l’est-il plus ? —  e crains qu’il n’aime aussi la domi­nation, peut-être dans l’idée qu’il sait faire le bien ou le veut comme personne; je crains qu’il n’aime beaucoup la vengeance, et surtout à l’exercer contre ceux dont il croit n’être pas admiré ; je pense qu’il est très susceptible de préventions, facile à se passionner en conséquence, jugeant trop vite comme coupable quiconque ne partage pas en tout ses opinions. — Vous ne l’avez pas vu deux fois ! — Je l’ai vu bien davantage ! Demandez­ lui ; qu’il mette la main sur sa conscience, et vous verrez s’il pourra vous dire du mal de moi.

Robespierre, si je me trompe, je vous mets à même de me le prouver, c’est à vous que je répète ce que j’ai dit de votre personne, et je veux charger votre ami d’une lettre que la rigueur de mes gardiens laissera peut-être passer en faveur de celui à qui elle est adressée.

Je ne vous écris pas pour vous prier, vous l’imaginez bien : je n’ai jamais prié personne, et certes ! ce n’est pas d’une prison que je commencerais de le faire à l’égard de quiconque me tient en son pouvoir. La prière est faite pour les coupables ou les esclaves ; l’innocence témoigne, et c’est bien assez, ou elle se plaint, et elle en a le droit, dès qu’elle est vexée. Mais la plainte même ne convient pas ; je sais souffrir et ne m’étonner de rien. Je sais d’ailleurs que la naissance des républiques des révolu­tions presque inévitables, qu’expliquent trop les passions humaines, exposent souvent ceux qui servirent mieux leur pays à devenir les victimes de leur zèle et de l’erreur de leurs contemporains. Ils ont pour consolation leur conscience, et l’histoire pour vengeur.

Mais par quelle singularité, moi, femme, qui ne puis faire que des vœux, suis-je exposée aux orages qui ne tombent ordinairement que sur les individus agissants, et quel sort m’est donc réservé ?

Voilà deux questions que je vous adresse.

Je les regarde comme peu importantes en elles-mêmes et par rapport à moi personnellement. Qu’est-ce qu’une fourmi de plus ou de moins, écrasée par le pied de l’éléphant, considérée dans le système du monde ? Mais elles sont infiniment intéressantes par leurs rapports avec la liberté présente et le bonheur futur de mon pays ; car si l’on confond indifféremment avec ses ennemis déclarés ses défenseurs et ses amis avoués, si l’on assimile au même traitement l’égoïste dangereux ou l’aristocrate perfide avec le citoyen fidèle et le patriote généreux ; si la femme honnête et sensible qui s’honore d’avoir une patrie, qui lui fit dans sa modeste retraite ou dans ses différentes situations les sacrifices dont elle est capable, se trouve punie avec la femme orgueilleuse ou légère qui maudit l’égalité (!), assurément la justice et la liberté ne règnent point encore, et le bonheur à venir est dou­teux !

Je ne parlerai point ici de mon vénérable mari : il fallait rapporter ses comptes lorsqu’ils les eut fournis, et ne pas lui refuser d’abord justice pour se réserver de l’accuser quand on l’aurait noirci dans le public. Robespierre, je vous défie de ne pas croire que Roland soit un honnête homme : vous pouvez penser qu’il ne voyait pas bien sur telle et telle mesure ; mais votre conscience rend secrètement hommage à sa probité comme à son civisme. Il faut peu le voir pour le bien connaître ; son livre est toujours ouvert et chacun peut y lire ; il a la justesse de la vérité, comme Caton en avait l’austérité ; ses formes lui ont fait autant d’ennemis que sa rigoureuse équité ; mais ces inégalités de surface disparaissent à distance, et les grandes qualités de l’homme public demeureront pour toujours. On a répandu qu’il soufflait la guerre civile à Lyon ; on a osé donner ce prétexte comme sujet de mon arrestation ! Et la supposition n’était pas plus juste que la conséquence. Dégoûtée des affaires, irritée de la persé­cution, ennuyée du monde, fatiguée de travaux et d’an­nées, il ne pouvait que gémir dans une retraite ignorée et s’y obscurcir en silence pour épargner un crime à son siècle.

 Il a corrompu l’esprit public, et je suis sa complice ! Voilà le plus curieux des reproches et la plus absurde des imputations. Vous ne voulez pas, Robespierre, que je prenne ici le soin de les réfuter ; c’est une gloire trop facile, et vous ne pouvez être du nombre des bonnes gens qui crient une chose parce qu’elle est écrite et qu’on la leur a répétée. Ma prétendue complicité serait plus que plaisante, si le tout ne devenait atroce par le jour nébu­leux sous lequel on l’a présenté au peuple, qui, n’y voyant rien, s’y fabrique un je ne sais quoi de mons­trueux et d’effrayant. Il fallait avoir une grande passion de me nuire pour m’enchaîner ainsi d’une manière brutale et réfléchir dans une accusation qui ressemble à celle, tant répétée sous Tibère, de lèse-majesté pour perdre quiconque n’avait pas dit ce qu’on voulait immoler !

D’où vient donc cette animosité ? — C’est ce que je ne puis concevoir, moi qui n'ai jamais fait de mal à personne, et qui ne sais pas même en vouloir à ceux qui m'en font. Élevée dans le retraite, nourrie d'études sérieuses qui ont développé chez moi quelque caractère, livrée à des goûts simples qu'aucune circonstance n'a pu altérer, enthousiaste de la Révolution et m'abandonnant à l'énergie des sentiments généreux qu'elle inspire, étrangère aux affaires par principes comme par mon sexe, mais m'entretenant d'elles avec chaleur, parce que l'intérêt public devient le premier de tous dès qu'il existe, j'ai regardé comme de méprisables sottises les premières calomnies lancées contre moi ; je les ai crues le tribut nécessaire, pris par l'envie, sur une situation que le vulgaire avait encore l'imbécilité de regarder comme élevée, et à laquelle je préférais l'état paisable où j'avais passé tant d'heureuses journées !

Cependant, ces calmonies se sont accrues avec autant d'audace que j'avais de calme et de sécurité : je suis traînée en prison ; j'y demeure depuis bientôt cinq mois, arrachée des bras de ma jeune fille qui ne peut plus se reposer sur le sein dont elle fut nourrie, loin de tout ce qui m'est cher, privée de toute communication, en butte aux traits amers d'un peuple abusé, qui croit que ma tête sera utile à sa félicité ; j'entends sous ma fenêtre grillsée la garde qui me veille s'entretenir quelquefois de mon supplice ; je lis les dégoûtantes bordées que jettent sur moi des écrivains qui ne m'ont jamais vue, non plus que tous ceux qui me haïssent.

Je n'ai fatigué personne de mes réclamations ; j'attendais du temps la justice, avec la fin des préventions. Manquant de beaucoup de choses, je n'ai rien demandé ; je me suis accomodée de la mauvaise fortune, fière de me mesurer avec elle et de la tenir sous mes pieds. Le besoin devenant pressant et craignant de compromettre ceux à qui je pourrais m'adresser, j'ai voulu vendre les bouteilles vides de ma cave, où l'on n'a point mis les scellés parce qu'elle ne contenait rien de meilleur : grand mouvement dans le quartier ! On entoure la maison ; le propriétaire est arrêté ; on double chez moi les gardiens, et j'ai à craindre peut-être pour la liberté d'une pauvre bonne qui n'a d'autre tort que de me servir avec affection depuis treize ans, parce que je lui rendais la vie douce ; tant le peuple égaré sur mon compte, étourdi du nom de conspirateur, croit qu'il doit m'être appliqué !

Robespierre, ce n'est pas pour exciter en vous une pitié au-dessus de laquelle je suis, et qui m'offenserait peut-être, que je vous présente ce tableau bien adouci ; c'est pour votre instruction.

La fortune est légère, la faveur du peuple l'est également : voyez le sort de ceux qui l'agitèrent, lui plurent ou le gouvernèrent, depuis Viscellinus jusqu'à César, et depuis Hippon, harangueur de Syracuse, jusqu'à nos orateurs parisiens ! La justice et la vérité seules demeurent et consolent de tout, même de la mort, tandis que rien ne soustrait à leurs atteintes. Marius et Sylla proscrivièrent des milliers de chevaliers, un grand nombre de sénateurs, une foule de malheureux — ont-ils étouffé l'histoire qui voue leur mémoire à l'exécration, et goûtèrent-ils le bonheur ?

Quoi qu'il me soit réservé, je saurai le subir d'une manière digne de moi ou le prévenir s'il me convient. Après les honneurs de la persécution, dois-je avoir ceux du martyre ? Ou bien suis-je destinée à languir longtemps en captivité, exposée à la première catastrophe qu'on jugera bon d'exciter ? Ou serai-je déportée soi-disant, pour essuyer à quatre lieues en mer cette petite inadvertance de capitaine qui le débarasse de sa cargaison humaine au profit des flots ? Parlez ; c'est quelque chose que de connaître son sort, et, avec une âme comme la mienne, on est capable de l'envisager.

Si vous voulez être juste et que vous me lisiez avec recueillement, ma lettre ne vous sera pas inutile, et dès lors, elle pourrait ne pas l'être à mon pays. Dans tous les cas, Robespierre, je le sais, et vous ne pouvez éviter de le sentir : quiconque m'a connue ne saurait me persécuter sans remords.

ROLAND née PHLIPON

Nota. L'idée de cette lettre, le soin de l'écrire et le projet de l'envoyer se sont soutenus durant vingt-quatre heures ; mais que pourraient faire mes réflexions sur un homme qui sacrifie des collègues dont il connaît bien la pureté ?

Dès que ma lettre ne serait pas utile, elle est déplacée ; c'est me compromettre sans fruit avec un tyran qui peut m'immoler, mais ne saurait m'avilir.

Jeanne-Marie Roland de la Platière, Lettre XXVI, Mémoires de madame Roland, Paris : PlonPlon, 1905, p. 387-393.
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