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Extrait

Poursuite

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Toutes les baleinières, hormis celle de Starbuck, furent bientôt à la mer, les voiles établies, toutes les pagaies maniées vigoureusement, soulevant des ondulations rapides, elles se ruaient sous le vent, celle d'Achab en tête. Dans les yeux caves de Fedallah s'alluma une pâle lueur de mort, un rictus hideux tordit sa bouche.

Telles de silencieuses coquilles de nautiles, leurs proues légères fendaient la mer, mais elles ne purent approcher leur ennemi que lentement, car à mesure qu'elles avançaient, l'Océan se fit plus calme encore, il paraissait étaler un tapis sur les vagues et sa sérénité en faisait une prairie matinale. Enfin le chasseur haletant fut si près de sa proie, apparemment sans méfiance, que sa bosse éblouissante fut tout entière visible, glissant comme une île solitaire sans cesse sertie de l'anneau mouvant d'une écume verdâtre, légère et floconneuse. Il vit les grandes rides intriquées qui barraient son front soulevé hors de l'eau à l'avant et, projetée loin en avant sur le moelleux tapis d'Orient des eaux, la chatoyante ombre blanche de ce large front laiteux qu'accompagnait, joueuse, la musique des vaguelettes, cependant que, derrière lui, la mer bleue roulait dans la vallée mouvante de son sillage, et que de part et d'autre de ses flancs des bulles brillantes jaillissaient en dansant. Les pattes légères de centaines d'oiseaux joyeux les faisaient aussitôt éclater, dont les plumes posaient leur douceur sur la mer au gré de leur vol capricieux. Pareil au mât de pavillon d'une caraque dressé sur sa coque peinte, la haute hampe brisée d'une lance, récemment reçue, se dressait sur le dos blanc de la baleine. Par moments, s'isolant du dais léger tendu par le nuage des oiseaux qui planaient au-dessus du poisson, l'un d'eux se perchait et se balançait sur la hampe, les longues plumes de sa queue flottant comme des banderoles.

Une joie paisible, une souveraine sérénité dans l'élan même enveloppaient le glissement de la baleine. Jupiter, taureau blanc emportant à la nage Europe accrochée à ses cornes gracieuses, coulant ses beaux yeux malicieux vers la jeune fille, filant, avec une vitesse ensorcelante, vers la demeure nuptiale de Crète, Jupiter ne surpassait pas, en sa majesté suprême, la glorieuse Baleine blanche en sa nage divine.
De chaque côté de son flanc éclatant, le flot partagé s'évasait largement, et la baleine soulevait une vague de séduction. Il n'est pas étonnant, dès lors, que certains chasseurs, indiciblement transportés et attirés par tant de sérénité se soient aventurés à l'attaquer, découvrant pour leur malheur que cette quiétude n'était qu'apparence et cachait des ouragans. Ainsi tu voguais, ô baleine, calme, si calme aux yeux de ceux qui te voyaient pour la première fois, sans souci de tous ceux que tu avais déjà pris à ce piège pour les tromper et les détruire.

Ainsi à travers la tranquillité de la mer tropicale dont les vagues, au comble de l'extase, taisaient leurs applaudissements, Moby Dick avançait, cachant encore l'épouvante détenue par son corps, et dissimulant la hideur de sa mâchoire torve. Mais bientôt il se leva sur l'eau, et pendant un instant le marbre de son corps s'arqua, pareil au pont naturel de Virginie, il agita, en signe d'avertissement, l'étendard de sa queue, et le dieu révéla en entier sa grandeur, sonda et disparut. Les oiseaux blancs planèrent et plongèrent, puis s'attardèrent longuement sur le lac agité qu'il avait laissé.

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 133, p. 545-546.
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