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Extrait

Des dieux ou des hommes ? La théorie d'Évhémère selon Lactance

Lactance, Institutions divines, livre I, 14-16,

XIV. Mais afin que l’on ne nous accuse pas de n'employer, pour combattre la fausse religion, que le témoignage des poètes, qui peut-être n'ont pas un caractère assez grave pour servir de témoins dans un procès de cette importance, nous voulons bien ne rien avancer qui ne soit pris d'auteurs irréprochables. Voici donc comme Ennius, qui peut passer pour tel, parle de Saturne et de sa famille d'après Evhémère, dont il a traduit l'histoire [...]

XV. Si l'on demande présentement comment Saturne et ses enfants n'étant que des hommes ont été honorés comme des dieux, il est facile de répondre à cela : que s'il est vrai, comme on le suppose, qu'avant Uranus et Saturne la royauté était inconnue aux hommes, qui n'étant encore qu'en petit nombre, vivaient à l'aventure et ne reconnaissaient d'autres lois que celles de l'instinct, qui seul gouvernait alors, il ne faut pas douter que les premiers qui reçurent de ces peuples grossiers le nom et le pouvoir de souverain, n'en reçussent en même temps des honneurs extraordinaires, jusqu'à être appelés dieux par leurs nouveaux sujets : soit pour quelque vertu apparente qui était en eux (n'étant pas difficile d'en imposer à des esprits si peu éclairés), soit que la flatterie commençât dès lors à corrompre les puissances par des louanges outrées, soit enfin que les sujets se fussent laissé corrompre eux-mêmes par les bienfaits de leurs souverains. D'ailleurs, considérant combien ils étaient redevables aux soins que leurs premiers rois avaient pris de les rassembler dans des villes, de les avoir civilisés, d'avoir changé leur vie toute brute et agreste en des mœurs polies et honnêtes, et ne les trouvant plus sur la terre, ils s'avisèrent, pour soulager leur douleur et réparer en quelque sorte leur perte, de les faire revivre dans leurs portraits; et poussant encore plus loin leur amour et leur reconnaissance, il se mirent à honorer leur mémoire d'un culte religieux ; peut-être aussi dans le dessein d'exciter par là leurs successeurs dans leurs États à devenir aussi les héritiers de leurs vertus. C'est ce que Cicéron exprime à peu près dans les mêmes termes: « C'a été, dit-il, en quelque façon un usage reçu de tout temps parmi les hommes, de mettre au nombre des dieux, du moins par les mouvements d'une volonté reconnaissante, ou à l'aide d'une réputation vertueuse, les grands personnages qui par leurs bienfaits ont su gagner le cœur des peuples. » C'est à ce charme des bienfaits qu'un Hercule, qu'un Castor, qu'un Pollux son frère, qu'un Esculape, que tant d'autres, doivent leur divinité. C'est ce qui a fait chez les Romains tant d'apothéoses, et tant de consécrations chez les peuples d'Afrique. Ainsi s'établirent peu à peu les diverses religions. Le culte passa des fils aux neveux, et des neveux à la postérité la plus éloignée.

Il y en avait qui par la grandeur de leurs exploits avaient rendu leur nom si célèbre, qu'ils étaient adorés comme dieux du premier ordre par toutes les nations du monde. Mais ceux dont les vertus moins éclatantes n'avaient eu pour témoins que leurs citoyens, et avaient été renfermées dans l'enceinte d'une ville, ou tout au plus dans les limites d'une province, étaient reconnus pour les dieux d'une province ou d'une ville, et quelquefois d'une nation tout entière. Telle fut Isis parmi les Égyptiens, le dieu Faune chez les Latins, et Quirinus dans Rome. C'est encore ce qui mit Athènes sous la protection de Minerve, Samos sous celle de Junon, et Paphos sous celle de Vénus; c'est ce qui établit le culte particulier de Vulcain à Lemnos, de Bacchus à Naxos et d'Apollon à Delphes. Ainsi, à mesure que cet esprit de reconnaissance se répandait avec la politesse sur la terre, le nombre des dieux augmentait dans le ciel. Mais ce qui contribua beaucoup à l'établissement de cette erreur fut la piété ou superstitieuse ou intéressée des successeurs de ces nouvelles divinités. Car s'imaginant qu'il leur serait glorieux d'avoir un dieu pour père ou pour aïeul, ils furent les premiers à mettre de ces dieux dans leur famille, et ils ordonnèrent ensuite aux peuples qui dépendaient d'eux d'adorer ces idoles de leur vanité.

Jean Alexandre C. Buchon, Choix de monumens primitifs de l'Église chrétienne, Paris, 1837 : http://remacle.org/bloodwolf/eglise/lactance/instit1.htm
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