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Extrait

Récit du tremblement de terre de Lisbonne

Lettre d'un négociant de Lisbonne à son correspondant de Paris, 1755
Plusieurs témoins relatent dans des lettres le grand tremblement de terre ayant eu lieu à Lisbonne en 1755, dont les effets se sont faits sentir jusqu'en Espagne et en Afrique du nord. Cette lettre, imprimée dès 1755, constitue l'un de ces témoignages sur le vif.

Monsieur,
Le Tremblement de Terre qui s’est fait sentir dans presque toutes les parties de l'Europe, a produit de si terribles effets à Lisbonne, que cette Ville, l’une des plus riches du monde, est ruinée pour bien des années, si elle ne l’est pas pour toujours.

L’air y avoit paru chargé d’un brouillard rougeâtre et mal sain au lever et au coucher du Soleil, dans les derniers jours d’Octobre. La veille de la Toussaint, on s’aperçut de quelques légers mouvements, qui furent les avant-coureurs de la secousse qui se fit sentir le lendemain à 10 heures du matin. Elle ne parut d’abord que comme un ébranlement causé par un carrosse : à ce mouvement la plupart des habitants sortent de leurs maisons et se répandent dans les rues ; mais un instant après, les secousses deviennent si fortes durant 5 minutes, qu’à peine pouvoit-on se tenir sur pied. Les maisons les plus solides, violemment secouées, ensevelissent sous leurs ruines une quantité prodigieuse de monde, & ceux qui croyent trouver un asile plus assuré dans les Églises, où la solennité de la fête avoit attiré déjà bien des personnes pieuses, n’y trouvent qu’une mort plus certaine. La chute de ces grands édifices a fait périr dans un instant plus de dix mille personnes de tout âge et de toute condition, sans compter celles qui avoient été écrasées par le renversement des maisons.

Les principales Églises qui sont tombées sont celles de la Trinité, de Sainte-Catherine, de l’ancienne Cathédrale, des Dominicains, des Carmes, le Dôme de Saint-Vincent et celui de Saint-Antoine, des Minimes, la Grâce des Augustins, le Spiritus Sancto des Oratoriens, de Sancto Francisco d’Alcantara, des Capucins, du Couvent de Jésus, des Cordeliers, de Sancto Paulo, de Saint-Roch, Maison Professe des Jésuites dans laquelle étoit la magnifique Chapelle de Saint-Jean, ouvrage le plus riche du monde, ainsi que leur Maison qui avoit des trésors immenses, Notre-Dame de Loreto, Église nationale des Italiens, l’Église neuve, et quantité d’autres.

Une autre secousse suivit de près, mais elle ne fut pas de longue durée. La Mer fournit une heure après un spectacle bien effrayant. Une lame d’eau qui s’éleva du sein de la Mer, de 6 pieds plus haut que les plus fortes marées, fut poussée avec une force incroyable bien avant sur le Port, pénétra dans les deux Douanes, y corrompit toutes les marchandises, que les ruines et le feu ont ensuite achevé de détruire, et se retirant avec la même impétuosité qu’elle avoit crue, elle retomba trois pieds plus bas que les plus basses marées. Une seconde lame vint bientôt après, beaucoup plus trouble & plus irritée que la première, mais dont l’effet fut cependant moindre ; car il n’y eut d’autre accident que quelques câbles de vaisseaux rompus sur Mer, quoiqu’on y éprouvât la même agitation que sur terre.

Depuis le 1 jusqu’au 16, on a ressenti des secousses plus ou moins fortes, et il n’y a pas eu de jour qu’il n’y ait eu quelque maison de renversée, quelque édifice détruit. Il ne reste pas une seule Tour en pied, aucun bâtiment qui n’ait été ou abattu ou considérablement endommagé. Mais quelque grande perte qu’eût causée le Tremblement de Terre, ce n’eût été encore qu’un demi-mal, si l’incendie n’eût fait pour le moins autant de ravages. Le feu, qui étoit allumé dans la plupart des cuisines et des maisons, éclata d’abord à l’Hôtel du Marquis de Lourical, gagna tout le quartier, et se communiqua bien vite au Couvent des Dominicains, situé sur la place de Rouny. La flamme, secondée d’un vent violent, fit tant de progrès, que dans la nuit du 1 au 2 de Novembre, depuis Santo Domingo (qui est l’Inquisition) jusqu’à la Boucherie, et depuis la Boucherie jusqu’à Sancto Francisco, et de là jusqu’à Loreto et à la Trinité, tout fut réduit en cendres.

L’incendie a continué pendant quatre jours avec moins de violence à la vérité, mais depuis le Château jusqu’au quartier de Bairoatto, qui est le quartier des Négociants, le plus riche et le plus peuplé, ce qui fait les trois quarts et demi de la Ville, tout a été consumé. Le Palais du Roi, l’Hôtel de Bragance, Gardes-Meubles et Archives, où étoient les Bijoux & les Diamants de la Couronne, ont eu le même sort. Des bandits, qui avoient recouvré la liberté à la faveur du Tremblement de Terre, y ont mis le feu, ainsi qu’à différents quartiers de la Ville, pour en écarter les habitants et voler plus commodément. On a recouvré quelques bijoux que l’on a trouvés à ces voleurs, qui ont été arrêtés et exécutés sur-le-champ.

Les personnes les plus distinguées qui ont péri, sont : l’Ambassadeur d’Espagne avec une partie de sa maison ; le Principal Norogna, frère du Marquis d’Anjeja, et du Comte de Saint-Laurens ; la Marquise de Lourical, qui, ayant été blessée par la chute d'une poutre, est morte quinze jours après, etc. On ne sait pas au juste, et on ne le saura pas de longtemps, à quoi se monte la perte générale des personnes de tout âge et de tout sexe. Quant à celle de l'argent, qui est certainement la moindre, sans compter la perte des marchandises et autres effets, on convient assez généralement que cent millions de cruzades, qui font 250 millions de livres, ne répareroient pas à beaucoup près le ravage que cet événement a causé dans la seule Ville de Lisbonne. Setuval [Setúbal] est détruit, & toutes les autres Villes situées sur la côte jusqu’à Cadix et à Gibraltar, ont essuyé le même malheur, mais avec bien moins de perte.

Le mal eût été cent fois pire à Lisbonne, si Sa Majesté Très-Fidèle et ses Ministres n’eussent pris les mesures les plus justes, et donné à propos des ordres pour en arrêter le progrès. Le Roi a témoigné à son peuple l’affection la plus tendre ; il l'a reçu à Belem, et il a soin encore tous les jours de lui faire distribuer du pain et de la soupe, et de lui fournir de l'argent pour acheter des planches qui serviront à faire des baraques à Belem. Ce Château, situé à deux lieues au-dessous de Lisbonne, va devenir vraisemblablement la Cour, la Douane et la Ville principale du Portugal.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Lettre d'un négociant de Lisbonne à son correspondant de Paris, contenant une Relation fidelle du tremblement de terre arrivé à Lisbonne le 1 Novembre 1755, 1755
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