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Extrait

Le cercueil-bouée

Herman Melville, Moby Dick, 1851

Ces pressentiments de l'équipage devaient, le matin même, recevoir une confirmation plus plausible dans le sort dont un des leurs fut victime. Au lever du soleil, cet homme quitta son hamac pour prendre son poste de vigie au mât de misaine. N'était-il pas encore bien réveillé, parfois les marins montent aux mâts en somnambules, ou fut-ce pour une autre raison, nul ne sait. Quoi qu'il en soit, à peine était-il sur son perchoir, qu'on entendit un cri — un cri puis une chute — et, levant les yeux, les hommes virent une forme fendre l'air et, la suivant du regard, un bouquet de bulles blanches sur le bleu de la mer.

La bouée de sauvetage était un tonneau allongé ; elle fut larguée de l'arrière où elle était toujours suspendue à un croupiat ingénieux mais aucune main ne se leva pour la saisir, et le soleil avait si longuement séché le fût, qu'il eut tôt fait de se remplir, absorbant l'eau par tous les pores de son bois, de sorte que le tonneau cerclé de fer suivit le matelot dans les profondeurs comme pour lui servir d'oreiller, bien dur en vérité.

Ainsi le premier homme du Péquod qui monta au mât pour guetter la Baleine blanche dans son domaine propre fut avalé par la mer. Pourtant, peu y pensèrent sur le moment. A vrai dire, cet accident n'affecta guère les hommes, du moins en tant qu'augure, car ils ne le considéraient pas comme présage d'un mal à venir mais comme l'accomplissement d'un malheur déjà prédit. Ils affirmèrent qu'ils connaissaient dès lors la raison des plaintes sauvages qu'ils avaient entendues la nuit précédente. Mais une fois de plus le vieux Mannois fut d'un autre avis.

Il fallait à présent remplacer la bouée de sauvetage perdue ; Starbuck reçut l'ordre de s'en occuper, mais l’on ne trouva pas de barrique suffisamment légère et, dans l'impatience fiévreuse suscitée par ce qui semblait être l'approche d'une crise, et du dénouement à leur voyage, les hommes s'énervaient devant tout travail qui n'était pas en rapport avec cette fin, quelle qu'elle pût être, aussi allaient-ils laisser le navire sans nouvelle bouée, lorsque Queequeg, à grand renfort de signes étranges et d'allusions, suggéra, à mots couverts, quelque chose au sujet de son cercueil.

 Un cercueil comme bouée ! sursauta Starbuck.
 Ce serait plutôt singulier, je dois dire, ajouta Stubb.
 Le charpentier l'arrangera facilement de façon à en faire une fort bonne, dit Flask.
 Amenez-le, il n'y a rien d'autre dont nous puissions tirer parti, ajouta Starbuck, après un silence mélancolique. Equipez-le, charpentier, ne me regardez pas ainsi, le cercueil, veux-je dire. M'entends-tu ? Équipe-le !
 Dois-je clouer le couvercle, sir ? questionna-t-il en faisant le geste de frapper d'un marteau.
 Oui.
 Et calfater les joints, sir ? Il faisait le geste de promener un calfait.
 Oui.
 Et dois-je l'enduire de goudron, sir ? En faisant le geste de tenir un pot à brai.
 File ! Qu'est-ce qui te prend ? Transforme le cercueil en bouée et c'est tout !

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 126, p. 524-525.
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