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Extrait

Julie de Lespinasse au cœur de la vie culturelle

Julie de Lespinasse, Lettre LVIII,  9 octobre 1774.
Dans cette lettre à Abel de Vichy, le frère de sa demi-sœur, duquel elle est particulièrement proche, Julie de Lespinasse se livre à des confidences qui mettent en valeur sa place dans le monde culturel du Paris du 18e siècle, où elle tient salon depuis une dizaine d'années.

Mon ami, [...] j'ai mille riens à vous dire : il faut détourner ma pensée d'un intérêt aussi triste que profond. 

Je dînerai demain chez la duchesse d'Anville. Mon ami, j'aime cette maison : c'en est une de plus où je pourrai vous voir : vous vivrez pour ce que vous aimez et pour le monde tous les soirs ; mais ne dînerez-vous pas souvent avec moi ? Cela vous fera vivre dans la société des gens qui sont le plus à votre ton. Les bêtes et les sots ne se mettent guère en mouvement que sur les cinq ou six heures ; c'est alors que je reviens au coin de mon feu : j'y trouve presque toujours, sinon ce que j'aurais choisi, du moins ce que je n'éviterais pas. 

Comment ne vous ai-je pas encore dit que je suis pressée, sollicitée d'aller rétablir ma santé chez milord Shelburne ? C'est un homme d'esprit ; c'est le chef du parti de l'opposition ; c'était l'ami de Sterne : il adore ses ouvrages. Voyez s'il ne doit pas avoir le plus grand attrait pour moi, et si je ne sois pas être fort ébranlée par sa prière obligeante. Convenez que, si vous aviez su cette bonne fortune, vous ne l'auriez pas omise dans mon pompeux inventaire.

Oui, M. de Condorcet est chez madame sa mère : il travaille dix heures par jour. Il a vingt correspondances, dix amis intimes : et chacun d'eux, sans fatuité, pourrait se croire son premier objet ; jamais, jamais on n'a eu tant d'existence, tant de moyens et tant de félicité.

[...]

On m'a interrompue, on est venu me propose d'aller chez Duplessis. C'est un peintre de portrait qui sera à côté de Van Dyck. Je ne sais si vous avez vu l'abbé Arnaud peint par lui. Mais, mon ami, ce qu'il faudra voir, c'est Glück : c'est un degré de vérité et de perfection qui est mieux et plus que la nature. Il y avait là dix têtes toutes de caractères différents : je n'ai jamais rien vu de beau et de vrai à ce point là. M. d'Argental y est venu : il nous a fait voir une lettre qu'il venait de recevoir de M. de Voltaire ; je l'ai trouvée si bonne, le ton en est si doux, si naturel, on est si près de lui en le disant, que, sans songer si cela était indiscret ou non, j'ai demandé cette lettre ; j'ai demandé d'en prendre une copie ; dans ce moment, on la fait, et mon ami la lire ; et cette pensée est au bout de tout ce que je sens. [...]

Julie de Lespinasse, Lettres, Paris : Bibliothèque-Charpentier, 1903, p. 121-125.
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