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Extrait

Ségolène Le Men, « La Révolution française et les livres d'enfants »

Ségolène Le Men
D’après Le Magasin pour enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

La pensée des Lumières et l'influence de Rousseau
Tous les types de livres qui composent traditionnellement la bibliothèque des enfants reçoivent l'empreinte de la nouvelle littérature enfantine qu'inspirent la pensée des Lumières et les idées pédagogiques de Rousseau. Outre qu'ils ont adapté pour l'enfance la pensée des Lumières, ces livres, en effet, supposent que l'éducation et la valeur morale ont plus d'importance que le rang de naissance, même si les enfants héros sont souvent nobles.
Tout se passe comme si ces livres étaient parus à point nommé pour préparer les rejetons de l'aristocratie aux bouleversements de leur condition et à l'avènement de la monarchie bourgeoise. Madame de Genlis, gouverneur de Louis-Philippe, écrivait en juin 1793 à propos du jeune homme: « il a tout perdu de ce qu'il devait au hasard de sa naissance, il ne lui reste plus que ce qu'il tient de sa nature et de moi ». Elle voulait aussi préparer les femmes à « remplacer un citoyen, c'est-à-dire devenir citoyen soi-même ». Elle emmena ses élèves le 13 août 89 à la Bastille, suivit la mode tricolore, encouragea Louis-Philippe à se conduire en prince démocrate et à entrer au Club des Jacobins contre l'avis de sa propre mère en 1790.

Figures de l'enfance
La Révolution a aussi créé ses propres livres d'enfant, surtout dans le domaine du manuel, comme il y eut, sous l'Empire et la Restauration, des livres pour enfants nostalgiques de l'Ancien Régime. Pendant la période révolutionnaire, l'enfance est un terme équivoque : d'un côté, c'est une idée neuve prise en considération par la pensée pédagogique des Lumières, un enjeu mythique qui engage l'avenir de la nation : et il faudrait faire le décompte, à côté des scènes néo-classiques du lit de mort, des peintures centrées sur l'enfance ! Les figures de l'enfance et de la mort se font pendant dans les manuels officiels de la Révolution. De l'autre, l'enfance représente, face aux bouleversements révolutionnaires, un refuge, comme la nature et la vie familiale. Pour autant que les auteurs parlent des circonstances dans lesquelles ils ont écrit pendant la Révolution et sous l'Empire, c'est toujours pour dire qu'ils cherchent à oublier ce qu'ils sont en train de vivre. De là, ce désengagement qui pourrait surprendre en de tels moments.

Quels savoirs ?
Quant aux livres pour l'enfance issus de la Révolution, ce sont surtout ceux qui ont trait aux rudiments et aux matières scolaires, car l'école nationale a rendu nécessaire le manuel, comme le prouve le concours de l'an II. L'enjeu principal est celui des livres de rudiments, destinés à la petite enfance, cire molle dans laquelle se gravent pour toujours les préceptes. Tout le poids de l'éducation religieuse venant de son contrôle de cet enseignement, la Révolution voulut s'emparer d'un si formidable outil : civilités, abécédaires et catéchismes maintiennent leur présentation de toujours, mais pour propager la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ou la Constitution, au lieu du Pater. Ces gravures, héritées de l'iconographie post-tridentine, sont remisées pour laisser place à de petits livres sans image ou ornés de quelques figures tirées de l'emblématique révolutionnaire. L'abécédaire était surnommé Croix Depardieu, depuis l'époque de Molière au moins, à cause de la croix placée en tête de la table d'alphabet, pour représenter le signe de croix qui précède la leçon or, cette petite croix de Malte est remplacée par un bonnet phrygien !
Dans les arithmétiques et les géographies, ce sont les nouveaux savoirs qui impliquent un remaniement du manuel amené à prendre en compte le calendrier révolutionnaire, la réforme des poids et mesures ou la nouvelle organisation de la France administrative et territoriale. L'enseignement de l'histoire évolue d'une manière plus idéologique.

La bibliothèque des enfants
Dans l'ensemble des livres qui composent la bibliothèque des enfants de 1750 à 1830, ceux de la Révolution forment un chapitre à part, qui procède surtout de l'inversion des ouvrages empreints d'un message religieux ou idéologique, et qui n'a pas fait obstacle à l'expansion des nouvelles formes admises. L'emprise des idées de Rousseau, qui se déclarait pourtant hostile aux livres de l'âge de nature, y est immense. Curieusement, les grands principes de la littérature enfantine se retrouvent presque tous dans le passage des Confessions qu'il avait consacré à ses premières lectures : l'importance de la formation morale et de l'éveil du goût de la lecture chez l'enfant, qui s'identifie au héros du livre, et lit en compagnie de l'adulte. Seuls diffèrent la position respective de l'enfant, Jean-Jacques, et de l'adulte, son père, puisqu'aucun n'est en position de maître ou d'élève, et les livres de la bibliothèque eux-mêmes qui sont, suivant l'un des schémas anciens, ceux de la bibliothèque familiale. L'enfant découvre celle-ci sans restriction et subit une véritable initiation en passant du romanesque maternel au civisme républicain à l'antique de son aïeul, mémoire mythique qui annonce celle de la « république romaine » du citoyen Mvris.
Au contraire, la « bibliothèque des enfants », définie par les auteurs et libraires-éducateurs, reste une bibliothèque d'accès indirect, dont l'écriture est faite d'extraits choisis et dont certaines lectures, comme celle des romans qui amollissent les mœurs, sont proscrites. La baronne d'Almane tient un peu de Barbe-Bleue, lorsqu'elle explique à Adèle qu'elle a mis sous clé une partie de sa bibliothèque pour l'empêcher d'y avoir accès ! En grandissant, l'enfant conquiert peu à peu la maîtrise de ses propres lectures, sous le contrôle de l'adulte.

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