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Extrait

Ségolène Le Men, « Le point de vue de Rousseau »

Ségolène Le Men
D’après Le Magasin pour enfants, la littérature pour la jeunesse (1750-1830), Bibliothèque Robert Desnos, Montreuil, 1988

« 1. L'âge de nature 12 ans
2. L'âge de raison 15 ans
3. L'âge de force 20 ans
4. L'âge de sagesse 25 ans
1. L'âge de bonheur tout le reste de la vie Prière à la fin. »
Jean-Jacques Rousseau, L'Émile

Rousseau, lecteur précoce
Les enfants n'ont pas découvert les livres du jour au lendemain : ils disposaient depuis toujours de livres d'apprentissage liés à leur éducation, scolaire ou non, avaient adopté un certain nombre de textes, voire de genres littéraires ; enfin, ils avaient accès à la bibliothèque de leurs parents. Ce qui change dans la seconde moitié du 18e siècle, c'est, chez les auteurs et les éducateurs, la prise de conscience qu'il peut exister une littérature enfantine spéciale. Ces pratiques d'écriture spécifiques ont, en retour, entraîné une nouvelle façon de concevoir l'ensemble des ouvrages traditionnellement associés à l'enfance. Sans l'avoir voulu, c'est Jean-Jacques Rousseau qui a servi de caisse de résonance à l'éclosion de la « bibliothèque des enfants ».
Dans toute autobiographie d'écrivain, le premier contact avec le langage puis la lecture revêt une importance décisive. À cet égard, le célèbre passage des Confessions relatif aux lectures enfantines de Rousseau est le prototype d'une série de textes qui aboutissent à ceux de Sartre dans Les Mots ou de Leiris dans Biffures. Si ce morceau importe ici, c'est qu'il est révélateur de la situation d'un enfant lecteur avant l'émergence de la littérature enfantine. C'est par la médiation de la bibliothèque familiale, celle de sa mère et de son grand-père, qu'il accède au monde des livres, sous la tutelle du père qui est son compagnon de lecture. Le narrateur décrit l'itinéraire spirituel que représente le passage des romans de sa mère aux ouvrages de son grand-père, classiques de l'histoire, de la religion et de la mythologie, dont il retient surtout les Hommes illustres de Plutarque : « (…) j'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans : je ne sais comment j'appris à lire ; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi : c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avoit laissé des Romans. Nous nous mîmes à les lire après soupé mon père et moi. Il n'étoit question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusans : mais bientost l'intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation ». « Les Romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant ce fut autre chose. La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut recours à la portion de celle de son père qui nous étoit échue. Heureusement il s'y trouva de bons livres ; et cela ne pouvoit être autrement ; cette bibliothèque ayant été formée par un Ministre, à la vérité, et savant même ; car c'était la mode alors, mais homme de goût et d'esprit ».

« Je hais les livres… »
Dans L’Émile pourtant, qui contient cette formule lapidaire, « je hais les livres ; ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne sait pas », Rousseau préconise une découverte du livre tardive et restreinte. Tardive, parce qu'à l'âge de nature – jusqu'à douze ans – suffit le livre du monde : « Point d'autres livres que le monde, point d'autre instruction que les faits. » Restreinte en effet car ce n’est qu’à l’âge de raison – de douze à quinze ans qu’intervient un seul livre : Robinson Crusoê. Les Fables de La Fontaine – premier titre canonique de la culture enfantine – sont, elles, l'objet d'une critique argumentée dans le second livre de L'Emile.
Enfin, dans un opuscule issu de son expérience propre de précepteur, le Mémoire présenté à Mr. de Mably sur l’éducation de son fils, Rousseau émet des opinions plus nuancées. Il reconnaît en effet, d'une part l'utilité d'un certain nombre de livres – classiques de collège ou de précepteur pour l'instruction des jeunes gens –et, d'autre part, il énonce un programme éducatif pour la petite enfance qui définit parfaitement le monde dans lequel s'inscrira la nouvelle littérature enfantine : livres à la portée des enfants, « récréations et promenades » instructives plutôt qu'études réglées.
Dans le domaine de la morale et des mœurs, Rousseau évoque Molière et La Bruyère, deux auteurs que l'on retrouve dans les livres de prix donnés au 18e siècle, tout en avouant, pour la seule fois, l'absence d'un ouvrage spécifiquement conçu pour l'enfant : « À tout cela je voudrois, quand il en sera tems, joindre quelque lecture qui sans lui gâter le cœur lui fît assés connoitre les hommes pour n'être pas tout à fait étranger parmi eux. »

En matière d'éducation, la référence à Rousseau devient vite si importante que les moindres passages relatifs au livre et à la lecture ont été relevés et discutés dans les préfaces des livres pour enfants. Par une curieuse argumentation, le refus du livre de la petite enfance énoncé dans L'Emile est interprété comme la reconnaissance d'un manque à combler ; et, par son parti pris de tabula rasa, Rousseau est présenté comme le responsable de la révolution du livre pour enfants que mettent en œuvre les auteurs pionniers

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