Réflexion historique de Julien Gracq

Supposons une George Sand du siècle de Cicéron : au lieu des bœufs berrichons qui poétisent de leur lenteur les guérets de La Petite Fadette, on y verrait les troupes d’esclaves rentrant les fers aux pieds du moulin ou du pressoir ajouter pour les sensibilités délicates quelque chose à la paix des crépuscules. Cela donnerait un sentiment soudain et singulier de la distance – apprêterait de quoi rêver à l’amateur de cultures spenglerien. 

Pendant des siècles (...), l’homme a rêvé, mangé, conversé, s’est promené au milieu de son mobilier humain comme nous passons entre des haies d’aubépine. Cela, qui est la vérité, nous le refusons : dans la scène des esclaves jetés aux murènes nous voulons voir les « sadiques de la décadence romaine », alors qu’il ne s’agit que d’un parvenu un peu bouffi de son aisance mobilière, un M. Poirier qui voulait étonner son gendre. La vraie singularité de la scène, c’est qu’il n’y avait aucune tension.    

Rien de plus extraordinairement troublant, tout de même, pour un fanatique du Jugement dernier de l’Histoire, que cet épouvantable déni de justice infligé, et infligé dérisoirement, avec une espèce d’indifférence ennuyée, à ces centaines de millions d’hommes que les Anatole France de l’époque devaient juger « si bien meublants ». Cela a passé, c’est tout, sans que personne ait élevé la voix, jeté la malédiction ou attesté le ciel, sans convulsion et sans grand soir (...). À un moment donné, on constate que l’esclave se raréfie, puis devient introuvable dans la jungle sociale qui n’en est pas assainie (...).