Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?

Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? », 1971.
Publié au début des années 1970, tandis qu'une vague féministe se répand dans le monde entier, le texte de l'historienne de l'art américaine Linda Nochlin, Why Have There Been No Great Women Artists?, prend à contre-pied tous les discours.

« Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? ». Dans cette phrase résonne le reproche qui sous-tend la plupart des discussions sur ladite question des femmes. Mais, comme de si nombreuses soi-disant discussions qui animent le « débat » féministe, elle falsifie la nature du problème tout en induisant insidieusement sa propre réponse : « il n’y a pas de grandes femmes artistes car les femmes sont incapables de grandeur ». […] La première réaction de toute féministe est d’être attirée par l’appât puis de mordre à l’hameçon jusqu’à avaler la ligne et le plomb avec lui en essayant de répondre à cette question telle qu’elle est posée c’est-à-dire  en exhumant des exemples de femmes valeureuses et injustement méconnues dans le cours de l’Histoire, en réhabilitant des carrières et des productions intéressantes quoique plutôt modestes, en redécouvrant des femmes peintres de fleurs ou des élèves de David oubliées pour tenter d’en faire un cas d’école. De tels efforts […] sont évidemment louables car ils contribuent à enrichir notre savoir […]. En revanche ils ne remettent nullement en cause le sous-entendu caché dans la question […]. Au contraire, en tentant d’y répondre, ils renforcent tacitement ses présupposés négatifs […]

Le fait est, mes très chères sœurs, qu’il n’y a pas d’équivalent féminin de Michel-Ange ou Rembrandt, Delacroix ou Cézanne, Picasso ou Matisse […]. La faute, mes très chers frères, n’incombe pas à nos lignes de vie, nos hormones, nos cycles menstruels ou notre vacuité intérieur, mais bien à nos institutions et notre éducation – l’éducation englobant ici tout ce qui nous arrive dès lors que nous naissons à ce monde de symboles, de signes et de signaux. Finalement, il est presque miraculeux que malgré toutes les embûches rencontrées par les femmes ou les Noirs, elles et ils soient nombreux à avoir atteint l’excellente dans ces domaines pourtant jalonnés de prérogatives masculines blanches que sont les sciences, la politique et les arts. […] Nous déduisons plutôt que le contexte global propre à la création artistique survient dans un certain paysage social, qu’il est l’un des éléments qui compose ce paysage social, qu’il est à la fois perpétué et déterminé par des institutions sociales spécifiques et identifiables, et qu’enfin, parmi ces institutions se trouvent les académies et les systèmes de mécénat, mais aussi les mythologies sur créateur divinisé et sur l’artiste comme super-héros viril ou paria social.

Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? », tr. Oristelle Bonis, Femmes, art, et pouvoir et autres essais, 1993.
  • Lien permanent
    ark:/12148/mm321z9nnd64