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Extrait

Les gammes

Herman Melville, Moby Dick, 1851

La prétendue raison pour laquelle Achab n'avait pas rendu visite au baleinier dont nous venons de parler était que le vent et la mer menaçaient. Si tel n'avait pas été le cas, peut-être qu'il ne l'eût pas davantage abordé pour autant, si l'on en juge par la façon dont il se conduisit ultérieurement dans des circonstances identiques, lorsque, après avoir hélé un navire, il obtenait une réponse négative à sa question. Car il se révéla qu'il ne tenait pas à avoir de rapport avec un capitaine étranger, fût-ce pour cinq minutes, sauf si celui-ci pouvait lui fournir quelques-uns des indices à l'affût desquels il était avec vigilance. Mais tout cela resterait peu clair si nous ne disions ici un mot des usages établis entre navires baleiniers lorsqu'ils se rencontrent en des mers étrangères et plus particulièrement dans des parages de croisière communs.

Si deux étrangers viennent à se rencontrer dans les Pine Barrens de l'Etat de New York ou dans la plaine non moins désolée de Salisbury en Angleterre, si les hasards les mettent face à face dans des solitudes aussi inhospitalières, ils peuvent difficilement, fût-ce au prix de leur vie, éviter de se saluer et de s'arrêter un instant pour se donner des nouvelles, peut-être même de s'asseoir un moment et de se reposer ensemble. Il est combien plus naturel dès lors que, sur ces landes illimitées de la mer, deux navires baleiniers s'entr'apercevant aux confins du monde, au large de la solitaire île Fanning ou des distantes îles Gilbert, combien plus naturel, dis-je, qu'en pareilles circonstances ces navires ne se bornent pas à échanger des salutations mais recherchent un contact plus intime, plus amical, plus fraternel. Il semble que cela coule de source lorsque deux navires appartiennent, de plus, au même port d'attache et que le capitaine, ses officiers et bon nombre de ses hommes se connaissent personnellement et ont, dès lors, à parler de toutes sortes de choses chères et familiales.

Celui qui est parti depuis peu de temps a peut-être à bord des lettres destinées au navire depuis longtemps en mer, il est, à coup sûr, en possession de journaux plus récents d'une année ou deux que les liasses maculées et écornées du navire parti le premier. En courtois échange, le navire sur le chemin du retour donnera des renseignements tout frais et de la plus haute importance sur les parages de pêche où l'autre se rend éventuellement. Cela reste vrai aussi jusqu'à un certain point, lorsque les navires sont en mer depuis le même laps de temps, se rencontrant sur le lieu de croisière même car l'un d'eux peut avoir du courrier reçu d'un troisième navire, maintenant à son tour fort éloigné, et peut-être destiné au bâtiment rencontré. D'autre part, ils peuvent échanger des nouvelles de la pêche et bavarder agréablement, étant non seulement unis par la sympathie des marins entre eux, mais par cette communauté de sentiments engendrée par une même poursuite, par des privations et des dangers semblables.

La différence de nationalité ne crée pas de distinctions essentielles tant que le langage demeure le même comme c'est le cas pour les Américains et les Anglais. En vérité, ces rencontres sont rares, vu le petit nombre de baleiniers anglais, et lorsqu'elles se produisent une contrainte règne en raison d'une sorte de timidité, car l'Anglais a une certaine réserve que le Yankee n'imagine pas chez d'autres que lui-même. En outre, les baleiniers anglais affichent parfois une forme de supériorité citadine sur les baleiniers américains, regardant le grand et maigre Nantuckais, et ses provincialismes indéfinissables, un peu comme un paysan de la mer. A quoi tient ce sentiment de supériorité éprouvé par les Anglais, il est difficile à dire, surtout si l'on considère que les Yankees tuent en un jour plus de baleines que les Anglais en dix ans. C'est là une innocente faiblesse des baleiniers britanniques dont le Nantuckais ne s'offusque guère, sans doute parce qu'il se reconnaît à lui-même quelques petites faiblesses.

Ainsi donc, parmi les navires qui se croisent, les baleiniers sont ceux qui ont le plus de raisons de se montrer sociables et ils le sont en effet. Tandis que les navires marchands se rencontrant en plein Atlantique poursuivront leur route sans faire le moindre signe de reconnaissance, se croisant en haute mer comme des dandies à Broadway, peut-être même critiquent-ils réciproquement leur gréement en passant. Quant aux navires de guerre, ils mettent en branle une telle série idiote de révérences, de courbettes, de plongeons de pavillons, que ces simagrées ne semblent dictées ni par une chaleureuse spontanéité ni par un amour fraternel. En ce qui concerne les négriers, ils sont tellement pressés qu'ils fuient au plus vite ; lorsque deux pirates croisent leurs os croisés, le premier interpelle l'autre : « Combien de crânes ? » de la même manière que les baleiniers demandent : « Combien de barils ? » Dès qu'ils ont reçu la réponse, ils filent aussitôt chacun de son côté, car ce sont d'infernaux bandits, qui n'aiment guère contempler leur vilenie incarnée en d'autres.

Mais regardez ce baleinier voguant à la bonne franquette, pieux, honnête, modeste, accueillant et sociable ! Que fait-il lorsque, par un temps à peu près convenable, il rencontre un autre baleinier ? Ils font une « gamme », chose si parfaitement inconnue aux autres navires qu'ils ignorent jusqu'à ce terme et si, par hasard, ils l'entendent prononcer, ils ricanent et font des gammes de plaisanteries à ce sujet en parlant de « souffleurs », de « bouilleurs de lard » et autres aménités du même genre. Pourquoi les hommes des navires marchands et des navires de guerre, aussi bien que les pirates et les négriers nourrissent-ils un tel mépris pour les baleiniers ? Il est difficile d'y répondre. Je voudrais bien savoir quelle gloire il peut y avoir à faire le métier de pirate qui mène, certes, à une élévation peu ordinaire, celle du gibet. Or un homme parvenu à cette singulière et haute situation n'a pas grande base sur quoi la reposer. J'en conclus que lorsqu'un pirate se rengorge devant un baleinier, c'est sans fondement.

Mais qu'est-ce qu'une gamme ? Vous pouvez bien vous user l'index à suivre les colonnes des dictionnaires sans trouver ce mot. Le Dr Johnson n'a jamais atteint pareille érudition et l'arche de Noé du Webster ne le contient pas. Et pourtant, ce terme si évocateur est d'un usage courant depuis bien des années parmi quelque quinze mille Yankees de bonne souche. Il réclame une définition, certes, et devrait figurer dans tout lexique. Aussi permettez-moi de le définir doctement.

GAMME. Substantif. - Réunion amicale de deux (ou plusieurs) navires baleiniers, en général sur un lieu de croisière. Après avoir échangé des salutations, les hommes se rendent visite en pirogues, les deux capitaines passant un moment ensemble sur le même navire, tandis que les seconds se réunissent sur l’autre.

Herman Melville, Moby Dick, tr. Henriette Guex-Rolle, Paris :Garnier-Flammarion, 1989, chapitre 53, p. 267-269.
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