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Extrait

Sur l'intérêt des princes à séparer la religion de l'État

Condorcet, Sur Voltaire, 1789

Les troubles religieux qui ont si longtemps déchiré l'Europe ont pour première origine la faute que firent les premiers empereurs chrétiens de se mêler des affaires ecclésiastiques, à la sollicitation des prêtres qui, n'ayant pu que diffamer ou calomnier leurs adversaires, espérèrent avoir sous ces nouveaux princes le plaisir de les punir. Soit mauvaise politique, soit vanité, soit superstition, on vit le féroce Constantin, non encore baptisé, paraître à la tête d'un concile. Ses successeurs suivirent son exemple et les troubles qui ont depuis agité l'Europe furent la suite nécessaire de cette conduite. En effet dès que l'on établit pour principe que les princes sont obligés de sévir contre ceux qui attaquent la religion, de statuer une peine quelle qu'elle soit contre la profession ouverte ou cachée, l'exercice public ou secret d'aucun culte, la maxime que les peuples ont le droit, et même sont dans l'obligation de s'armer contre un prince hérétique ou ennemi de la religion, en devient une conséquence nécessaire. […]

L'intérêt des princes a donc été, non pas de chercher à régler la religion, mais de séparer la religion de l'état, de laisser aux prêtres la libre disposition des sacrements, des censures, des fonctions ecclésiastiques ; mais de ne donner aucun effet civil à aucune de leurs décisions, de ne leur donner aucune influence sur les mariages, sur les actes qui constatent la mort ou la naissance ; de ne point souffrir qu'ils interviennent dans aucun acte civil ou politique, et de juger les procès qui s'élèveraient entre eux et les citoyens, pour des droits temporels relatifs à leurs fonctions, comme on déciderait les procès semblables qui s'élèveraient entre les membres d'une association libre, ou entre cette association et des particuliers. Si Constantin eût suivi cette politique, que de sang il eût épargné ! Dans tous les pays où le prince s'est mêlé de la religion, à moins que, comme celle de l'ancienne Rome, elle ne fut bornée qu'à de pures cérémonies, l'état a été troublé, le prince exposé à tous les attentats du fanatisme, et l'indifférence seule pour la religion a pu amener une paix durable.

Œuvres de Condorcet, t. 4, Paris : Firmin Didot frères, 1847, p. 537.
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