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Extrait

À la recherche de l’illusion parfaite

Stendhal, Racine et Shakespeare, 1825
Il s’agit de la célèbre anecdote du « soldat de Baltimore », où un soldat en faction dans un théâtre tire sur l’acteur qui joue Othello au moment où celui-ci fait semblant d’assassiner sa partenaire. Pour Stendhal, cette anecdote cocasse illustre les pouvoirs du théâtre et l’illusion parfaite qu’il est capable de produire.

L’année dernière (août 1822), le soldat qui était en faction dans l’intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s’écria : « Il ne sera jamais dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche. » Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un bras à l’acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d’année sans que les journaux ne rapportent des faits semblables. Eh bien ce soldat avait de l’illusion, croyait vraie l’action qui se passait sur la scène. Mais un spectateur ordinaire, dans l’instant le plus vif de son plaisir, au moment où il applaudit avec transport Talma-Manlius disant à son ami : « Connais-tu cet écrit ? » par cela seul qu’il applaudit n’a pas l’illusion complète, car il applaudit Talma, et non pas le Romain Manlius ; Manlius ne fait rien de digne d’être applaudi, son action est fort simple et tout à fait dans son intérêt.
[…]
Il me semble que ces moments d’illusion parfaite sont plus fréquents qu’on ne le croit en général, et surtout qu’on ne l’admet pour vrai dire dans les discussions littéraires. Mais ces moments durent infiniment peu, par exemple une demi-seconde, ou un quart de seconde. On oublie bien vite Manlius pour ne voir que Talma ; ils ont plus de durée chez les jeunes femmes, et c’est pour cela qu’elles versent tant de larmes à la tragédie.
Mais recherchons dans quels moments de la tragédie le spectateur peut espérer de rencontrer ces instants délicieux d’illusion parfaite.
Ces instants charmants ne se rencontrent ni au moment d’un changement de scène, ni au moment précis où le poète fait sauter douze ou quinze jours au spectateur, ni au moment où le poète est obligé de placer un long récit dans la bouche d’un de ses personnages, uniquement pour informer le spectateur d’un fait antérieur, et dont la connaissance lui est nécessaire, ni au moment où arrivent trois ou quatre vers admirables, et remarquables comme vers.
Ces instants délicieux et si rares d’illusion parfaite ne peuvent se rencontrer que dans la chaleur d’une scène animée, lorsque les répliques des acteurs se pressent ; par exemple, quand Hermione dit a Oreste, qui vient d’assassiner Pyrrhus par son ordre : « Qui te l’a dit ? »
Jamais on ne trouvera ces moments d’illusion parfaite, ni à l’instant où un meurtre est commis sur la scène, ni quand des gardes viennent arrêter un personnage pour le conduire en prison. Toutes ces choses, nous ne pouvons les croire véritables, et jamais elles ne produisent d’illusion. Ces morceaux ne sont faits que pour amener les scènes durant lesquelles les spectateurs rencontrent ces demi-secondes si délicieuses ; or, je dis que ces courts moments d’illusion parfaite se trouvent plus souvent dans les tragédies de Shakespeare que dans les tragédies de Racine.
Tout le plaisir que l’on trouve au spectacle tragique dépend de la fréquence de ces petits moments d’illusion, et de l’état d’émotion où, dans leurs intervalles, ils laissent l’âme du spectateur.

Stendhal, Racine et Shakespeare, Paris, Le Divan, 1928, pp. 17-21.
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