Découvrir, comprendre, créer, partager

Extrait

Orou face au christianisme

Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772
Au chapitre 3 du Supplément au Voyage de Bougainville, l'aumônier de l'expédition tente d'expliquer à son hôte, Orou, les fondements de la foi chrétienne et les restrictions qu'impose le christianisme en matière de sexualité. L'occasion pour Diderot d'une violente critique contre la religion.

Ils déjeunèrent tous ensemble ; ensuite Orou, demeuré seul avec l'aumônier, lui dit :
 Je vois que ma fille est contente de toi ; et je te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot religion, que tu as répété tant de fois, et avec tant de douleur ?

L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit :
 Qui est-ce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ?
OROU. C'est moi.
L'AUMÔNIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme est l'ouvrage d'un ouvrier.
OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ?
L'AUMÔNIER. Non.
OROU. Où fait-il sa demeure ?
L'AUMÔNIER. Partout.
OROU. Ici même !
L'AUMÔNIER. Ici.
OROU. Nous ne l'avons jamais vu.
L'AUMÔNIER. On ne le voit pas.
OROU. Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a au moins l'âge de son ouvrage.
L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point : il a parlé à nos ancêtres : il leur a donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être honoré ; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur en a défendu d'autres, comme mauvaises.
OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi donc a-t-il fait deux sexes ?
L'AUMÔNIER. Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme appartient à un homme, et n'appartient qu'à lui.
OROU. Pour toute leur vie ?
L'AUMÔNIER. Pour toute leur vie.
OROU. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme... mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là, et que cela lui déplaît, il sait les en empêcher.
L'AUMÔNIER. Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de Dieu (car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier), contre la loi du pays ; et ils commettent un crime.
OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours ; mais si tu le permettais, je te dirais mon avis.
L'AUMÔNIER. Parle.

OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, et contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans mains, sans tête et sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure aujourd'hui, et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas. Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être pensant, sentant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait-il fondé ? Ne vois-tu pas qu'on a confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée, ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose qui ne s'échange point, ne s'acquiert point; qui a liberté, volonté, désir; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la loi générale des êtres. Rien, en effet, te paraît-il plus insensé qu'un précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commmande une constance qui n'y peut être, et qui viole la liberté du mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ; qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu : qu'un serment d'immutabilité
de deux êtres de chair, à la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ? Crois-moi, vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier : mais je me réjouis qu'il n'ait point parlé à nos pères, et je souhaite qu'il ne parle point à nos enfants; car il pourrait par hasard leur dire les mêmes sottises, et ils feraient peut-être celle de le croire.

Diderot, Œuvres complètes, t. 2, Paris : Garnier frères, 1875, p. 222-224.
  • Lien permanent
    ark:/12148/mmgt2z087fsb