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Extrait

Les femmes doivent donc avoir absolument les mêmes droits

Condorcet, Lettre d'un bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie, 1788
À la veille de la Révolution, Condorcet revendique une égalité des droits entre les hommes et les femmes. Il est un des rares penseurs des Lumières à refuser la distinction sur le genre qui paraît naturelle à beaucoup, notamment à Rousseau.

Cette seconde lettre, Monsieur, a pour objet de vous exposer la constitution d’un corps législatif unique, la manière de fixer l’étendue et les limites du pouvoir qu’il doit exercer, et la forme suivant laquelle il doit donner ses décisions, afin que les citoyens puissent jouir des avantages d’une constitution libre, paisible et durable.
[…] 

Nous voulons une constitution dont les principes soient uniquement fondés sur les droits naturels de l’homme, antérieurs aux institutions sociales.

Nous appelons ces droits naturels parce qu’ils dérivent de la nature de l’homme, c’est-à dire, parce que du moment qu’il existe un être sensible, capable de raisonner et d’avoir des idées morales, il en résulte, par une conséquence évidente, nécessaire, qu’il doit jouir de ces droits, qu’il ne peut en être privé sans injustice. Nous pensons que celui de voter sur les intérêts communs, soit par soi-même, soit par des représentants librement élus, est un de ces droits ; qu’un État où une partie des hommes, ou du moins des hommes propriétaires du territoire en sont privés, cesse d’être un état libre, qu’il devient une aristocratie plus ou moins étendue, qu’il n’est, comme les monarchies, comme les aristocraties, qu’une constitution plus ou moins bonne, suivant que ceux qui jouissent de l’autorité y ont (je ne dis pas suivant la raison, mais suivant l’état présent des lumières) des intérêts plus ou moins conformes à l’intérêt général ; mais qu’il n’est plus une véritable république. Cela posé, on peut dire que jusqu’ici il n’en a réellement existé aucune. N’est-ce pas en qualité d’êtres sensibles, capables de raison, ayant des idées morales, que les hommes ont des droits ? Les femmes doivent donc avoir absolument les mêmes, et cependant jamais, dans aucune constitution appelée libre, les femmes n’ont exercé le droit de citoyens.

Quand on admettrait le principe (sur lequel M. Delolme a fondé son admiration pour la constitution anglaise) qu’il suffit que le pouvoir soit entre les mains d’hommes qui ne puissent avoir un autre intérêt (l’intérêt personnel excepté sans doute) que celui de l’universalité des habitants, on ne pourrait s’en servir ici. Les faits ont prouvé que les hommes avaient, ou croyaient avoir des intérêts fort différents de ceux des femmes, puisque partout ils ont fait contre elles des lois oppressives, ou du moins établi entre les deux sexes une grande inégalité. Enfin, vous admettez sans doute le principe des Anglais, qu’on n’est légitimement assujetti qu’aux taxes qu’on a votées, au moins par ses représentants ; il suit de ce principe que toute femme est en droit de refuser de payer les taxes parlementaires.

Je ne vois pas de réponse solide à ces raisonnements, du moins pour les femmes veuves ou non mariées. Quant aux autres, on pourrait dire que l’exercice du droit de citoyen suppose qu’un être puisse agir par sa volonté propre. Mais alors je répondrai que les lois civiles, qui établiraient entre les hommes et les femmes une inégalité assez grande, pour qu’on pût les supposer privées de l’avantage d’avoir une volonté propre, ne seraient qu’une injustice de plus. Je ne vois qu’une inégalité nécessaire et juste dans une société de deux personnes, celle qui naît de la nécessité d’accorder une voix prépondérante dans le petit nombre de cas où on ne peut laisser agir les volontés séparées, et où en même tems la nécessité d’agir ne permet pas d’attendre la réunion de deux volontés. Encore serait-il bien difficile de supposer que cette voix prépondérante dût, pour la totalité de ces cas très rares, appartenir nécessairement à l’un des deux sexes. Il paraîtrait beaucoup plus naturel de partager cette prérogative, et de donner, soit à l’homme, soit à la femme, la voix prépondérante pour le cas où il est le plus probable que l’un des deux conformera sa volonté à la raison. Cette idée d’établir plus d’égalité entre les deux sexes n’est pas si nouvelle qu’on pourrait croire. L’empereur Julien avait accordé aux femmes le droit d’envoyer à leur mari le libelle de divorce ; droit dont les maris seuls avaient joui depuis les premiers siècles de Rome ; et le moins galant peut-être des césars a été le plus juste envers les femmes.

Mais après avoir établi que la justice demanderait que l’on cessât d’exclure les femmes du droit de cité, il me reste à examiner la question de leur éligibilité pour les fonctions publiques. Toute exclusion de ce genre expose à deux injustices : l’une à l’égard des électeurs dont on restreint la liberté, l’autre à l’égard de ceux qui sont exclus et que l’on prive d’un avantage accordé aux autres. Il me paraît donc qu'on ne doit prononcer une exclusion par la loi que dans le cas où la raison en prouve évidemment l'utilité ; et si l'on choisit une bonne forme d'élection, ce cas doit se présenter très rarement. [...] D'après ce principe, je croirais que la loi ne devrait exclure les femmes d'aucune place. Mais, dira-t-on, ne serait-il pas ridicule qu'une femme commandât l'armée, présidât le tribunal ? Eh bien, croyez-vous qu'il faille défendre aux citoyens, par une loi expresse, tout ce qui serait ou un choix ou une action ridicule, comme de choisir un aveugle pour secrétaire d'un tribunal, de faire paver son champ ? De deux choses l’une : ou les électeurs voudront faire de bons choix, et ils n’ont pas besoin de vos règles ; ou ils voudront en faire de mauvais, et vos règles ne les en empêcheront pas.

La constitution des femmes les rend peu capables d’aller à la guerre, et, pendant une partie de leur vie, doit les écarter des places qui exigent un service journalier et un peu pénible. Les grossesses, le temps des couches et de l’allaitement les empêcheraient d’exercer ces fonctions. Mais je ne crois pas qu’on puisse assigner, à d’autres égards, entre elles et les hommes, aucune différence qui ne soit l’ouvrage de l’éducation. Quand même on admettrait que l’inégalité de force, soit de corps, soit d’esprit, serait la même qu’aujourd’hui, il en résulterait seulement que les femmes du premier ordre seraient égales aux hommes du second, et supérieures à ceux du troisième, et ainsi de suite. On leur accorde tous les talents, hors celui d’inventer. C’est l’opinion de Voltaire, l’un des hommes qui ont été les plus justes envers elles, et qui les ont le mieux connues. Mais d’abord, s’il ne fallait admettre aux places que les hommes capables d’inventer, il y en aurait beaucoup de vacantes, même dans les académies. Il existe un grand nombre de fonctions dans lesquelles il n’est pas même à désirer, pour le public, qu’on sacrifie le temps d’un homme de génie. D’ailleurs, cette opinion me paraît très incertaine. Si l’on compare le nombre des femmes qui ont reçu une éducation soignée et suivie à celui des hommes qui ont reçu le même avantage, ou si l’on examine le très-petit nombre d’hommes de génie qui se sont formés d’eux-mêmes, on verra que l’observation constante alléguée en faveur de cette opinion ne peut être regardée comme une preuve. De plus, l’espèce de contrainte où les opinions relatives aux mœurs tiennent l’âme et l’esprit des femmes presque dès l’enfance, et surtout depuis le moment où le génie commence à se développer, doit nuire à ses progrès dans presque tous les genres. Voyez combien peu de moines en ont donné des preuves, même dans les genres où l’influence de la contrainte de leur état paraîtrait devoir être la moins sensible. D’ailleurs, est-il bien sûr qu’aucune femme n’ait montré du génie ? Cette assertion est vraie jusqu’ici, à ce que je crois, quant aux sciences et à la philosophie ; mais l’est-elle dans les autres genres ? Pour ne parler ici que des Françaises, ne trouve-t-on pas le génie du style dans madame de Sévigné ? Ne citerait-on pas, dans les romans de madame de La Fayette, et dans quelques autres, plusieurs de ces traits de passion et de sensibilité que l’on appellerait des traits de génie dans un ouvrage dramatique ?

Peut-être trouverez-vous celle discussion bien longue ; mais songez qu’il s’agit des droits de la moitié du genre humain, droits oubliés par tous les législateurs ; qu’il n’est pas inutile, même pour la liberté des hommes, d’indiquer le moyen de détruire la seule objection qu’on puisse faire aux républiques, et de marquer entre elles et les États non libres une différence réelle. D’ailleurs, il est difficile, même à un philosophe, de ne pas s’oublier un peu lorsqu’il parle des femmes. Cependant, j’ai peur de me brouiller avec elles, si jamais elles lisent cet article. Je parle de leurs droits à l’égalité, et non de leur empire ; on peut me soupçonner d’une envie secrète de le diminuer ; et depuis que Rousseau a mérité leurs suffrages, en disant qu’elles n’étaient faites que pour nous soigner et propres qu’à nous tourmenter, je ne dois pas espérer qu’elles se déclarent en ma faveur. Mais il est bon de dire la vérité, dût-on s’exposer au ridicule. Je reviens à l’objet de ma lettre.

Condorcet, Œuvres, t. 9, Paris : Firmin Didot frères, 1847-1849, p. 10-20.
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