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Extrait

Il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation

Montaigne, Essais, livre I, chap. 31 « Des Cannibales », 1580
Montaigne consacre tout un chapitre des Essais à la question de la sauvagerie et du cannibalisme, qu'il nuance en le mettant en rapport avec les brutalités exercées en Europe. Dans ce passage, il souligne les méfaits d’un regard trop occidental qui peut conduire à des contresens.

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. Comme de vrai, il semble que nous n'avons autre touche de la vérité et de la raison, que l'exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature de soi et de son progrès ordinaire a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Ce n'est pas raison que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère nature. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. [...]

Ces nations semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de façon de l'esprit humain, et être encore voisines de leur naïveté originelle. Les lois naturelles leurs commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c'est en telle pureté, qu'il me prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n'en soit venue plus tôt, du temps qu'il y avait des hommes que en eussent su mieux juger que nous.

Montaigne, Les Essais, t. 1, Paris : librairie des bibliophiles, 1873-1875, p. 214-216 (orthographe modernisée).
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