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Extrait

Deux pôles de l’esthétique chinoise : des convergences

Jean-François Billeter, L’art chinois de l’écriture, essai sur la calligraphie

De manière générale, le confucianisme et le taoïsme forment deux pôles qui se complètent ou s’opposent selon les cas, en exerçant une attraction variable selon les époques, les milieux et les individus. À l’époque où ces deux pôles se sont constitués, au début de notre ère environ, il s’est créé entre eux une tension qui a profondément marqué toute l’histoire de la pensée chinoise. Cette tension devait inévitablement marquer le domaine de l’esthétique en général et celui de la calligraphie en particulier – aussi bien des idées concernant la calligraphie que la calligraphie même. Les théoriciens, les critiques, les calligraphes eux-mêmes se sont rarement réclamés explicitement de l’une des deux traditions à l’exclusion de l’autre mais, pour des raisons de conviction ou plus simplement de sensibilité, ils se sont presque toujours situés d’un côté plutôt que de l’autre. Lorsqu’ils ne l’ont pas fait, c’est généralement qu’ils ressentaient trop vivement en eux-mêmes cette tension pour pouvoir trancher. Nous abordons là une problématique qu’il est difficile d’esquisser brièvement sans tomber dans l’excès de simplification. Disons que le confusianisme se préoccupe avant tout de l’action de l’homme au sein de la société. Il se soucie de la responsabilité sociale, politique, voire historique de l’individu, du caractère que l’individu doit posséder pour assumer cette responsabilité et de la manière de former ce caractère. Il attache de l’importance au naturel et à la sensibilité, mais à une sensibilité morale avant tout. Il produit des hommes dignes, voire graves, parfois tragiques dans la détermination avec laquelle ils défendent leurs idéaux – mais aussi des pédants et des cuistres.
L’esprit taoïste se méfie de ces préoccupations morales et politiques, qu’il tient pour étroites ou pour intéressées, et recherche une forme d’accomplissement qu’il juge plus élevée. Il la cherche dans le mépris des convenances, le dégagement, l’affirmation de l’autonomie personnelle. Selon lui, ces conduites sont justifiées par le fait qu’aucun des véritables problèmes de l’existence humaine ne peut trouver sa solution sur le plan de la morale conventionnelle ou de l’organisation sociale ou politique. La racine de tous les maux se trouve dans le rapport faussé que nous entretenons avec la nature et d’abord avec la nature dont nous sommes faits, c’est-à-dire le corps propre. À l’ambition du confucianisme, qui est de former des personnalités fortement intégrées et profondément pénétrées de leur responsabilité sociale, le taoïsme oppose une ambition plus difficile à réaliser : il invite l’individu à accomplir l’intégration des énergies du corps propre et à découvrir à la faveur de cette ascèse le secret de toutes les formes possibles d’intégration des énergies – individuelles ou sociales, naturelles ou surnaturelles.
Ces deux conceptions de l’homme et du monde possèdent chacune son système de valeurs et ont chacune, pour exprimer ces valeurs, un certain nombre de notions cardinales. Citons à titre d’exemple zhoghe « l’équilibre » (littéralement « être centré et accordé » ), valeur centrale du confucianisme, et ziran « le spontané » (littéralement « procéder de soi », « être ainsi par soi-même » ), l’une des valeurs premières dans l’esprit taoïste. Il n’est pas étonnant que parmi les théories critiques de la calligraphie, certaines mettent en avant des valeurs expressives d’inspiration confucianiste alors que d’autres placent au premier rang des valeurs expressives typiquement taoïstes – « l’équilibre » (zonghe) et la « fermeté » (gangyi) les unes, le « spontané » (ziran) et le « laisser-aller » (frangyi) les autres. (p. 242)
[…]
Dans l’écriture même, l’esprit confucianiste se manifeste par le sens de l’équilibre, par des formes denses et solidement charpentées (même en cursive). Le style y apparaît comme l’expression d’un caractère, d’une personnalité marquée par une histoire individuelle et par l’histoire de son temps. […] L’esprit taoïste ne néglige nullement l’équilibre, la solidité, le travail sur la forme mais s’intéresse surtout à ce qui vient après : à l’éclosion de la spontanéité, à l’émergence de la force agissante qui entraîne le calligraphe au-delà de lui-même. […] Les esprits taoïsants ont donc demandé plus à la calligraphie que la manifestation d’un caractère, ils en ont attendu la révélation des ressorts mêmes de la vie. (p. 243)

[Chapitre 8 / Les deux pôles de l’esthétique chinoise (p. 237)]

Jean-François Billeter, L’art chinois de l’écriture, essai sur la calligraphie, Skira/Seuil, 2001. Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.
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