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Extrait

Science et religion : des ennemies irréconciliables ?

Bertrand Russell, Science et religion, chap. I « Terrains de conflits », 1935
Mathématicien et philosophe, Bertrand Russell écrit Science et religion dans le contexte particulier de la montée des idéologies communistes et nazie, qui semblent vouloir occuper une place laissée vide par des religions vidées de leur substance face aux évolutions de la science moderne. Dans le premier chapitre du livre, l'auteur met en évidence les différences fondamentales entre pensée religieuse et scientifique, que la foi transcende cependant.

La science et la religion sont deux faces de la vie sociale, dont la deuxième a eu de l'importance aussi loin que nous puissions remonter dans l'histoire de l'esprit humain, tandis que la première, après une existence intermittente et vacillante chez les Grecs et les Arabes, a pris subitement de l'importance au 16e siècle, et a depuis lors façonné toujours davantage les idées et les institutions parmi lesquelles nous vivons. Entre la science et la religion a eu lieu un conflit prolongé, dont, jusqu'à ces dernières années, la science est invariablement sortie victorieuse. Mais l'avènement, en Russie et en Allemagne, de nouvelles religions, munies de nouveaux moyens d'activité missionnaire fournis par la science, a remis en question le résultat, comme au début de l'ère scientifique, et a rendu de l'intérêt à l'examen du terrain et de l'historique de la guerre menée par la religion traditionnelle contre la connaissance scientifique.

[...]

Un crédo religieux diffère d'une théorie scientifique en ce qu'il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s'attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires, et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d'arriver à une démonstration complète et définitive. Mais, dans une science évoluée, les changements ne servent généralement qu'à obtenir une exactitude légèrement plus grande ; les vieilles théories restent utilisables quand il s'agit d'approximations grossières, mais ne suffisent plus quand une observation plus minutieuse devient possible. En outre, les inventions techniques issues des vieilles théories continuent à témoigner que celles-ci possédaient un certain degré de vérité pratique, si l'on peut dire. La science nous incite donc à abandonner la recherche de la vérité absolue et à y substituer ce qu'on peut appeler la vérité « technique », qui est le propre de toute théorie permettant de faire des inventions ou de prévoir l'avenir. [...]

Une différence importante entre le point de vue médiéval et celui de la science moderne concerne la question de l'autorité. Pour les scholastiques, la Bible, les dogmes de la foi chrétienne, et (presque au même degré) les doctrines d'Aristote, étaient indiscutables : la pensée originale, et même l'étude des faits, ne devaient pas franchir les limites fixées par ces frontières immuables de l'audace intellectuelle. Les antipodes sont-ils habités ? La planète Jupiter a-t-elle des satellites ? Les corps tombent-ils à une vitesse proportionnelle à leur masse ? Ces problèmes devaient être résolus, non par l'observation, mais par déduction à partir d'Aristote ou des Écritures. Le conflit entre la théologie et la science a été en même temps un conflit entre l'autorité et l'observation. Les hommes de science ne voulaient pas qu'on crût à une proposition parce que telle autorité importante avait affirmé qu'elle était vraie : au contraire, ils faisaient appel au témoignage des sens, et soutenaient uniquement les doctrines qui leur paraissaient reposer sur des faits évidents pour tous ceux qui voudraient bien faire les observations nécessaires. La nouvelle méthode obtint de tels succès, tant pratiques que théoriques, que la théologie fut peu à peu forcée de s'adapter à la science. Les textes bibliques gênants furent interprétés d'une manière allégorique ou figurative ; les protestants transférèrent le siège de l'autorité en matière de religion, d'abord de l'Église  et de la Bible à la Bible seule, puis à l'âme individuelle. On en vint peu à peu à reconnaître que la vie religieuse ne dépend pas de prises de position sur des questions de fait, comme par exemple l'existence historique d'Adam et Ève. Ainsi, la religion, en abandonnant les bastions, a cherché à garder la citadelle intacte : il reste à voir si elle y a réussi.

Il existe cependant un aspect de la vie religieuse, le plus précieux peut-être, qui est indépendant des découvertes de la science, et qui pourra survivre quelles que soient nos convictions futures au sujet de la nature et de l'univers. La religion a été liée dans le passé, non seulement aux crédos et aux Églises, mais à la vie personnelle de ceux qui ressentaient son importance. Chez les meilleurs parmi les saints et les mystiques, on trouve à la fois une croyance à certains dogmes et un certain état d'esprit au sujet des buts de la vie humaine. L'homme qui ressent profondément les problèmes de la destinée humaine, le désir de diminuer les souffrances de l'humanité, et l'espoir que l'avenir réalisera les meilleures possibilités de notre espèce, passe souvent aujourd'hui pour avoir une « tournure d'esprit religieuse », même s'il n'admet qu'une faible partie du christianisme traditionnel. Dans la mesure où la religion consiste en un état d'esprit, et non un ensemble de croyances, la science ne peut l'atteindre. Peut-être le déclin des dogmes rend-il temporairement plus difficile l'existence d'un tel état d'esprit, tant celui-ci a été intimement lié jusqu'ici aux croyances théologiques. Mais il n'y a aucune raison pour que cette difficulté soit éternelle : en fait, bien des libres penseurs ont montré par leur vie que cet état d'esprit n'est pas forcément lié à un crédo. Aucun mérite réel ne peut être indissolublement lié à des croyances sans fondement, elles ne peuvent être nécessaires à la conservation de ce qu'il y a de bon dans l'état d'esprit religieux. Être d'un autre avis, c'est être rempli de craintes au sujet de ce que nous pouvons découvrir, craintes qui gêneront nos tentatives pour comprendre le monde ; or c'est seulement dans la mesure où nous parvenons à le comprendre que la véritable sagesse devient possible.

Bertrand Russell, Science et religion, tr. Philippe-Roger Montoux, Paris : Gallimard, 1990, p. 7-15.
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