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Extrait

La manœuvre du pinceau

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie

La conceptualisation euclidienne de l’espace a déterminé aussi bien nos conceptions esthétiques que notre classification des beaux-arts voire des techniques. Nous avons pris l’habitude de distinguer le dessin, art du trait pratiqué avec des outils tels que la plume et le crayon, propres à tracer des lignes, et la peinture, art de la surface pratiqué avec des outils tels que le pinceau, la brosse ou la truelle, propres à répartir de la couleur. Idéalement, la ligne n’a ni corps, ni couleur, ni grain, ni aucune autre qualité sensible, parce qu’elle est de nature abstraite, intellectuelle, rationnelle : son rôle est de séparer, de définir, d’ordonner, de mesurer, d’exprimer le nombre et la proportion. La surface est au contraire le domaine des qualités sensibles – couleur, texture, grain, patine, etc. – ; qui ne sont pas mesurables mais qui rendent les objets présents à nos sens.
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Les formes que le pinceau produit en calligraphie [...] ne sont ni des traits, ni des touches, ni des aplats. Elles n’entrent ni dans la catégorie de la ligne, ni dans celle de la surface et sont donc étrangères à nos classifications.
Pour bien écrire, il faut un pinceau dont la pointe soit fine, plie dans n’importe quelle direction sans jamais fourcher et se reforme aussitôt que la pression se relâche. Le papier sur lequel on écrit doit avoir des qualités particulières : une légère rugosité d’abord, qui crée une friction et freine légèrement la marche du pinceau, de manière que la main perçoive bien le contact entre la pointe et le papier et puisse jouer mieux de la pointe contre le papier. Le papier doit ensuite avoir la capacité d’absorber une grande quantité d’encre sans que l’encre ne se répande jamais au-delà de la surface touchée par le poil : il doit absorber l’encre comme du papier buvard, mais en saisissant de manière précise, instantanée et définitive la forme déterminée par le pinceau.
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Il importe aussi que l’encre ne soit ni trop épaisse, pour ne pas engourdir la pointe du pinceau, ni trop liquide pour qu’elle ne s’écoule pas toute seule. Le calligraphe règle son degré de fluidité de telle sorte qu’elle ne diminue en rien la mobilité du pinceau et ne quitte cependant jamais le pinceau sans qu’il l’ait voulu. Jusque dans un passé récent l’encre se présentait toujours sous la forme de bâtons faits de suie fine, recueillie après combustion de certaines essences de bois ou d’huiles végétales et mélangée à de la résine, puis moulée, séchée et décorée à la main, souvent de motifs argentés et dorés. Pour produire l’encre liquide, on tenait le bâton verticalement entre trois doigts et on le frottait d’un mouvement circulaire, lent et régulier, en n’exerçant qu’une pression légère, sur la surface d’une pierre où l’on avait préalablement déposé un peu d’eau. Cette technique permet de donner à l’encre le degré de fluidité souhaitable. Comme la quantité d’encre produite ainsi est réduite, [...] la plupart des pierres comportent un bassin, creusé à l’une des extrémités, dans lequel le liquide est versé lorsqu’il est prêt : il suffit d’incliner la pierre pour l’y faire couler. [...] Les marchands, les fonctionnaires, les lettrés faisaient broyer leur encre par un aide mais les calligraphes préféraient souvent remplir cette tâche eux-mêmes, à la fois pour se calmer l’esprit avant d’écrire, pour s’assouplir le bras par le lent mouvement circulaire du broyage et pour régler eux-mêmes la qualité de l’encre.

(p. 55)

Jean-François Billeter, L'art chinois de l'écriture, essai sur la calligraphie, Skira/Seuil, 2001 Avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur.
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