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Extrait

En vérité, je suis bien ennuyée d'être une femme

Madame Roland, Lettre à Sophie Grandchamps, 5 février 1776
Dans l'une de ses lettres à son amie Sophie Grandchamps, Manon Roland se livre sur la difficulté de faire des études, étant condamnée en tant que femme à être autodidacte.

Je porte dans l’étude une ardeur que je voudrais bien apprendre à diriger avec fruit, car je me sens faite pour l’employer utilement, c’est la seule carrière qui me soit ouverte, je brûle de m’y élancer. Je m’aperçois bien que trop de variété dans les études s’oppose au progrès. Jusqu’à présent, je n’ai cherché qu’à me faire des principes et à former mon esprit, c’est-à-dire à lui donner les moyens de juger sainement des choses relatives à la conduite de la vie ; je suis fixée sur l’essentiel, et quoique je sache bien qu’en fait de morale on n’est jamais trop éclairé, il me semble pourtant qu’il est temps de me faire une méthode et d’adopter un genre.

Par ma situation, qui ne doit pas changer de si tôt, je vois que l’étude est ma ressource et mon principal objet, je vois de plus que je manque de ce certain ordre qui rend l’étude profitable en faisant un choix de ce à quoi l’on veut principalement s’appliquer. Que gagne-t-on à courir, sans cesse et sans règle, de l’histoire à la métaphysique, de la philosophie aux vers, des belles-lettres à la physique ? On entasse dans sa mémoire une infinité de matériaux qui y demeurent confondus par l’impossibilité de dégager chaque chose de tout ce qui lui est étranger ; on étouffe les idées des choses par celles des faits ; on sait beaucoup, sans savoir rien de clair et de distinct.

Je suis lasse de battre les buissons, je voudrais me faire une marche uniforme. J’ai renoncé au titre d’agréable de société ; je me soucie peu de la petite estime que donnent de petits êtres à la petite espèce de mérite qui fait les brillants du jour. Peu m’importe que des sots m’appellent faiseuse d’esprit, ou qu’un pédant attentif aux syllabes, appréciateur du mérite par les mots, me trouve la mâchoire lourde et l’esprit grossier, parce que je n’aurai pas tout Vaugelas dans ma tête. Je saurai toujours bien faire les frais de l’amusement pour une compagnie qui me plaira ; mais je n’ai pas envie de perdre mon temps à l’acquisition des perfections minutieuses des cercles. Je veux de la retraite et de l’étude solide ; je veux nourrir mon cœur en cultivant mon esprit.

J’aurais besoin d’un conseil et d’un guide dans le moment présent, le Sage m’en aurait bien servi ; pourquoi faut-il qu’il s’éloigne à force de bienveillance ? Il m’avait invitée à l’étude du latin : toutes mes affaires m’en ont dérangée ; avec cela, c’est d’une sécheresse accablante. Je suis pourtant bien tentée ; mais encore toute seule, point de secours. En vérité, je suis bien ennuyée d’être femme : il me fallait une autre âme, ou un autre sexe, ou un autre siècle. Je devais naître femme spartiate ou romaine, ou du moins homme français. Comme tel, j’eusse choisi pour patrie la république des lettres, ou quelque une de ces républiques où l’on peut être homme et n’obéir qu’aux lois.

Mon dépit a l’air bien fou, mais réellement je me sens comme enchaînée dans une classe et une manière d’être qui n’est pas la mienne. Je suis comme ces animaux de la brûlante Afrique qui, transportés dans nos ménageries, sont forcés de renfermer, dans un espace qui les contient à peine, des facultés faites pour se déployer dans un climat fortuné, avec la vigueur d’une nature forte et libre. Mon esprit et mon cœur trouvant de toutes parts les entraves de l’opinion, les fers des préjugés, et toute ma force s’épuise à secouer vainement mes chaînes. Ô liberté ! idole des âmes fortes, aliment des vertus, tu n’es pour moi qu’un nom !...À quoi me sert mon enthousiasme pour le bien général, ne pouvant rien pour lui !

Claude Perroud (éd.), Lettres de madame Roland. Nouvelle série : 1767-1780, t; 1, Paris : Imprimerie nationale, 1913, p. 374-375.
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