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Extrait

Ségolène Le Men, « D'un alphabet à l'autre »

Pour toute information complémentaire sur ce thème, se reporter également au livre de Ségolène Le Men Les Abécédaires français illustrés du 19e siècle, Paris, Promodis, 1984.

L'image abécédaire, un multiple

L'abécédaire, forme traditionnelle de l'imagerie, d'essence pédagogique, connaît au cours du 19e siècle des supports dérivés qui contribuent à l'essor d'une forme nouvelle de l'édition enfantine, le livre d'images, et d'un marché nouveau, le jouet enfantin, plus particulièrement le jeu éducatif. Le fonds du département des estampes de la Bibliothèque nationale, qui provient du dépôt légal et compte environ 400 pièces du 19e siècle, permet de recenser la quasi-totalité de la production abécédaire de l'imagerie. À la diffusion de l'image brute, en noir ou en couleur, de l'importante série des abécédaires, s'ajoute celle de l'image transformée, en jeu, en livre ou en objet, qui forme la palette éducative la plus variée, et dont les exemples proviennent du musée du Jouet de Poissy, du musée national de l'éducation, du musée de l'Impression sur étoffes de Mulhouse, du musée international de l'Imagerie d'Épinal et de plusieurs collections particulières.

La planche abécédaire a connu un tel succès comme genre parce qu'elle se trouvait au croisement de plusieurs traditions convergentes qui intéressent l'imagerie, l'histoire de l'estampe et du livre, l'imprimerie et la typographie, la rhétorique, la grammaire, la pédagogie, voire la philosophie sensualiste. Il faut ici séparer la lettre prise comme image, de la lettre initiale d'un mot illustré, qui forment les deux grandes familles de l'abécédaire. L'intérêt pour la première, traitée dans l'exposition du musée-galerie de la Seita, accompagne toute l'histoire de l'écriture occidentale. Évoquons simplement les lettres emblématiques de Paulini, collées dans un encadrement maniériste de grotesques, sur les épreuves présentées. Ici, les lettres représentent des emblèmes mythologiques dont elles deviennent le hiéroglyphe. Les remarques de Horapollo (réédité en 1505) sur l'écriture, qu'Alciat (Emblemata, 1505) présente comme inspiratrices de son art de l'emblème, sont ici prises au sens littéral. Jeu d'images raffiné lié à l'art du jeu de mots, l'alphabet visuel est aussi une tradition des arts de la mémoire. Quant à la lettre comme initiale de mot, sous forme de dictionnaire d'images, elle existe au Moyen Âge où l'alphabet est le mode normal du classement des savoirs, et devient un genre fondé sur la philosophie sensualiste de l'image à partir de l'Orbis Pictus de Comenius (1658), qui contient un alphabet illustré de cris d'animaux. Enfin, l'alphabet, tout seul, existe comme abécédaire depuis l'Antiquité où on le trouve sur des tessons de poterie. À l'époque moderne, il figure sur les planchettes abécédaires suspendues à la ceinture des écoliers par une poignée qui les faisait, dit-on, utiliser comme raquette : ce détournement de l'objet pédagogique pour le jeu enfantin est à lui seul tout un plaidoyer en faveur des méthodes actives ! Sur une face du « hornbook » anglais, l'enfant suit du doigt les lettres de l'alphabet gravées à la gouge dans le bois, tandis que sur l'autre face, une plaque de corne transparente protège la petite feuille imprimée qui tient lieu de manuel, avec un titre, l'alphabet et le pater en anglais et en latin.

Les alphabets de fantaisie
L'esthétique du romantisme allemand s'intéresse à l'écriture de l'univers, et les poètes romantiques français, y compris Hugo, ont décrit des alphabets figurés. L'invention de la lithographie encourage la fantaisie des dessinateurs de lettres qui retrouvent les manuscrits enluminés et leurs lettrines. Création indépendante de la calligraphie puisqu'ils ne sont pas fondés sur la virtuosité du trait de plume, mais aussi de l'imprimerie puisqu'ils remettent en cause l'idéal de lisibilité typographique des fondeurs de caractère, les alphabets de fantaisie, présentés en recueils « à l'usage des artistes », sont gravés à l'eau-forte au 18e siècle, mais traités en lithographie au 19e siècle. Les lettres y sont construites à partir d'animaux, d'hommes, de plantes, de fleurs, de diablotins ou d'objets évocateurs d'un métier. Dans l'imagerie, un ensemble de planches contient des alphabets de fantaisie : ainsi, l'abécédaire anthropomorphe de Daumier, l'alphabet-papillon, et encore les abécédaires de diableries, où l'imagination des formes rejoint celle du lexique syllabé.

Mais pourquoi ces alphabets peu lisibles pour apprendre à lire ?
La réponse est inscrite dans les vignettes des planches de métiers. La lettre X, difficile à illustrer car il existe peu de mots courants commençant par elle, est remplacée par une lettre figurée anthropomorphe, qui peut reproduire un exercice gymnique pour le mot Xystiques, mais qui montre quelquefois le geste, bras en croix, de l'afficheur collant son affiche sur un mur ; un Alphabet des professions de Metz accorde à cette figure un emplacement privilégié au milieu de la page et à l'intersection (en X !) des deux diagonales. Ailleurs, le Peintre en lettres, distingué du Peintre de chevalet de la lettre P, apparaît juché sur son échelle en train de peindre un grand X. Ce sont là des indices qui témoignent du lien entre l'abécédaire-image et l'art urbain de l'affiche, du nom de boutique ou de l'enseigne, qu'évoque l'Avis liminaire d'un Alphabet républicain français de l'an II : « Les petits enfans qui font attention à ce que leur disent leurs mamans et leurs papas (sic), apprennent bientôt à lire [...] ces jolis petits enfants savent lire les noms des rues ; les enseignes des marchands, dont quelques-unes, par parenthèse, sont fort mal faites et pleines de fautes ». La vignette de titre de l'Alphabet amusant des enfants, édité par Moronval, représente un petit écolier en train de déchiffrer un nom de rue. Dans l'Alphabet des enseignes de Paris, sont recensées alphabétiquement vingt-cinq enseignes parisiennes, et Paris se transforme en terrain de jeu et en gigantesque abécédaire : A, à la belle anglaise (rue Saint-Louis), B, à la Dame Blanche (rue Saint-Denis), C, au Clair de la lune, D, au Diable boiteux...
L'alphabet de fantaisie, rare dans le livre-abécédaire où domine la typographie en caractères Didot, est assez répandu parmi les abécédaires-images : c'est le signe d'une différence de finalité pédagogique, liée à l'altérité des supports. D'un côté, le livre, même s'il reconnaît souvent la validité pédagogique de l'image d'illustration, reste un enchaînement programmé de leçons, allant par la méthode syllabique de l'alphabet aux syllabes, des syllabes aux mots, des mots aux phrases et des phrases à la lecture suivie : le livre est la clé des livres. De l'autre, l'image est un tableau de lettres qui s'adresse au petit enfant au stade de la prélecture et de la leçon d'alphabet : il s'agit alors en quelque sorte d'une alphabétisation de transition qui incite l'enfant à se familiariser avec l'écrit et à se repérer en milieu urbain à l'époque de la réclame ; il s'amuse à dire le nom des lettres et à les reconnaître sous leurs avatars et leurs distorsions dans l'affiche, le prospectus, le nom de boutique, les titres romantiques des ballades, des albums et des livres illustrés : ainsi le frontispice de l'Alphabet de Grévedon ou celui du volume I des Scènes de la vie privée et publique des animaux (Hetzel, 1841), où Grandville représente un singe peintre en lettres en train de tracer le titre sur l'affiche de lancement du livre au moyen d'un alphabet de limaces et de mille-pattes. L'Alphabet africain de Victor Adam suppose un autre exercice de reconnaissance puisque la lettre est cachée dans l'image : ainsi, le O d'opération militaire composé de l'arche d'un pont et de son reflet.
L'alphabet de fantaisie transforme la lettre en hiéroglyphe et la met en valeur isolément, hors de tout contexte il satisfait ainsi à la conception nominaliste du monde qui est celle de l'enfant. Il en est de même pour les figurines porte-lettre (présentées avec les jeux) et pour les « alphabêtes » qui apparaissent par exemple dans l'Alphabet chantant de Duru : les couplets, qui personnifient les lettres à la manière des formulettes abécédaires anglaises (Great A, little a, Bouncing B..., A was an apple-pie), sont illustrés de lettres à bras et jambes semblables à des motifs de rébus.

L'abécédaire, thème d'imagerie
Les abécédaires thématiques, où la lettre évoque un mot illustré, forment l'essentiel de la production de l'imagerie comme du livre abécédaire. Toutes les subdivisions inhérentes à la tradition de l'imagerie sont représentées, notamment les métiers, l'histoire naturelle, les costumes militaires mais aussi les saints ou l'histoire de France. Pellerin, à Epinal, édite des collections alphabétiques entières, d'images, de jeux ou de petits livres. L'enfant et la vie enfantine se taillent une place grandissante dans la seconde moitié du siècle. Les titres sont évocateurs : Alphabet enfantin, La Poupée Blondinette, Alphabet de la morale en action, Alphabet des jeux de l'enfance... Cette prépondérance s'affirme lorsque l'enfant fait irruption dans les thèmes anciens des métiers (Alphabet des enfants travestis) ou de l'imagerie militaire : telle planche présente des petites filles en uniformes de soldats ou des enfants en cris de Paris, telle autre s'intitule Alphabet militaire pour apprendre à lire aux enfants. Il s'agit souvent de saynètes et de berquinades opposant le bon au mauvais sujet. L'évolution concerne également le lexique qui atteste l'apparition de l'ère industrielle : ainsi l'Alphabet pittoresque en français et en anglais introduit à côté de vues pittoresques et de scènes enfantines (Quilles, Colin-maillard) les mots Palais de l'industrie, Usine, Wagon. Le abécédaires thématiques reflètent les idéologies ; le culte de Napoléon y est florissant : A est l'aigle, N Napoléon — ou garde National —, W Wagram, mais nulle part Waterloo ! L'Alphabet des hommes célèbres et étrangers accorde une place éminente aux goûts romantiques en matière d'art (Albert Dürer, Salvator Rosa, Van Dyck, Zurbaran), de littérature (Dante, Le Tasse, Walter Scott) ou d'histoire (Henri IV, François ter, Charles Quint, Napoléon ler)
Au graphisme raide et naïf de l'image populaire ancienne où Lustucru voisinait avec la femme sans tête se substituent de petites scènes d'inspiration réaliste. Le style de la caricature, familier à la lithographie et à la presse illustrée contemporaine, inspire plusieurs planches dérivées des Métamorphoses du four de Grandville que le succès des Scènes de la vie... des animaux a remis à la mode, comme l'indique le titre Alphabet des métamorphoses. Le style grotesque dérive surtout des caricatures à grosses têtes introduites dans le Panthéon charivarique par Benjamin vers 1836 et adoptées par la presse de biographie illustrée et la presse satirique sous le Second Empire. Olivier Pinot l'a adopté dans sa Nouvelle imagerie d'Épinal, et il s'est ensuite répandu dans les autres centres d'imagerie. B. Coudert, dessinateur chez Saussine, est l'un de ces lithographes influencés par la caricature et par Grandville.

L'image faite livre
L'image abécédaire, par son espace tabulaire simultané, se distingue du livre-abécédaire, fondé sur la progression des leçons d'une méthode pédagogique. Cependant, à côté des manuels, scolaires ou domestiques, illustrés ou non, un grand nombre de planches abécédaires peuvent devenir livres : ainsi l'Alphabet religieux et moral, image brute en noir dans les collections du cabinet des estampes, se vend également comme image transformée, coloriée, en petit cartonnage. Les pages sont les compartiments de l'image, découpés et cousus ensemble, et gardent donc un verso blanc. L'équivalent anglais de ces petits livres sont les toybooks, livres-jouets, édités par exemple par Dean's, et cette expression qualifie bien l'image abécédaire transformée en livre.
L'éditeur Aubert, dont le premier livre publié est l'Abécédaire en action de son beau-frère Charles Philipon en 1830 repris ultérieurement sous forme de planche, lance une collection de petites macédoines, réunion de sujets variés à découper. Les petits alphabets, annoncés dans la Caricature, en sont une subdivision importante, à laquelle collaborent Daumier, Forest, Benjamin, Bouchot ; ils sont vendus en planches ou en livres dépliants sous couverture cartonnée.
Cette formule du livre dépliant, rarement conservé mais représenté sur quelques titres d'images, rejoint les traditionnelles frises de tours de lit ou de cheminée ; elle connut une vogue certaine à l'époque romantique et subsiste chez Saussine sous le Second Empire. Une autre manifestation du goût romantique est l'album, recueil de planches lithographiées sans texte qui attire les dessinateurs de renom : ainsi Philipon, Victor Adam, Charlet (Alphabet moral et philosophique à l'usage des petits et des grands enfants, 1835), ou Grévedon. C'est le seul cas où l'abécédaire se détourne de l'enfant pour s'adresser à l'auditoire, surtout féminin, des salons romantiques, comme l'indiquent les titres de l'Alphabet-Flore d'après Redouté et du Miroir des dames de Grévedon, recueil de portraits féminins dans le goût de Gavarni.
Que l'image garde ou non sa forme de planche, elle tend à se rapprocher du livre : tout le répertoire de la littérature enfantine est ainsi mis en alphabet, et les lettres indiquent l'ordre de lecture des vignettes de l'histoire en images : contes de fées (Le Petit Chaperon rouge), adaptations romanesques (Histoire de Paul et Virginie, ou de Robinson), spectacles (Alphabet de Pierrot).

L'abécédaire et le jeu éducatif
Les jeux avec les lettres occupent une place importante parmi les jeux de société qui abondent au 19e siècle, à en croire les codes des jeux et le manuel Roret de l'époque. De plus, l'apprentissage de la prélecture est affaire domestique et les jeux abécédaires sont utilisés depuis le 18e siècle où ils sont réservés aux éducations royales ou princières. Hostile aux manuels, Rousseau a préconisé le jeu éducatif, Locke a évoqué les dés alphabétiques (1693) ; Berthaud a inventé le Quadrille des enfants (1744, deuxième édition) qui associait au manuel illustré un jeu de cartes coloriées ; Dumas le Bureau typographique (1733)...
L'image populaire a donné son élan à toute une pédagogie de la lecture fondée sur le jeu : elle constitue un support étonnamment souple et riche de potentialités, dont Pellerin sut le mieux tirer profit. Simple feuille de papier sans valeur marchande, elle tire paradoxalement son intérêt de son peu de prix, puisque l'utilisateur peut la transformer sans altérer un objet de valeur : on ne laisse pas un enfant découper les planches d'un bel album, alors qu'il peut à sa guise découper une image populaire, comme le prouvent les volumes de Buffon « truffés » d'illustrations découpées dans des images et souvent dans des abécédaires, ainsi que le scrapbook, abécédaire réalisé par des enfants à la fin du siècle dernier.
Cet usage est même prévu par l'imagier puisque le catalogue de Lecrêne-Labbey, dépositaire rouennais « d'images et estampes de Paris », mentionne vers 1810 « à 6 francs le cent » des « images grotesques à couper [...] Soldats, Alphabets, Contes et autres » et « à 12 francs le cent » de « grandes découpures grotesques, contenant les contes de fées, Médaillons, Alphabets, Costumes, Empereurs, Généraux, Soldats, Navires, etc. »
Les images et les livres à transformations peuvent être vendus tout faits ou « en kit » : l'enfant prend plaisir à tirer une languette du livre qui lui fait voir tantôt l'image tantôt la lettre, ou qui dédouble l'illustration d'une lettre donnée. Les plaques de lanterne magique, transposent des images d'Épinal, comme l'Alphabet de grotesques ou l'Alphabet à têtes d'animaux, et anticipent la démarche des clichés sur verre du musée pédagogique au début du siècle.
L'abécédaire existe dans toutes les formes de jeux de table, sauf le jeu de l'oie et le jeu de marelle dont les parcours s'opposent au quadrillage tabulaire de l'image abécédaire. À côté de jeux originaux comme le Bazar alphabétique, il existe des collections de puzzles, des lotos, des dominos et des jeux de cartes alphabétiques, mais aussi des jeux de construction : cubes et jeux de sable (moules à pâtés en forme de lettres) et figurines porte-lettre. L'influence du Quadrille des enfants, jointe à celle de Comenius, se trahit dans la règle du Bazar alphabétique : « Chaque maisonnette représente sur sa façade, un art ou une industrie dont le nom commence par la lettre qui se trouve sur son fronton. Sur la face opposée, le même nom est répété en cinq langues différentes dans l'ordre suivant : français, anglais, espagnol, italien et allemand. » Le jeu de casse-tête est fait de « quatorze petits morceaux d'ivoire affectant diverses formes géométriques » ; « de l'assemblage de ces figures résultent mille formes diverses » (lettre d'Ausone à Plantus), et notamment les lettres de l'alphabet, curieux avatar d'un jeu chinois à l'origine ! Apparu à la fin du 18e siècle, le loto est l'un des jeux alphabétiques favoris de la seconde moitié du 19e. Le retirage de planches du Second Empire dans une boîte de jeu 1900 atteste le succès durable de telle Loterie alphabétique. Enfin le cas du puzzle est exemplaire pour démontrer l'existence de l'image transformée. Le puzzle de Guillaume Telle (sic) fait partie d'une collection de quinze planches alphabétiques, véritable anthologie de littérature enfantine présentant de remarquables variations typographiques ; elles étaient vendues soit comme planches, soit comme livres dépliants, soit comme puzzles, ou même comme jeux de cartes !
Une dernière gamme de jeux, fondée sur l'intelligence sensori-motrice de l'enfant, s'inspire du métier d'imprimeur. L'ancêtre de ce type de jeu est le bureau typographique de Dumas (1676-1744) conçu par son auteur « à l'usage de Mgr le Dauphin et des augustes enfans de France. ». Au début du siècle, la méthode Thollois, en usage dans les écoles primaires parisiennes, se présente comme une boîte de lettres et de chiffres en métal rangés dans des cases pour être assemblés en lignes dans les rainures du couvercle. Dans les années 1950, les jeux d'imprimeur se multiplient, et l'on sait que l'apprentissage simultané de la lecture, de l'écriture et de l'expression écrite passe par l'imprimerie dans les écoles nouvelles qui ont aujourd'hui recours à la méthode Freinet. Avatars des jeux, princiers à l'origine, de stratégie militaire que sont les petits soldats, les figurines porte-lettre, comme les cubes, composent aussi des alphabets « mobiles »  qui peuvent être utilisés, en dehors de leur règle ordinaire, comme des jeux d'imprimeur sur le plan pédagogique.

L'abécédaire dans la vie quotidienne
Les méthodes actives tendent à intégrer la pédagogie à la vie de l'enfant de manière à supprimer le mur étanche dressé par l'école entre le travail et la récréation. Les abécédaires se sont aussi inscrits dans le quotidien de l'enfant du 19e siècle avec les assiettes à marli alphabétique, les indiennes imprimées, d'époque et de pays différents et enfin les abécédaires brodés dits « marquettes »  qui à eux seuls mériteraient une autre exposition.
La lettre gourmande ne date pas d'aujourd'hui : Quintilien évoque les gâteaux en forme de lettres, semblables aux letterblanket hollandais de la veille de Noël et à certaines pâtisseries traditionnelles d'Alsace. Dans cet esprit, Boris Tissot, artiste contemporain, a fait écrire aux enfants de l'atelier des enfants du centre Pompidou (au cours d'une animation, Le mot à la bouche, en 1985), leur prénom en pâte à gâteau, sculptures éphémères que leurs auteurs s'appropriaient en les dégustant ensuite ; des photocopies en couleur gardent la trace de certaines réalisations étonnantes. Cette idée d'associer l'apprentissage de l'écrit à l'activité nourricière existe au Moyen Âge où l'ave maria (qui tient alors lieu de texte abécédaire et de formule de politesse enfantine) est écrit sur le pourtour des écuelles catalanes entre 1410 et 1440 tandis que le B (de benedicite ?) en orne le fond. L'un des plus anciens prototypes de l'abécédaire à figures est le Rôti-cochon, publié à Dijon à la fin du 17e siècle et récemment attribué à Simon Girault de Langres ; il est composé de facéties et de devises culinaires. En Angleterre, la comptine A Apple Pie, reprise par Agnès Rosenstiehl dans son Alphabet d'une tarte aux pommes (1978), était la principale formulette abécédaire, fréquemment illustrée, en particulier par les frères Dalziel et par Kate Greenaway. Enfin, Barrès a évoqué, par métaphore, les pâtes à potage éducatives, sinon alphabétiques, de son enfance, dans L'Œil des barbares : « Ainsi en pleine pâte à l'emporte-pièce, on découpe des étoiles, les signes du zodiaque et cent petites images de l'univers, délicieuses pour le potage et qui facilitent aux enfants la cosmographie ; mais tout ce firmament dans une assiette éclaire-t-il le ciel qui nous trouble ? »

L'abécédaire contemporain
À l'issue de ce regard porté sur l'image et le jeu abécédaire du 19e siècle, un diaporama sert de transition avec la production contemporaine, en présentant page par page quelques abécédaires français et anglais provenant pour la plupart du fonds ancien de la bibliothèque de l'heure joyeuse : l'ABC de Babar, Bécassine maîtresse d'école, l'ABC des prénoms (illustré par R. de Nézière), AEIOU (illustré par Benjamin Rabier), l'Alphabet de Jean de la Fontinelle, l'Alphabet en images (illustré par M.-M. Franc-Nohain), l'ABC du père Castor, Play and pleasure ABC, The Railway Alphabet, The Alphabet of old friends (illustré par Walter Crane)...
Quant à la partie contemporaine, elle contient quelques belles réalisations de jeux comme les Alphabets méditerranéens de Bernard Vuarnesson (éd. Sculptures-jeux, 1985), qui renouvellent la tradition du cube alphabétique jointe à celle du puzzle : cinq faces des 36 cubes sont consacrées aux caractères latins, grecs, cyrilliques, hébreux et arabes, tandis que la sixième présente un puzzle de caractères cunéiformes. L'ABC composable de Bruno Munari est un jeu de formes géométriques en plastique coloré à l'aide desquelles l'enfant peut reconstituer les lettres de l'alphabet et concevoir de véritables compositions graphiques. L'édition contemporaine est évoquée à l'aide de dessins préparatoires et de variantes d'illustrations: l'humour de l'Alphabet d'Albert de Lionel Koechlin (1979) voisine avec le « nonsense »  des alphabets d'Agnès Rosenstiehl (Mon Premier Alphabet, l'Alphabet fou... de 1977 et 1978 et la poésie transparente de Georges Lemoine (Lettres pour Elise, 1978, Souvenirs de voyage, 1975, Alphabets Feuilles) ou le trait caustique de Topor (Le Courrier des lettres, 1978). La lettre reste aussi le domaine du « peintre en lettres », à travers les estampages de l'abécédaire repoussé à la main et les planches de l'abécédaire calligraphique (1983) de Jean Larcher, et les alphabets d'Alessandrini réalisés pour la revue Typomondo (Éd. Bussière). Travail de peintre lorsque Sonia Delaunay illustre les comptines de Jacques Damase par une série de lettres (éd. 1969) dont sont ici présentées des gouaches et des variantes (lettres H et N), ou lorsque Milvia Maglione brode un grand abécédaire, l'alphabet inspire aussi des sculpteurs comme Pascale di Dio ou Boris Tissot. Toutes ces œuvres témoignent que l'alphabet est redevenu, depuis peu, un thème de création pour les artistes et d'illustration pour les dessinateurs d'albums pour enfants. Des illustrations inédites sont extraites d'albums à paraître, l'Alphabet de Dikou d'Elzbieta Violet et l'alphabet d'animaux de Benoît Déchelle commenté par Pef, ou créées pour l'exposition : ainsi, l'ABC de Wilhelm Schlote, qu'avait inspiré le thème de l'écriture en 1982 dans l'album Mais que se passe-t-il dans le cahier de Cécile ?

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