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Focus

Le tyrannicide dans l’Italie de la Renaissance

Judith et Sémiramis
Judith et Sémiramis

Bibliothèque nationale de France

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L’assassinat politique est consubstantiel à la Renaissance italienne. Les tyrannicides – les actes ainsi que leurs auteurs – sont légion aux 15e et 16e siècles, à l’heure de la remise en cause des régimes communaux et de la montée en puissance des Princes. Qu’ils soient animés ou non par un idéal républicain, ces mouvements se réclament d’exemples antiques de rétablissement de la justice et leurs modèles sont Judith, David ou Brutus.

La « saison mauvaise des assassinats »

La tyrannie est la dégénérescence du pouvoir politique, qu’il soit détenu par un seul, par un petit nombre ou par le peuple.

La tyrannie par excellence correspond à la royauté absolue. Est nécessairement une tyrannie de ce genre la monarchie dans laquelle un homme gouverne sans rendre de comptes à tous ceux qui lui ressemblent ni à ceux qui sont meilleurs que lui, en servant ses propres intérêts et non ceux des gouvernés.

Aristote, Politique, IV

Persée tenant la tête de Méduse
Persée tenant la tête de Méduse |

Bibliothèque nationale de France

C’est en Italie, entre le milieu du 15e et le milieu du 16e siècle que se déroule la « saison mauvaise des assassinats ». Pour Jacob Burckhardt, auteur de la formule en 1860, l’assassinat politique est une pratique inhérente à la Renaissance italienne, période marquée par la remise en cause des régimes républicains et de l’affirmation des régimes princiers, plus ou moins bien acceptés par des populations imprégnées de culture antique. Les tyrannicides puisent la justification de leur acte dans un imaginaire composite, fait de références bibliques (Judith, exécutrice d’Holopherne, David, vainqueur de Goliath), mythologiques (Persée tranchant la tête de Méduse), ou historiques (Brutus, l’assassin de César), d’arguments ambigus puisés au fil des écrits d’Aristote, de Cicéron ou, plus tard, de saint Augustin, Thomas d’Aquin puis Bartole, un juriste du 16e siècle, qui condamnent, excusent ou justifient l’usage de la force face au « tyran ».

Alexandre de Médicis
Alexandre de Médicis |

Bibliothèque nationale de France

De Coluccio Salutati, qui consacre un chapitre de son De tyranno (1400) au tyrannicide, à Machiavel qui donne aux Princes – fussent-ils des tyrans ou non – des conseils pour se maintenir au pouvoir et à leurs opposants les moyens de s’en débarrasser, de la conjuration des Pazzi (1478) au meurtre d’Alexandre de Médicis par son cousin Lorenzino (1537), c’est dans la Florence dominée par les Médicis que, pendant près d’un siècle, la question du tyrannicide connaît son âge d’or. Et c’est à Milan, seigneurie des Visconti puis des Sforza, ennemie de la république florentine au 15e siècle, que le tyrannicide s’exprime le plus violemment.

Des motivations diverses mais des modalités de passage à l’acte récurrentes et une répression impitoyable

Jugeant illégal, illégitime ou tyrannique le pouvoir des princes ou des seigneurs qu’ils attaquent, les auteurs des assassinats (ou des tentatives d’assassinats, qui ressortissent toutes des mécanismes du complot ou de la conjuration) brandissent le plus souvent l’étendard du bien commun bafoué, et se posent en défenseurs de la liberté ou de la justice menacée.

L’origine du gouvernement est à considérer en premier : découle-t-il d’un pouvoir pris par la force, le prince a-t-il usurpé son titre… ? Ludovic le More, qui dirige le Milanais à la place de son neveu Gian Galeazzo Sforza à partir de 1479, échappe de justesse au poignard des partisans de Bonne de Savoie en 1484. Mais l’exercice du gouvernement détermine aussi la violence des oppositions.

L’armée de Ludovic le More entrant à Côme
L’armée de Ludovic le More entrant à Côme |

Bibliothèque nationale de France

Certains dirigeants sont accusés de se placer au-dessus des lois ou de bafouer les libertés publiques et de servir des intérêts particuliers : ainsi d’Alexandre de Médicis, premier duc des Florentins et fossoyeur des institutions républicaines entre 1530 et 1537, date de son assassinat.

Galeazzo Maria Sforza, duc de Milan, recevant un livre des mains de son auteur
Galeazzo Maria Sforza, duc de Milan, recevant un livre des mains de son auteur |

Bibliothèque nationale de France

Le passage à l’acte peut aussi être justifié par un souci de maintien des privilèges de l’ancienne classe dirigeante locale : le meurtre de Galeazzo Maria Sforza en 1476 est fomenté par des membres éminents de la cour de Milan se sentant lésés par la domination économique et sociale des Sforza. De même la conjuration de 1478 qui mène à l’assassinat de Julien de Médicis est ourdie par les Pazzi et les Saviati, concurrents commerciaux et rivaux politiques de la famille dominant alors Florence. L’idéal républicain de maintien des libertés n’est donc pas l’unique motivation des tyrannicides.

Les points communs sont néanmoins légion. Les modalités du passage à l’acte, par exemple. Le « tyran » est presque toujours frappé dans une église (Saint-Étienne ou Saint-Ambroise à Milan, le Duomo à Florence), durant l’office religieux, au moment où sa protection, ou celle de sa famille, est la plus fragile. La répression, lorsque le complot échoue ou que la foule se range aux côtés du prince, est exemplaire et marquée au coin d’une grande violence, à la mesure de l’acte puni. Lampugnani, un des assassins du duc de Milan en 1476, est tué par la garde du duc, puis son cadavre traîné dans la ville, fouetté et battu, et finalement pendu tête en bas devant sa maison. Le lendemain le corps est décapité et sa main droite, celle qui avait porté le couteau, est amputée et brûlée.

Exécution des fils de Brutus
Exécution des fils de Brutus |

Bibliothèque nationale de France

Enfin les exemples convoqués par les tyrannicides – en particulier à Florence – rappellent l’histoire antique républicaine, qu’elle soit grecque ou romaine. Pierre-Paul Boscoli, qui fomente une conspiration contre Julien, Jules et Jean de Médicis en 1513, admire sans réserve Brutus ; Lorenzino de Médicis, le « Lorenzaccio » de Musset, écrit une Apologie, dans laquelle il se réclame de Timoléon, héros fratricide du 4e siècle avant J.-C., après le meurtre de son cousin Alexandre.

Au 16e siècle, la tyrannie nécessaire ?

Mais au cours du 16e siècle, avec la généralisation des gouvernements autocratiques dans la péninsule, le paradigme se modifie. Les princes gouvernent d’une main de fer et répriment ou endorment les oppositions. La pensée politique accompagne cette évolution en établissant l’image d’une tyrannie ordinaire et nécessaire. C’est la définition que Machiavel donne du Prince, et son contemporain Guichardin, autre historien de Florence, résume l’ambiguïté du phénomène en écrivant, à propos de Laurent le Magnifique : « il aurait été impossible d’avoir un meilleur tyran ».

Donatello, Judith et Holopherne
Donatello, Judith et Holopherne |

© Photo SCALA, Florence, Dist. GrandPalaisRmn / image Scala

La manière dont les pouvoirs politiques florentins ont successivement instrumentalisé les sculptures représentant des tyrannicides trahit ce basculement. Après la fuite de Pierre de Médicis, dit le Malchanceux, en 1494, les Florentins sortent du palais de la Seigneurie le groupe en bronze de Donatello représentant Judith et Holopherne, qui avait été commandée par Cosme l’Ancien et qui ornait la cour du palais Médicis. En 1495, l’œuvre est disposée sur la place publique et les inscriptions d’époque médicéenne qui ornent sa base sont effacées. À l’origine conçue pour attirer l’attention sur la vertu et l’équité de Cosme, Judith symbolise désormais la victoire du peuple sur la tyrannie des Médicis.

Persée par Benvenuto Cellini 
Persée par Benvenuto Cellini  |

Bibliothèque nationale de France

L’usage politique des représentations sculptées se poursuit une fois les Médicis devenus les maîtres incontestables – sinon incontestés – de Florence. En 1545, après les rudes répressions menées contre le parti anti-médicéen, Cosme Ier commande à Benvenuto Cellini un groupe en bronze représentant Persée tenant la tête de Méduse, Persée étant considéré comme le fondateur légendaire de la famille Médicis. L’œuvre est disposée en 1554 dans la Loggia dei Lanzi, face au palais de la Seigneurie, destinée à clamer la victoire des Médicis sur leurs adversaires politiques, tyrannicides et républicains, dont les codes sont ainsi détournés au profit de la nouvelle dynastie princière.