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Focus

Pierre et Jean vu par la critique

Lorsque Pierre et Jean paraît, les critiques louent chez Maupassant sa capacité à se renouveler sans cesse, s’émancipant des courants de l'époque. Un siècle plus tard, la profondeur psychologique des personnages qui fait la force du roman est toujours admirée.

Une critique de l’époque conquise

Anatole France

« M. Guy de Maupassant nous donne aujourd’hui, dans un même volume, trente pages d’esthétique et un roman nouveau. Je ne surprendrai personne en disant que le roman est d’une grande valeur. Quant à l’esthétique, elle est telle qu’on devait l’attendre d’un esprit pratique et résolu, enclin naturellement à trouver les choses de l’esprit plus simples qu’elles ne sont en réalité. On y découvre, avec de bonnes idées et les meilleurs instincts, une innocente tendance à prendre le relatif pour l’absolu. M. de Maupassant fait la théorie du roman comme les lions feraient celle du courage, s’ils savaient parler. Sa théorie, si je l’ai bien entendu, revient à ceci : Il y a toute sorte de manières de faire de bons romans ; mais il n’y a qu’une seule manière de les estimer. […]
Maintenant, M. Guy de Maupassant me permettra-t-il de dire, sans suivre les règles qu’il a posées, que son nouveau roman, Pierre et Jean, est fort remarquable et décèle un bien vigoureux talent ? Ce n’est pas un pur roman naturaliste. L’auteur le sait bien. Il a conscience de ce qu’il a fait. Cette fois – et ce n’est pas la première – il est parti d’une hypothèse. Il s’est dit : Si tel fait se produisait dans telle circonstance, qu’en adviendrait-il ? Or, le fait qui sert de point de départ au roman de Pierre et Jean est si singulier ou du moins si exceptionnel, que l’observation est à peu près impuissante à en montrer les suites. Il faut, pour les découvrir, recourir au raisonnement et procéder par déduction. C’est ce qu’a fait M. Guy de Maupassant, qui, comme le diable, est grand logicien. [...]
La vérité est que M. de Maupassant a traité ce sujet ingrat avec la sûreté d’un talent qui se possède pleinement. Force, souplesse, mesure, rien ne manque plus à ce conteur robuste et magistral. Il est vigoureux sans effort. Il est consommé dans son art. Je n’insiste pas. Mon affaire n’est point d’analyser les livres ; j’ai assez fait quand j’ai suggéré quelque haute curiosité au lecteur bienveillant ; mais je dois dire que M. de Maupassant mérite tous les éloges pour la manière dont il a dessiné la figure de la pauvre femme qui paye cruellement son bonheur si longtemps impuni. Il a marqué d’un trait rapide et sûr la grâce un peu vulgaire, mais non sans charme, de cette « âme tendre de caissière ». Il a exprimé avec une finesse sans ironie le contraste d’un grand sentiment dans une petite existence. Quant à la langue de M. de Maupassant, je me contenterai de dire que c’est du vrai français, ne sachant donner une plus belle louange. »

« La Vie littéraire. M. Guy de Maupassant, critique et romancier (Pierre et Jean) », Le Temps, 15 janvier 1888, p. 2 (sur Gallica).

Jules Lemaître

« Et tout de suite après il nous donne Pierre et Jean, un drame serré, une lutte courte et déchirante entre la mère coupable et accusée et le fils inquisiteur et juge. Et je n'ai guère lu de pages plus émouvantes que celles où la mère se confesse à l'autre fils, le fils de l'amant. »

« Guy de Maupassant », La Revue bleue, 29 juin 1889, p. 802-803.

Un succès durable

Paul Bourget

« Le critique chez lui était égal à l'artiste, comme chez tous les producteurs de cette sûreté de facture. Il y aura, quand on réunira ses œuvres complètes, un beau volume d'essais à composer, – et qui démontrera ce que j'avance, – avec son étude sur Flaubert, mise en tête des lettres de ce dernier à George Sand, avec la curieuse et profonde préface de Pierre et Jean […]. Les critiques qui ont parlé de Maupassant avec le plus d'éloge ont-ils reconnu chez lui cet effort ininterrompu pour varier sans cesse son « faire » ? Il faut remonter jusqu'à Balzac pour retrouver un pareil souci de construire chaque livre sur un type particulier et avec des procédés inemployés, ou employés autrement. Tantôt, comme dans Une Vie, c'est une suite de petits tableaux presque détachés, dont la succession se déroule sans qu'aucune intrigue centrale ne les relie, afin de mieux rendre, suivant le titre et l'épigraphe, « l’humble vérité » d'une existence usée à une monotone attente. D'autres fois, c'est, comme dans Pierre et Jean, un drame serré, distribué en courtes scènes et suivi avec la rigueur d'une tragédie. L'écrivain a coupé son œuvre en trois actes aussi dessinés et aussi nets que ceux d'une pièce classique. D'autres fois, il procède, comme dans Bel Ami, à la manière de Le Sage. C'est un récit qui va, qui court. C'est une suite, non plus de tableaux, mais d'épisodes, et comme un rajeunissement du roman d'aventures, remis au point du monde parisien. D'autres fois, comme dans Fort comme la mort et comme dans Notre cœur, c'est le roman d'analyse, mais repris, refondu par une main plus puissante, exécuté avec une originalité incomparable par un psychologue qui sait rester un visionnaire. Dans chacun de ces livres le type technique a été remanié, et comme repétri à nouveau. Ici l'exposition se fait par un dialogue. Ailleurs le romancier l'a donnée lui-même et en son nom propre. Ailleurs il s'est jeté du coup en pleine action. »

Études et portraits. Sociologie de la littérature, Paris, Librairie Plon-Nourrit et Cie, 1906, t. III, p. 209-319.

André Vial

« Le romancier d’analyse, le romancier psychologique naissait donc, dans Pierre et Jean, du romancier observateur et du romancier de mœurs. Aussi la qualité du romancier psychologue comporte-t-elle, en Maupassant, une spécification qui oppose vigoureusement cet auteur à Bourget et à Edmond de Goncourt vieillissant par exemple.
Maupassant conçoit et pratique l’analyse psychologique de telle façon qu’elle soit non point une satisfaction gratuite pour l’intelligence ou la subtilité chercheuse du lecteur, mais un moyen pour le progrès même de l’œuvre, l’élément moteur de l’action. Dès l’instant où Pierre cesserait de tendre mille prétextes entre son regard et ses vérités intimes, dès l’instant où, selon une démarche inverse mais complémentaire et nécessaire, il cesserait de s’interroger et de se répondre sincèrement, dès l’instant où les passions cesseraient de solliciter, par leur violence même, son clair jugement, et, en retour, de s’exaspérer dans ce jeu qui fait bon marché de leurs mensonges, le roman s’arrêterait, car les événements qui composent la substance du récit ne sont rien que les moments successifs et les effets immédiats de cette partie de cache-cache avec soi-même. Et, de fait, le roman s’arrête au moment où Pierre, en dépit de tant d’efforts pour le travestir, n’a plus rien à apprendre de sa « seconde âme », et où cette âme instinctive goûte enfin un inavouable assouvissement.
Il en résulte, second trait de l’originalité de Maupassant, que l’analyste n’est point l’auteur mais le personnage lui-même. Il demeure de bout en bout son propre témoin, et seul le résultat de son observation est confié au lecteur, comme une sorte de prélèvement opéré au plus vif de sa conscience. »

Maupassant et l’art du roman, Paris, Nizet, 1954, p. 404-405.

Jean-Louis Cabanès

« [Le discours ressassant], par définition, rabâche. La parole obsessionnelle s’apparente au dépli d’un paradigme : elle décline les mêmes phrases, les mêmes syntagmes. Par là même, à la construction en chapitres, au découpage traditionnel en scènes successives, le romancier oppose souvent la continuité d’un courant d’obsessions. Il confronte ce qui est de l’ordre du temps intérieur au temps chronologique mesuré notamment dans Pierre et Jean par la récurrence des scènes de repas ou par celle des promenades nocturnes. […] Ce pathétique du ressassement est rendu sensible par les effets mimétiques du style indirect libre. Jamais, comme dans Pierre et Jean, on n’avait suggéré avec autant de souplesse les mouvements de l’être intérieur. »

« Ressassement et progression narrative dans Pierre et Jean », Maupassant et l’écriture, actes du colloque de Fécamp, dir. Louis Forestier, Paris, Nathan, Écriture, 1993, p. 189.